SÉGRÉGATION

Efficacité relative face à l'objectif de mixité sociale et scolaire

 

       Si l’article L.111-1 du Code de l’Éducation dispose que le service public de l’éducation «veille à la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement», les rapporteurs de Terra Nova dans "L'Ecole sous l'algorithme" soulignent une incohérence[1] : les parlementaires, qui ne maîtrisent pas les algorithmes, ne peuvent s’assurer du fait qu’ils favorisent la mixité sociale. Qu'en est-il finalement ?

L'école française ségréguée : une réalité ?

          Même si différents stratagèmes ont été mis en place afin d’établir une mixité sociale et scolaire, le système scolaire français souffre aujourd’hui d’un manque de mixité. S’il est vrai que l’école s’est fortement démocratisée, elle est également fortement ségréguée socialement et scolairement. C'est un constat au sein même de l'Éducation nationale. Dans un rapport d'information de l'Assemblée Nationale, MM. Yves Durand et Rudy Salles font un état des lieux de la mixité sociale à l'école en France et mettent en exergue la carence de mixité sociale dans les établissements et la haute ségrégation qui y demeure. Du point de vue de la mixité sociale, le système solaire est classé, selon l’OCDE, 30ème sur 65. L’accès à l’enseignement supérieur ainsi que le choix de la filière sont fortement liés à l’origine sociale. C’est ce que soulignent Georges Felouzis et Vincent Faillet, tous deux invités de l’émission “L’école est-elle vraiment de plus en plus inégalitaire ?[2]. Les différents établissements du territoire national accueillent plus d’élèves mais les inégalités s’accroissent. Aussi, si la mixité est mentionnée par le Code de l’Education et que l’algorithme de répartition des élèves Affelnet prend en compte un certain nombre de critères pour empêcher la ségrégation et l’Entre-Soi de se perpétuer, ils notent une efficacité toute relative quant à la satisfaction de cet objectif de mixité. Grenet, Fack et Benhenda, dans leur rapport L’impact des procédures de sectorisation et d’affectation sur la mixité sociale et scolaire dans les lycées d’Île-de-France, montrent que les voeux d'affectation des élèves diffèrent selon le milieu social et le niveau scolaire des élèves. À Paris, les lycées demandés en premier voeu par les 25% des élèves qui obtiennent les meilleurs résultats au brevet ont une moyenne au baccalauréat de 1,6 points supérieure aux lycées demandés par les 25 % des élèves obtenant les moins bons résultats au brevet. Ainsi outre la ségrégation sociale, l'école est ségréguée scolairement.

         La part des élèves de Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) défavorisées par collège à Paris montre un réel clivage entre le Nord-Est d’une part, et le Nord-Ouest et le centre de Paris d’autre part, où il y a une concentration d’élèves ayant des parents de PCS défavorisées. Dire qu’il existe une mixité sociale dans les collèges parisiens serait donc paradoxal après l’étude de cette carte.

        Alors que dans l'ensemble de l'OCDE les inégalités scolaires tendent à se réduire fortement, en France, entre 2000 et 2012 on constate un fort accroissement, comme l'indique le tableau ci-contre. 

Les parents : pas tous unanimes quant aux bienfaits de la mixité

        Promise dans le Code de l'Éducation, la mixité sociale reste un objectif à atteindre. Julien Grenet et Gabrielle Fack soulignent dans un rapport [3] que, socialement et sociétalement, la ghettoïsation des différents milieux sociaux, qui ne se côtoient pas, n’est pas acceptable. Ainsi pour eux, le réel problème n’est pas tant d’obtenir la mixité -elle peut toujours être imposée- mais plutôt de la rendre désirable afin d’éviter la mise en place de stratégies d’évitement par les parents. Ils préconisent de sensibiliser les différents acteurs concernés -les parents d’élèves notamment-, et leur montrer que la mixité possède des effets bénéfiques, comme la tolérance ou bien l’équité dans les dossiers scolaires, lorsqu’elle est correctement accompagnée. 

          En effet, si les parents d’élèves ne sont pas convaincus des bienfaits de la cohabitation des différences, ils mettront tout en place pour l’empêcher. L’évitement scolaire est en effet pratiqué par ceux qui fuient la mixité afin de maintenir l’Entre-Soi, notamment au travers du choix de résidence : la ségrégation urbaine crée “naturellement” des secteurs scolaires peu mixes. Les invités de l’émission de France Culture, mentionnés précédemment, signalent également que les parents d’élèves procèdent à des stratégies d’évitement suite aux différentes informations délivrées par les médias. De nombreux parents intègrent cette idée et mettent tout en oeuvre pour éviter l’établissement prévu pour leur enfant sans même vérifier réellement son niveau. Ces informations favorisent un caractère auto-réalisateur qui renforce les inégalités car seuls ceux venant de milieux favorisés peuvent user de ces stratégies, laissant peu de chances aux autres de connaître la mixité dans toutes ses formes.

Les algorithmes : un frein à la mixité ?

        Dans leur rapport, ils insistent sur le rôle déterminant que peuvent jouer les logiciels d'affectation quant à la mixité sociale et scolaire. S'ils saluent l'introduction du "bonus boursier" introduit par l'Académie de Paris qui a permis de favoriser la mixité sociale, ils pointent du doigt le fait que ce même bonus freine la mixité scolaire puisqu'il tend à enlever aux lycées les plus défavorisés leurs meilleurs élèves. Or, selon eux il est possible de mieux paramétrer l’application Affelnet en faveur d’une plus grande mixité scolaire. Toujours d'après eux, l'introduction d'une plus grande mixité peut être faite grâce aux bonus qui ont déjà prouvé leur efficacité comme par exemple les "bonus académiques" utilisés dans l'Académie de Lille. 

Il existe “un espace pour actionner cet outil de manière précise, mesurée et pragmatique ; non pas tant au service d’une mixité sociale parfois hors d’atteinte et d’ailleurs tributaire de bien d’autres déterminants que l’école, qu’au service d’une mixité scolaire plus directement corrélée avec l’amélioration des performances du système”.

Rudy Salles, Yves Durand 

« Il n’y a là aucune volonté “d’écrémage” , ni de la part du chef d’établissement ni de celle du rectorat d’académie, mais tout simplement un biais de sélection inhérent à la procédure d’affectation des élèves».

Rudy Salles, Yves Durand

Les rapporteurs, suite à ce constat d'un manque de mixité scolaire, ont d'ailleurs fait une proposition afin de faire d'Affelnet un outil de promotion de la mixité scolaire. 

Source : DURAND, Yves, SALLES, Rudy, Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques [2015] , Rapport d’information sur l’évaluation des politiques publiques en faveur de la mixité sociale dans l’éducation nationale, 155 pages. Disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3292.asp [Consulté le 16 mars 2017 ]
FACK, Gabrielle, GRENET, Julien, BENHENDA, Asma, Institut des Politiques Publiques [2014] ,L’impact des procédures de sectorisation et d’affectation sur la mixité sociale et scolaire dans les lycées d’Île-de-France, 196 pages. Disponible sur http://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2014/07/impact-sectorisation-affectation-mixite-lycees-idf-rapport-IPP-juin-2014.pdf [Consulté le 2 avril 2017 ]

        Dans leur rapport, Grenet, Fack et Benhenda ont cherché à connaître l'impact d'Affelnet sur la segmentation sociale d'une part, et sur la segmentation scolaire d'autre part. La figure ci-contre montre dans quelle mesure Affelnet participe à la ségrégation sociale à Paris. Si l'introduction de ce bonus a presque pour effet d'annuler l'impact de la prise en compte des notes dans le barème parisien, il faut toutefois noter que toutes les académies n'introduisent pas un tel bonus et que donc l'impact de l'algorithme sur la ségrégation sociale peut être plus important. D'après les calculs du groupe de chercheurs : "la suppression de ce bonus ferait passer l’indice de segmentation sociale de 0,046 à 0,055, soit un accroissement de 20 %".

         De surcroît, un tel bonus ne permet pas de réduire de la même manière la ségrégation scolaire. Ce bonus ne contribue à diminuer la segmentation scolaire des lycées généraux et technologiques parisiens que de 9 %, alors qu’il réduit la segmentation sociale de près de 20 %. D'après les expérimentations de Grenet, Fack et Benhenda, si les paramètres et critères d'affectation expliquent près de 31% de la segmentation scolaire des lycées généraux et technologiques parisiens, le barème d'Affelnet à Créteil et Versailles n'explique respectivement que 3 et 11% de la segmentation scolaire. Les critères de paramétrage étant propres à chaque académie, des différences peuvent être observées entre elles. Quoiqu'il en soit, preuves et graphiques à l'appui, les algorithmes de répartition, s'ils ne réduisent pas la ségrégation scolaire, contribuent même parfois à l'accentuer

 

 

À l'inverse, une objectif de mixité parfois poussé à l'extrême ?

       Les algorithmes d’affection des élèves comportent des dysfonctionnements qui, au lieu de favoriser la mixité, enracinent la ségrégation sociale. Le cas le plus connu reste celui du « Bug du lycée Turgot » qui atteste de l’(in)efficacité relative des algorithmes. Celui-ci avait d'ailleurs fait les gros titres des journaux de la presse généraliste tant il avait été source de contestation. Ainsi, si les parents d’élèves peuvent parfois empêcher l’établissement de la mixité, les algorithmes sont également faillibles. On note en effet sur la carte ci-dessous que la part de boursiers affectés au lycée Turgot est de 80%. Ce qui a entrainé une vive critique du système de l’algorithme par le proviseur dans la presse. [6]

       Au contraire, Luc Pham [7] assure qu'il ne s'agit pas d'un "bug" en tant que tel, que c'est le jeu des priorités qui a fonctionné. Il va même jusqu'à dire qu'il est préférable concentrer un grand nombre élèves boursiers dans un bon établissement, si cela permet de réduire leur nombre dans les plus défavorisés.

"83% d'élèves boursiers, c'est une aberration" 

Communauté éducative du lycée Turgot [8]

Cet avis n'est pas partagé par la communauté éducative du lycée affecté par le bug. Elle tient à faire part de "[son] indignation et de [son] inquiétude" face aux dérives de l'algorithme. La mixité sociale tend recherchée n'est pas obtenue. Les enseignants déplorent l'absence de mixité sociale et scolaire, pourtant fondamentale pour le réussite scolaire de tous.

Finalement, cette carte montre également - et à nouveau -  que la part des boursiers affectés dans le quartier Nord-Est reste majoritaire alors que le secteur Ouest n’accueille que 12,2% de boursiers, soit la plus petite part. La ségrégation sociale et scolaire  reste donc principalement due à la frontière géographique, car s’il n’existe pas de frontières physiques, ce qui prime dans le collectif imaginaire sont des frontières sociales symboliques qui entretiennent un culte de l’Entre-Soi et de ce fait, enracinent les inégalités sociales et donc scolaires.[9]

 

Même son de cloche chez le proviseur, il affirme que :

« On a créé au Lycée Turgot un ghetto social, ethnique et culturel »

Christrophe Barrand

La technologie des algorithmes est donc encore aujourd’hui à améliorer afin qu'ils soient plus efficaces et permettent une meilleure mixité scolaire et sociale, c'est tout du moins ce que soutiennent MM. Durand et Salles. 

 

[1] TERRA NOVA [2016], L’école sous algorithmes, 15 pages. Disponible sur http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/142/original/10032016__L%27_cole_sous_algorithmes.pdf?1457608969   [Consulté le 13/04/2016 ]

[2] TOURRET, L. (journaliste) et FAILLET, V., FELOUZIS, G., MAURIN, L., MONS, N. (intervenants). (19/02/2017). L’école est-elle vraiment de plus en plus inégalitaire ? [Hebdomadaire sur l’éducation]. In Rue des Écoles. France Culture. [58 minutes]. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/lecole-est-elle-vraiment-de-plus-en-plus-inegalitaire. [Consulté le 10/03/2017]

[3] FACK, G., GRENET, J., « 11. Peut-on accroître la mixité sociale à l’école ? » Regards croisés sur l’économie, no 12 (20 février 2013): 165-83

[4] FACK, G., GRENET, J., « Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet ». Éducation et formation, n°91 (septembre 2016) : 77-101

[5] ROUX, C., (journaliste), 11-05-2015,  Najat Vallaud-Belkacem, seule contre tous , C dans l’air,  64 min, Disponible sur https://www.france.tv/france-5/c-dans-l-air/64333-najat-en-premiere-ligne.html , [Consulté le 20/05/2017]

[6] Inchauspé, I. (2016, septembre 5) Christrophe Barrand : "On a crée au Lycée Turgot un ghetto social, ethnique et culturel", L'Opinion. Disponible sur : http://www.lopinion.fr/edition/politique/christophe-barrand-on-a-cree-lycee-turgot-ghetto-social-ethnique-109318 [consulté le 14/05/2017]

[7] Luc Pham, Directeur académique adjoint du second degré de l'Académie de Paris. Entretien réalisé le 20 avril 2017 à Paris.

[8] Communauté éducative du lycée Turgot, (2015, juillet 5), "Regrouper dans un même lycée plus de 80% de jeunes boursier est inique". Libération. Disponible sur :  http://www.liberation.fr/france/2016/07/05/regrouper-dans-un-meme-lycee-plus-de-80-de-jeunes-boursiers-est-inique_1464099 [consulté le 12/05/2017]

[9] GRENET Julien, Chargé de recherche au CNRS, Professeur associé à l’École d’Économie de Paris, Directeur de l’Institut des Politiques Publiques. Entretien réalisé le 6 avril 2017 à Paris.