La science est-elle prête ?

La science est-elle prête ?

Une remise en cause publique de la viabilité scientifique du projet de Canavero

 

En mai 2017, Marike Broekman, neurochirurgienne de l’Université d’Utrecht au Pays-Bas et à l’Ecole de Médecine de Harvard aux États-Unis et présidente de l’Ethico-legal Committee of the European Association of Neurosurgical societies (EANS), déclare être très inquiète et sceptique quant à cette transplantation encore hautement expérimentale. Elle affirme que la science n’est prête ni techniquement ni psychologiquement ainsi que sur les plans psychologiques, éthiques, et sociaux. 1

Dans une interview donnée au Point en 2017, Hervé Chneiweiss, neurochirurgien et directeur du comité d’éthique de l’inserm, déclare à propos de Canavero :

« Il abuse de la crédulité d’un grand nombre de gens paralysés. Il n’y a aucune crédibilité scientifique à ce projet et cela va à l’encontre de tous les principes d’éthique. »2.

Puis dans un entretien qu’il nous accordé dans le cadre de notre travail, il nous a de nouveau confirmé que Canavero ne représentait pour lui en aucun cas un réel espoir de réaliser une greffe de tête humaine : ”il ne fait que créer de faux espoirs car l’opération est aujourd’hui impossible”. Hervé Chneiweiss fait partie d’une large partie de la communauté scientifique qui aujourd’hui ne croit pas au projet du docteur Canavero. Arthur Caplan, Professeur de Bioéthique à l’Université de Médecine de New York (NYULMC), confie lui au journal l’Independent :  “I think he’s a charlatan, a quack and a self-promoter3.

 

Le projet de Canavero éveille donc un scepticisme de la part d’une grande partie de la communauté scientifique, qui comme Caplan et Chneiweiss questionne la faisabilité technique d’une telle opération.

 

D’après Jean-Michel Dubernard, chirurgien français qui a réalisé les premières greffes de visage et de mains en France, que nous avons interviewé lors de nos recherches : ”ce traitement médiatique est habituel dans le cadre de telles opérations“. En son temps il a subi le même traitement de la part des médias et de ses confrères, comme en témoigne un article du New York Times datant de la première greffe partielle de visage, où il est accusé d’avoir précipité une opération techniquement dangereuse et éthiquement questionnable4.

Ainsi pour Dubernard, face aux opérations considérées comme pionnières dans l’histoire de la médecine, les chirurgiens qui sont les premiers à tenter l’opération sont souvent considérés comme des savants fous bafouant les principes éthiques basiques de la médecine.

 

De multiples difficultés déjà surmontées 

 

A la suite de la publication de l’article de Canavero annonçant du projet de greffe en 2013, dans un article5 publié en Marike Broekman s’est livrée à une revue de littérature historique sur les différentes difficultés techniques qui ont jalonné l’histoire de la greffe de tête. Elle souligne aussi dans cet article les avancées et progrès qu’ont pu réaliser Canavero et Ren à travers leur Projet HEAVEN. Il est intéressant de voir les différentes stratègies des opposants au projet de Canavero, et les différents publics visés . Certains médecins comme Chneiweiss utilisent les médias classiques pour souligner la folie du projet sans nécessairement apporter dans l’immédiat des éléments techniques, tandis que certains médecins comme Broekman souligne à travers des publications dans des revues scientifiques les difficultés auxquelles va devoir faire face Canavero.  Et il est intéressant de souligner qu’aujourd’hui un bon nombre des difficultés techniques décrites par Broekman ont été surpassée. Broekman montre ainsi que malgré de nombreux progrès, il reste encore une difficulté majeure qui sera décrite plus tard dans cette artcile.

 

La première difficulté mise en avant par Broekman est le fait de pouvoir maintenir en vie la tête du receveur pendant la durée de l’opération. Elle se réfère aux travaux de Alexis Carrel  (qui en 1912 reçoit un prix Nobel de médecine pour ses travaux autour des greffes), Vladimir Demikhov (chirurgien russe qui a réalisé les premières greffes de têtes sur des canidés en 1954) et Robert White (Chirurgien américain qui a réalisé les premières expérimentations de greffes de tête sur des singes en 1970), pour montrer que la technique permettant de préserver la tête lors de l’opération est aujourd’hui maîtrisée, car tous trois ont eu besoin de surmonter ce premier obstacle pour réussir à obtenir des greffes avec un organe transplanté sur le receveur qui ait survécu et qui soit fonctionnel (au moins pendant quelques heures, voire quelques jours).

En 2017, peu de temps après la parution de l’article de Broekman, Ren apporte sa pierre à l’édifice et élabore un nouveau protocole permettant la préservation de la tête du donneur lors de la greffe. Protocole qu’il nomme : ”A cross-circulated bicephalic model of head transplantation“6 . Dans cet article il montre que lors de l’opération réalisée sur une souris, le cerveau du donneur sous perfusion garde une activité acceptable (il surveille l’activité électrique du cerveau grâce à des capteurs) et cela malgré une forte hypothermie nécessaire à la préservation du cerveau (le cerveau est maintenu aux alentours de 31° C), et qu’en post opératoire l’activité du cerveau de la tête greffée revient à la normale.

Dans sa revue historique, Broekman souligne que lors des expériences de White et Demikhov l’espérance de vie des animaux greffés ne dépassait pas quelques jours. Dans le cas des expériences de White, écrit-elle, les doses élevées d’immunosuppresseurs nécessaires à la prévention du rejet contribuaient en fait à la mort des singes neuf jours après la transplantation5. La survie des animaux était donc non seulement compromise par une opération dangereuse, mais surtout par l’immunosupression qui s’en suivait. C’est d’ailleurs ce que souligne aussi Ren :

“These experiments helped test neural preservation techniques, above all hypothermia, in the absence of blood flow to the brain. Their goal was not long-term survival of such preparations: at the time, there was no effective anti-immune rejection protocol.“6.

Pour Ren et Canavero, de leur propre point de vue et de celui de Broekman, les expériences de White ont constitué un apport, même sans solutionner le problème du rejet.

Mais le rejet des greffes semblent être un problème maîtrisé et les traitements sont aujourd’hui très efficaces, comme nous l’a confirmé Jean Michel Dubernard dans un entretien : “le taux de rejet lors de greffes de visage ou de main ne dépasse pas les 10% aujourd’hui, et les traitement anti-rejet lors d’un greffe de tête devrait être similaire au traitement appliqué lors des autres greffes, il ne pose donc aucun souci“. Broekman juge aussi quant à elle que le problème des traitements antirejet et leur toxicité ne constituent plus un obstacle à l’opération, et que sur ce point seul enjeu restant est : “Optimizing safety and efficacy of newer immunosuppressive agents“.

 

Reconnecter la moelle épinière : l’opération impossible ?

Broekman insiste, les deux points précédemment examinés ne sont pas ceux qui suscitent le scepticisme à l’égard du projet de Ren et Canavero. Du point de vue de Dubernard :

“la seule difficulté restante et à laquelle ne répond pas entièrement Canavero est la façon de sectionner les nerfs de la moelle épinière, puis la fusion de cette moelle épinière entre le donneur et le receveur“.

C’est d’ailleurs cette même difficulté que met en avant Hervé Chneiweiss : “les nerfs ont un système de protection et d’autodestruction qui fait qu’en cas de lésion, il est impossible de les réparer ou de les reconnecter“, il nous a aussi déclaré : “pour son opération il devrait trancher au micron près des milliers de terminaisons nerveuses très rapidement et les reconnecter ensuite avec la moelle du donneur, c’est aujourd’hui impossible“. C’est donc ce point technique qui déclenche le plus de doutes et de critiques. Broekman écrit à propos des expérimentations de greffes de têtes sur des singes menées par Robert White :

“Moreover, White acknowledged that the cervical spine transection was another limitation of his methods, as it necessitated the implementation of continuous respiratory support for the animal“.

En effet sans reconnexion des nerfs de la moelle épinière, la respiration ne peut être contrôlée par le cerveau de la tête transplantée. De plus les expériences de White ont montré qu’aucun des animaux n’a pu recouvrer ses capacités motrices, les lésions constatées chez ces animaux étaient donc du même type que celles qui génèrent une tétraplégie, à savoir une moelle épinière sectionnée.

La principale difficulté réside donc dans la reconnexion de la moelle épinière, qui aujourd’hui semble une opération impossible. C’est la raison pour laquelle Chneiweiss et Caplan questionnent l’opération de Canavero : à quoi bon réaliser une telle greffe si les patients ne peuvent ensuite recouvrer toutes leurs capacités et restent paralysés à vie, sous assistance médicale constante.

 

 Des Recherches menées  sur de nouvelles techniques de section et de reconnexion de la moelle épinère

 

Canavero et Ren savaient bien sûr qu’ils seraient très attendus sur ce point. C’est pourquoi dans le premier article publié par Canavero en 2013 (avant même sa rencontre avec Ren), il consacre une grande partie à la description du sous-projet GEMINI qui se concentre sur la problématique de la moelle épinière. Il écrit :

“During the GEMINI procedure, the surgeons will cut the cooled spinal cords with an ultra-sharp blade: This is of course totally different from what happens in clinical spinal cord injury, where gross damage and scarring hinder regeneration. It is this “clean cut” the key to spinal cord fusion, in that it allows proximally severed axons to be “fused” with their distal counterparts. This fusion exploits so-called fusogens/sealants.“7.

Pour Canavero, le protocole Gemini s’appuie donc sur le développement de nouvelles – une nouvelle lame d’une précision extrême mais surtout sur la découverte de nouveaux polymères appelés les fusogènes et nommés PEG (polyethylene glycol), censés permettre la reconnexion des nerfs de la moelle épinière.

 

Dans un article publié trois ans plus tard, Ren et Canavero écrivent : “Two patients are on record in whom a previously transected spinal cord has been bridged successfully using new technologies that promote neural regrowth, leading to functional neuromuscular recovery distal to the site of traumatic spinal cordtransection.“8. A l’appui des résultats positifs de ces premiers essais d’utilisation de la technique dans la réparation de lésions médullaires traumatiques, ils entendent montrer que par le développement des fusiogènes, leur projet de greffe présente un vrai espoir de réussite. Cette réussite passe par la découverte de ce qu’ils appellent : “Cortico-truncoreticulo-propriospinal pathway“, qui est un circuit nerveux secondaire capable de prendre le relais du circuit principal en cas de lésions de celui-ci (la reconnexion se fait à l’aide de “propriospinal neurons (PNs)“).

 

Toutefois Broekman souligne que :“ this regenerative response of PNs comes from studies in numerous animal models, including cats, rats, and mice, which have different spinal cord circuitry and regenerative capacities than humans“5. Canavero et Ren ont d’ailleurs eux-mêmes menés de nombreuses expérimentations sur des animaux afin d’étudier l’efficacité de leurs nouvelles méthodes et la viabilité des fusogènes. Les résultats de leurs expériences sur des chiens ont d’ailleurs été présentés dans un article publié le 7 décembre 2017 : après avoir tranché de manière fine et contrôlée la moelle épinière de 12 chiens, 7 ont reçu un traitement à base de fusogène, tandis que 5 autres chiens n’ont aucun reçu aucun traitement spécifique ; les 7 chiens ayant bénéficié des fusogènes ont retrouvé une partie de leurs capacités motrices et leurs nerfs ont été partiellement ressoudés après seulement 2 mois, tandis que les chiens non traités n’ont vu aucune amélioration de leur état9 . Or, souligne Broekman, le système nerveux varie grandement en fonction des espèces, et ces expériences ne répondent pas réellement au problème, comme tient à le rappeler Hervé Chneiweiss : « aucune expérience concluante n’a été réalisé sur des humains ou des singes. “

 

 

Un scepticisme en recul: le projet Gemini fait avancer la médecine

 

Malgré les avancées du projet GEMINI dans ce domaine, sans démonstration claire de la viabilité du protocole, les réactions des acteurs du domaine médical resteront très sceptiques.

La première greffe de tête réalisé par Ren et Canavero sur des cadavres en novembre 2017 et les résultats publiés10 ne répondent pas aux problèmes concernant la section puis la reconnexion de la moelle épinière.

Toutefois une partie grandissante de la communauté scientifique a cessé de considérer Canavero comme un escroc ou un imposteur.

Pour Dubernard, Canavero a posé les bases de cette incroyable opération et fait avancer la médecine à travers ses recherches. Pour Broekman, malgré les difficultés techniques et éthiques restantes, les travaux de Canavero ont apporté un certain nombre de réponses.

Enfin, pour James Ausman (neurochirurgien américain et professeur à l’université de Californie) qui a écrit un commentaire du protocole de Canavero et Ren :

“ the authors and their multinational team of basic and clinical scientists have done a superb job of establishing the foundation for this operation to proceed.“ 11.

 

 

 

  1. Colonna-Desprats, Z. Greffe de tête : de l’héritage philosophique aux problématiques bioéthiques. DIACRITIK (2017). Available at: https://diacritik.com/2017/12/14/greffe-de-tete-de-lheritage-philosophique-aux-problematiques-bioethiques/. (Accessed: 11th June 2018)
  2. Jeanblanc, A. La première greffe totale de tête pour bientôt ? Le Point (2017). Available at: http://www.lepoint.fr/editos-du-point/anne-jeanblanc/la-premiere-greffe-totale-de-tete-pour-bientot-23-11-2017-2174616_57.php. (Accessed: 15th June 2018)
  3. If you wanted to know how the first human head transplant might work. The Independent (2016). Available at: http://www.independent.co.uk/news/science/science-or-science-fiction-how-an-italian-doctor-hopes-to-perform-first-human-head-transplant-a7007676.html. (Accessed: 15th June 2018)
  4. Altman, L. K. A Pioneering Transplant, and Now an Ethical Storm. The New York Times (2005).
  5. Lamba, N., Holsgrove, D. & L. Broekman, M. The history of head transplantation: a review. Acta Neurochirurgica 158, 2239–2247 (2016).
  6. Li, P.-W. et al. A cross-circulated bicephalic model of head transplantation. CNS Neurosci Ther 23, 535–541 (2017).
  7. Canavero, S. HEAVEN: The head anastomosis venture Project outline for the first human head transplantation with spinal linkage (GEMINI). Surg Neurol Int 4, S335–S342 (2013).
  8. Canavero, S., Ren, X., Kim, C.-Y. & Rosati, E. Neurologic foundations of spinal cord fusion (GEMINI). Surgery 160, 11–19 (2016).
  9. Liu, Z. et al. Restoration of motor function after operative reconstruction of the acutely transected spinal cord in the canine model. Surgery 163, 976–983 (2018).
  10. First cephalosomatic anastomosis in a human model. Surgical Neurology International Available at: http://surgicalneurologyint.com/surgicalint-articles/first-cephalosomatic-anastomosis-in-a-human-model/. (Accessed: 10th June 2018)
  11. Ausman, J. I. Is it time to perform the first human head transplant? Comment on the CSA (cephalosomatic anastomosis) paper by Ren, Canavero, and colleagues. Surg Neurol Int 9, (2018).