Une opération spectaculaire et mise en scène
La médiatisation autour de la transplantation de tête est à la fois massive et très animée. Les médias et, par leur voie, des scientifiques et des experts (psychologues, juristes, éthiciens…) répondent aux différents effets d’annonce orchestrés par le chirurgien italien Sergio Canavero autour de son projet de « greffe de tête » et le mettent lui et son projet au cœur de l’emballement médiatique.
Canavero, un savant fou ? Le chirurgien semble jouer de son image.
La presse ne se fait pas prier pour emboiter le pas à la narration spectaculaire de Canavero. Son histoire est relatée en autant d’épisodes aventureux : dès 1982, Canavero envisage de réaliser une expérience unique : celle de greffer une tête humaine sur un corps d’une autre personne. Après avoir travaillé pendant 22 ans comme neurochirurgien à l’hôpital de Turin, il se sépare en 2015 de l’institution qui est opposée à son projet et s’y consacre pleinement. Il travaille désormais en collaboration avec le docteur chinois Xiaoping Ren (Harbin Medical University), qui a fait partie de l’équipe qui a réalisé la première greffe de main aux Etats-Unis en 1999. Ces deux acteurs sont au cœur de la controverse nourrie par leur projet.fren
Les medias rapportent, s’ils ne les sollicitent pas, les critiques adressées au chirurgien de 52 ans et au projet qu’il conduit avec Ren. Les gros titres de la presse le présentent comme un savant fou, « le neurochirurgien italien Sergio Canavero, surnommé Docteur Frankenstein » par la presse italienne, notamment.1 Le personnage intrigue les médias et bon nombre de portraits sont dressés, mettant en avant l’ambiguïté du personnage. Le National Post indique même ses habitudes de vie quelque peu inhabituelles, faisant preuve de curiosité pour des choses qui semblent a priori ordinaires – comme il est habituel d’en lire à propos de vedettes du show business – et sans rapport avec un projet scientifique et médical :
» He hasn’t watched television since 1993. He doesn’t own a car. He’s felt a deep affinity with Spider Man’s nerdy Peter Parker. He has authored a book on the techniques of female seduction, adheres to a strict Mediterranean diet (“no bovine meat”), meditates and refrains from drink. » 2
On peut supposer que Canavero s’amuse à émoustiller les médias, puisqu’il diffuse lui-même ces informations personnelles.
Mais ce sont surtout ses projets de chirurgie qui font parler de lui. Largement critiqué notamment au sein de la communauté scientifique, beaucoup ne le prennent pas au sérieux et n’envisagent pas une seule seconde qu’il soit possible de réaliser une transplantation de tête. En avril 2015, Canavero est enrôlé malgré lui dans un jeu vidéo (la bande-annonce du cinquième opus de la série Metal Gear Solid) qui met en scène un savant fou lui ressemblant étrangement. Très loin de la réalité, le jeu vidéo ne prend pas du tout au sérieux le chirurgien et souligne l’extravagance de ses idées. Celui-ci porte plainte, ce qui lui donne plus de visibilité et relance les interrogations planant autour de son projet.
Intrigues et rebondissements : des annonces à répétition
Depuis 6 ans, le chirurgien entretient le suspense et la curiosité de son audimat en évoquant la réalisation prochaine de cette greffe. Fin 2013, il fait une première annonce par la voie d’un article publié dans une revue de neurochirurgie4 et affirme qu’il serait le premier à greffer une tête humaine sur un corps humain. Cette annonce est la première à susciter l’intérêt médiatique. Nommé HEAVEN (HEad Anastomosis VEnture), l’intervention était initialement prévue pour 2016.
Canavero résume également dans une autre publication scientifique les expériences sur des singes déjà réalisées par le docteur Robert White à la fin du 20ème siècle, comme s’il voulait justifier le bien fondé de son propre projet : « HEAVEN appears to have grown into a feasible enterprise early in the 21st century, as anticipated by White. »4
En 2015, lors d’une conférence, il repousse finalement l’expérience à 2017, tout en profitant de l’occasion pour lancer un grand appel aux dons. Les journalistes s’en amusent, comme l’Express, qui relate que « Ce jour-là, il avait survolé les problèmes majeurs posés par une telle opération, mais n’avait pas manqué de lancer un appel aux dons, environ 100 millions de dollars.« 5
En 2016, il annonce avoir greffé avec succès une tête de singe. L’année suivante une tête de rat. Le magazine Ouest France s’en fait le relais : « Le controversé neurochirurgien y a publié un essai où il explique qu’il a réussi une connexion bicéphale sur des rats. Deux têtes, un corps : l’image est saisissante ».6
L’usage du mot « saisissante » juxtaposé à l’exposition de la photo en question d’un rat à deux têtes montre que le site mesure pertinemment les sensations créées chez le lecteur : dégoût, peut-être même peur, mais avant tout curiosité et attrait pour ce qui est intriguant. Le journaliste précise en reprenant les mots de Pierre Barthélémy que l’opération a duré 36 heures ; avant que les rats soient euthanasiés « l’encéphalogramme et l’électrocardiogramme étaient normaux. Il n’y a pas eu non plus de nécrose des tissus ni d’anomalie vasculaire post-opératoire« .6
L’année dernière, Canavero a annoncé l’évènement le plus spectaculaire : avoir réalisé avec Ren la première intervention humaine en transplantant une tête d’un patient mort sur un receveur mort également.7 Cette expérience, toujours plus proche du projet final HEAVEN, entraîne à nouveau de nombreuses réactions et pousse le journal Le Matin à interviewer Canavero. Le journaliste explique que « l’opération aurait été tentée sur deux «patients zéros» décédés quelques heures auparavant, ce qui permettait de contourner le problème du processus de décomposition. »3
Ces essais, dont l’utilité laisse certains confrères sceptiques (nous vous renvoyons à la page « Une opération aux limites de l’éthique ») tiennent la les médias et le public en alerte. « Il y a tout d’abord un réel effet sensationnel dans cette information » (Florence de Bellivier interviewée pour aufeminin.com).8 Un rat vivant avec deux têtes ? C’est comme si on était dans un roman de science-fiction, et certains ont du mal à y croire.
Les deux chirurgiens ne manquent pas de répondre aux critiques, notamment celles qui s’attaquent à leur trop grande médiatisation et leur science des scoops à répétition.
« We have been accused of going to the media, bypassing a more traditional academic approach. This was part of a strategy: The only way to accelerate the process after decades of preparation was to go straight to society and bring the debate there. […] The ethical and societal debate on HEAVEN has already started .Yes, we forced the debate on the academe. But the future of hopeless people is in the balance. We would have dared no less. ».9
Ils ne réfutent absolument pas l’effet sensationnel dans l’information qu’ils distillent, et que Florence Bellivier relevait, et affirment sans rougir que la sollicitation des médias est une stratégie visant à lancer au plus tôt le débat éthique autour de la question de la transplantation de tête. Pour eux, un débat public est nécessaire pour traiter de la dimension politique du projet, et ainsi finalement accélérer le processus d’autorisation légale de l’opération chirurgicale au centre des débats. Les annonces fracassantes de Canavero sont donc soigneusement organisées et une à une, dans une belle mise en scène. Elles préparent le terrain pour l’opération ultime, qui verra une tête humaine greffée sur un corps humain.
Un patient était volontaire pour l’opération
Un autre acteur important de cette controverse apparaît lors de la conférence de l’American Academy of Neurological and Orthopaedic Surgeons (AANOS) le 12 juin 2015 : Valery Spiridonov, un russe alors présent parmi les 150 personnes du public ayant assisté durant deux heures et demi à la présentation du projet par Canavero lui-même.
Condamné à mourir jeune, le russe souffre de la maladie de Werdnig-Hoffman qui atrophie ses muscles et le contraint à vivre dans un fauteuil roulant depuis son plus jeune âge. Afin de combattre cette maladie incurable, il se porte alors volontaire pour remettre sa vie entre les mains du controversé chirurgien, voyant en cette opération comme sa dernière chance de survie.
« Je ne changerai pas d’avis. Si j’ai peur? Bien sûr, mais je n’ai pas beaucoup d’autres solutions. Si je laisse passer cette chance, mon sort ne sera pas enviable. Chaque année, mon état se dégrade« , a-t-il déclaré au Daily Mail.10
Ce nouvel acteur rapproche le chirurgien un peu plus près de son but et renforce à nouveau la médiatisation autour du projet HEAVEN. Pourtant, les médias restent prudents et soulignent que « si des opérations similaires ont été réussies sur des animaux, le succès de celle-ci sur un être humain reste encore à prouver. »11
L’opération, qui doit durer 36 heures, nécessitera le corps d’un donneur en état de mort cérébrale. Canavero, en collaboration avec Ren prévoit de l’exécuter en Chine, par souci pratique selon lui, car l’équipe technique est sur place et que les normes éthiques du pays sont moins contraignantes. Ce projet soulève de nombreuses remarques, comme celles de Florence Bellivier qui s’empresse de condamner la dernière raison donnée par Canavero, soulignant que le pays est justement critiqué pour sa surveillance des règles et sa réglementation éthique laxiste.
Prévue pour 2016 puis 2017, l’opération ne s’est toujours pas réalisée et a finalement été annulée.
« La Chine s’occupe des Chinois, pas des Russes. Et puis il y a aussi un autre problème, à la fois psychologique et physique: Valery Spiridonov a le type slave, il faudrait trouver un donneur russe. On peut en trouver un, mais, visiblement, les Russes ne sont pas intéressés par le cas Valery Spiridonov.» (Canavero, interviewé pour Le Matin ).3
Le chirurgien, très évasif, évite de donner trop de détails sur l’annulation de l’opération et le lecteur garde comme une impression de non-dits.
La presse s’empare du projet, qui est largement critiqué.
Le projet de Canavero soulève de nombreuses questions. Attirés par le suspens et l’inédit entretenus par le chirurgien, les médias ne se sont pas fait priés pour se pencher sur le sujet, de nombreux journalistes ont interrogé différents acteurs, pour recueillir l’avis de spécialistes. Qu’ils soient médecins, scientifiques, spécialistes de l’éthique ou philosophes, chacun a trouvé quelque chose à répondre aux annonces de Canavero. Majoritairement contres, leurs avis divergent cependant. Ce qui revient le plus souvent dans leur discours est la notion de faisabilité. Nombreux sont ceux qui affirment que la science n’est techniquement pas prête pour une telle opération, puisque celle-ci nécessite la reconstruction de la moelle épinière, ce qui est impossible à l’heure actuelle. « Dans toute sa présentation sur la moelle épinière, je pense qu’il y a certaines conclusions intéressantes… mais greffer une tête, il me semble qu’il essaie de brûler beaucoup d’étapes« , notait poliment Marc Stevens, un chirurgien orthopédiste américain, dont les propos sont repris sur le site de l’Express.5 Sandrine de Mongolfier affirme que “tant que l’information n’est pas validée scientifiquement, il faut faire attention à ne pas donner de faux espoirs aux gens. Faisons d’abord de nombreux tests sur des animaux avant de pratiquer une telle opération sur les humains.” 8
Pour Canavero, la faisabilité technique n’est pourtant pas à prouver :
« Il faudra du temps pour perfectionner le protocole, souvenons-nous de la première greffe de cœur, on a hurlé que c’était impossible. Et puis le temps a passé, et regardez combien de vies ont été sauvées grâce aux transplantations de plus en plus minutieuses. » (Canavero interviewé pour Le Matin)3
Le chirurgien affiche une forte assurance, sans jamais se laisser mettre en doute par les médias. Ce n’est pour lui qu’une question de temps et de moyens financiers.
Canavero et Ren utilisent donc tous les moyens qu’ils ont (image choquante, expériences à la limite de la science-fiction, réputation de savant fou ingénieusement entretenue, multiples annonces, conférences etc) pour placer leur projet au cœur des débats et solliciter les opinions du public au travers des médias. Leur but est de faire parler d’eux afin d’accélérer le processus d’obtention de l’autorisation légale nécessaire à la réalisation de leur projet.
Bibliographie :
- Greffe de tête sur un cadavre: une réussite d’après le neurochirurgien Sergio Canavero. FranceSoir (2017).
- Kirkey, S. Meet Sergio Canavero, the brain behind the world’s first ever head transplant. National Post (2016).
- Dumont, A. F. & Rome. Bientôt une greffe de tête ? Le Matin (2018).
- Canavero, S. HEAVEN: The head anastomosis venture Project outline for the first human head transplantation with spinal linkage (GEMINI). Surg Neurol Int 4, S335–S342 (2013).
- Garcia, V. Non, ce médecin n’a pas réussi à greffer une tête humaine. LExpress.fr (2017).
- Malaret, K. Greffe de tête : des expérimentations sur des rats. Ouest-France.fr (2017).
- First cephalosomatic anastomosis in a human model. Surgical Neurology International Available at: http://surgicalneurologyint.com/surgicalint-articles/first-cephalosomatic-anastomosis-in-a-human-model/. (Accessed: 10th June 2018)
- Jonqueres d’Oriola, P. Greffe d’une tête humaine : La science va-t-elle trop loin ? aufeminin (2013).
- Ren, X. & Canavero, S. HEAVEN in the Making: Between the Rock (the Academe) and a Hard Case (a Head Transplant). AJOB Neuroscience 8, 200–205 (2017).
- Mailonline, B. W. S. I. M. and N. F. I. L. F. Russian volunteer for first ever head transplant operation speaks out. Mail Online (2015). Available at: http://www.dailymail.co.uk/news/article-3029376/Russian-volunteer-head-transplant-operation-Valery-Spiridonov-says-no-choice-undergo-7-5million-procedure-controversial-Italian-surgeon-Dr-Sergio-Canavero.html. (Accessed: 15th June 2018)
- B, J. La première transplantation de la tête sera réalisée au mois de décembre… Une opération incroyable qui rentrera dans l’Histoire de la médecine. Demotivateur.fr (2017). Available at: https://www.demotivateur.fr//article/valery-spiridonov-30-ans-sera-le-premier-humain-de-l-histoire-a-subir-une-transplantation-de-la-tete-9498. (Accessed: 15th June 2018)