Quelle définition de l’individu ?

Dès 2013 l’annonce faite par Sergio Canavero de la possible réalisation d’une greffe de tête a soulevé de très nombreuses questions sur la notion de l’individu. D’abord et avant tout sur l’essence de ce dernier, comme l’affirmait Sandrine de Montgolfier :

 

”La nouvelle pose surtout selon moi la question de ce qu’est un individu.”1

L’opinion des acteurs varie en ce qui concerne les réponses à ces questions mais aussi l’importance qu’elles ont dans la controverse.

Un saut dans l’inconnu

En effet, beaucoup de scientifiques et d’éthiciens se demandent quel serait l’individu qui ressortirait de la greffe ? Le donneur, le receveur, ou comme l’écrit Quassim Cassam dans The Conversation, un nouvel individu : “Instead, the surgery would bring into existence a new person who happens to have Spiridonov’s [le receveur] head.”2 Il s’agit alors, comme le confie Florence Bellivier à Sciences et Avenir3, de savoir ce qui fait l’essence d’une personne. Est-ce sa tête ? Son corps ? Les deux connectés l’un à l’autre ? Aucun des deux ?

 

Question légale de l’identité

D’un point de vue légal, juridique et administratif, en France, la personne n’est pas liée au corps. L’utilisation du corps est bien réglementée mais ce dernier est différencié de l’individu. Il existe d’ailleurs des personnes morales, comme les entreprises. En revanche cela ne répond pas à la question de l’identité du patient post-greffe : si la personne n’est pas liée au corps, elle ne l’est pas plus à la tête du receveur qu’au tronc du donneur. Canavero admet que bien qu’il pense que sa “chimère” portera l’esprit du receveur (c’est l’opinion la plus partagée, c’est d’ailleurs pour cela qu’on parle de receveur), le problème de l’identité n’est pas vraiment résolu car le receveur portera les gonades du donneur, et si il se reproduit, il sera difficile de trancher sur la question de filiation de ses enfants, d’héritage, de garde, de relation avec les grand-parents2. Vincent Ricouleau soulève aussi beaucoup de questions liées à cela, montrant à quel point lopération manque de cadre : Est-il nécessaire de stériliser le corps du donneur ? Si oui doit on obtenir un consentement, du donneur ou/et du receveur ? Doit on le faire avant ou après la greffe ? Si non, le donneur ou le receveur peuvent-ils exiger tout de même la stérilisation ? Peut on greffer un infertile sur un fertile, ou l’inverse ? Enfin, comme le signalent Iris Joussen et Arthur Massot, il reste aussi tous les problèmes liés aux données biométriques qui seront en partie celles du receveur (iris, visage, ADN dans la salive) et en partie celles du donneur (reste de l’ADN, empreintes digitales indispensables au passeport biométrique).

En ce qui concerne toutes ces questions d’identité de l’individu post-greffe, les partisans de la réalisation de l’opération comme Sergio Canavero ou Jean Michel Dubernard ne contestent en rien l’existence de problèmes à résoudre, et ils en évoquent même certains (Canavero confie à Paris Match :  “Que se passerait-il si un vieux milliardaire réclamait un nouveau corps ? Les médecins se serviraient-ils dans les prisons, comme c’est déjà le cas pour certains organes ? Des questions qu’il vaut mieux poser dès à présent.”4 Et au Matin : ”Il va falloir éviter les dérapages. Il faut absolument établir des règles avant que le procédé ne tombe entre les mains de médecins peu scrupuleux sur le plan éthique”5). En revanche, il semblerait que cela ne remette pas en question pour eux la réalisation de l’opération : Canavero essaiera de transplanter des têtes, et ce n’est pas son travail de répondre à toutes ces questions.

S’ajoute à cela tout ce qui concerne le donneur : Florence Bellivier et Vincent Ricouleau rappellent 6 que selon l’article 1232 du Code de la Santé Publique, lors d’un prélèvement d’organe(s) ou d’une autopsie, les médecins sont tenus de redonner un aspect décent au corps. Cela est il possible si il ne reste plus qu’une tête ? Peut on enterrer une tête seule ? Vincent Ricouleau s’interroge aussi sur le secret médical : le corps du donneur devenant celui du receveur, qu’en est il du dossier médical du donneur ?

Un aspect psychologique fort

La question identitaire pose encore des problèmes, mais sur un plan psychologique cette fois ci. En effet, comme l’explique Quassim Cassam, il est possible que le patient qui se réveille après l’opération n’ait plus aucun souvenir du receveur, et qu’il n’ait plus la conscience “d’être” ce receveur. Il n’y a pas suffisamment de preuves scientifiques pour assurer que la personnalité, la mémoire et l’esprit suivent la tête après l’opération. Il est d’ailleurs prouvé, comme le rappelle Vincent Ricouleau, que le microbiote intestinal (ensemble des microorganismes constituant la flore intestinale) est à l’origine de sécrétions chimiques actives sur le cerveau ayant une influence non négligeable sur le comportement psychologique. Or après une greffe de tête, le microbiote intestinal serait celui du donneur. Canavero prétend aussi que la conscience est générée hors du cerveau, qu’elle ne lui est pas physiquement liée, et que des phénomènes de “transfert de souvenirs” ont déjà été observés lors de greffe de cœur4 . En plus de ce lien physiologique entre la personnalité, les souvenirs et le corps, il existe aussi un lien psychologique fort. C’est ce qu’explique Arthur Massot dans “La science perd-elle la tête ?” : la psychanalyse pense que pendant les premières années de la vie a lieu tout un processus psychique chez le bébé pour réaliser que le corps qu’il possède, qu’il voit dans le miroir, est bien “son” corps. Ainsi le “moi” (le sujet) et son corps deviennent indissociables dans la conscience du sujet. Sandrine de Montgolfier adhère aussi à ce point de vue, et prétend : “On se construit tout au long de sa vie par rapport à un corps qui évolue, qui peut être blessé. Certaines philosophies ont essayé de déconnecter le corps et l’esprit. Aujourd’hui, on est plus dans une acceptation de la cohérence entre la vie psychique et corporelle.”. Il n’est donc pas certain que le patient ayant subi une greffe de tête soit capable de refaire ce travaille psychique à l’âge adulte, et quand bien même il y arriverait, cela nécessiterait énormément d’efforts et un accompagnement soutenu par des psychiatres (Vincent Ricouleau par Iris Joussen). La dissociation, dans l’esprit du patient, de la notion de sujet et du corps qui va avec peut causer des cas de dépersonnalisation, une impression d’être étranger à soi même. Ce phénomène peut se centraliser sur une partie du corps, ce qui explique par exemple le cas de Clint Hallam qui s’est fait retirer sa greffe de main 3 ans après l’opération car il ne la supportait plus. Dans le cas d’une greffe de tête, cette opération n’est pas possible et le patient aurait été condamné à vivre comme étranger à lui-même. L’acceptation de la greffe est donc très loin d’être seulement physiologique, et d’après Sandrine de Montgolfier : “ Il faut toujours faire la balance entre la souffrance psychologique actuelle, et la souffrance liée à l’acceptation d’un nouveau corps.”1

Partant de cette difficulté d’adaptation au nouveau corps, de nouvelles questions se posent, selon Vincent Ricouleau. D’abord, peut on imaginer greffer une tête de femme sur un corps d’homme, ou l’inverse ? Ou doit-on respecter le genre ? Si oui, comment traiter les cas plus complexes des transgenres par exemple ? Le même type de questions se pose avec l’âge, la couleur de peau, l’origine,…

Un intérêt mitigé pour ces questions

L’ensemble des acteurs semble d’accord sur l’existence de ces problèmes, mais il y a des divergences sur l’importance qu’il faut leur donner. Pour Jean-Michel Dubernard par exemple, si le médecin et le patient sont d’accord, et qu’on a l’argent, il faut réaliser la greffe. Canavero semble lui aussi vouloir pratiquer l’opération, que les problèmes éthiques soient résolus ou pas encore.

  1. Jonqueres d’Oriola, P. Greffe d’une tête humaine : La science va-t-elle trop loin ? aufeminin (2013).
  2. Kirkey, S. Meet Sergio Canavero, the brain behind the world’s first ever head transplant. National Post (2016).
  3. Sender, E. Greffe de tête : l’opération sur l’humain serait-elle conciliable avec  l’éthique ? Sciences et Avenir (2016).
  4. Sergio Canavero – Ce savant promet une greffe de tête dans deux ans. parismatch.com Available at: http://www.parismatch.com/Actu/Sciences/Ce-savant-promet-une-greffe-de-tete-dans-deux-ans-679022. (Accessed: 9th June 2018)
  5. Dumont, A. F. La greffe de tête, c’est pour demain. Le Matin (2013).
  6. Les enjeux juridiques et éthiques du projet de greffe de tête. Par Vincent Ricouleau, Professeur de droit. Available at: https://www.village-justice.com/articles/Les-enjeux-juridiques-ethiques-projet-greffe-tete-par-Vincent-Ricouleau,23859.html. (Accessed: 23rd March 2018)