La ville : un marché comme les autres ?

Qu’achète-t-on quand on achète un logement ?

Des panneaux d'agences immobilières sur la façade d'un immeuble où des appartements sont à vendre, Rue des Couronnes (Belleville)
Des panneaux d’agence immobilière sur la façade d’un immeuble où des appartements sont à vendre, Rue des Couronnes (Belleville) Source : H. Paczynski

Dans son article « Résistances et luttes populaires dans la ville capitaliste », Hugo Palheta cite Engels sur la gentrification :  » Il en résulte que les travailleurs sont refoulés du centre des villes vers la périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon générale les petits appartements deviennent rares et chers et que souvent même ils sont introuvables ; car dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui les appartements à loyer élevé offrent à la spéculation un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais qu’exceptionnellement des logements ouvriers » . (Palheta Ugo, « Résistances et luttes populaires dans la ville capitaliste », l’Anticapitaliste, n°51, 10/02/2014)

Selon Hugo Palheta, « Le capitaliste façonne la ville à son image, par le biais notamment des investissements privés et des pouvoirs publics qui se vouent à la valorisation du capital ». La ville est ainsi comparée à un marché, un lieu où la rareté des petits appartements conduit à une hausse des prix face à la demande croissante venue d’une population plus aisée. Cette idée se retrouve chez Fabrice Voogt selon qui les bâtiments culturels ne répondent pas à l’intérêt général mais bien à celui de la classe moyenne :

« On ne va pas envoyer la police pour les déloger. On laisse le marché immobilier faire le travail » (Fabrice Voogt,  « Plus de quartier pour les pauvres », Le Soir, 04/12/2014)

Cartographie des acteurs :

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Inclusion et exclusion par les prix

Chaque rénovation, que ce soit d’un quartier ou d’un bâtiment, induit une hausse des prix comme le rappelle la Mairie d’Ivry. Certaines rénovations sont parfois inévitables car  certains immeubles sont devenus insalubres. Or, c’est cette même hausse des prix qui pousse les populations à partir. Le loyer ayant augmenté, le quartier étant rénové et la pression immobilière aidant, les prix augmentent et les anciennes populations ouvrières ne peuvent plus revenir dans leurs anciens logements à cause des prix. Anne Clerval insiste sur le fait que non-seulement la gentrification entraîne l’éviction des classes populaires et leur remplacement, mais elle empêche également de nouveaux membres de ce groupe de s’installer dans des quartiers auxquels ils auraient pu avoir accès.

Cependant, Bruno Cousin et la Mairie de Paris nous invitent à nuancer cette logique d’exclusion. En effet, certains ménages tirent des bénéfices de la vente de leurs logements. Selon Bruno Cousin, ils n’ont également pas tous forcément envie d’habiter dans le quartier où ils sont, ils rêvent aussi de déménager pour avoir plus grand et peut-être même plus loin (en moyenne couronne par exemple).  Certains, qu’ils soient propriétaires ou locataires, sont en effet poussés à quitter leur logement, incités par le profit qu’ils pourront tirer de sa vente ou contraints par la hausse arbitraire des loyers.

Le rôle des artistes
Quelles sont les relations entre "bobos" et "gentrifiés" ?
Quelles sont les relations entre « gentrifieurs » et « gentrifiés »?, Rue Denoyez (Belleville) Source : H.Paczynski

Sophie Gravereau décrit le phénomène en parlant de Belleville, à travers les paroles d’un habitant : « C’est un peu comme un boomerang auquel tu ne t’attendais pas. Les artistes arrivent dans un quartier assez pourri, tout tombe en ruine, les immeubles, les gens n’ont pas la cote. Ils rénovent les lieux, organisent des fêtes pour le quartier. Du coup, l’image de Belleville se transforme au point que ça devient branché d’habiter ici, ce qui provoque le départ des petits gens. Ça s’embourgeoise un peu ».(Sophie Gravereau « Les artistes de Belleville : valeur et faire-valoir d’un quartier de Paris à leurs dépens ? », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 2013)

Plus il y a d’artistes,  plus le quartier s’embourgeoise et d’autres classes supérieures seront ainsi attirées. Bruno Cousin nous explique que ces dernières qui n’étaient pas prêtes à habiter dans des quartiers populaires changent d’avis à mesure que le quartier se gentrifie.

« Pris dans le cercle vicieux de la réhabilitation urbaine, ils ont participé à l’augmentation de la valeur foncière des locaux jusqu’alors accessibles, contribuant à la destruction des opportunités spatiales qu’ils étaient venus chercher et posant, à moyen terme, les jalons de leur propre départ. » (Antoine Fleury et Laurène Goutailler,  « Lieux de culture et gentrification. Le cas de la Maison des métallos à Paris », Espaces et sociétés, 2014)

Le phénomène en chiffres

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot nous expliquent que la gentrification est un phénomène objectivable. Tout d’abord, la désindustrialisation de Paris s’est traduite par la chute du nombre d’ouvriers de 75.5% entre 1954 et 1999 et l’augmentation du nombre de cadres : + 212.7% sur la même période ! C’est aussi un phénomène structurel qui a été remarqué chez les sociologues comme Bruno Cousin ou encore dans les mairies (celle de Paris par exemple). Si les quartiers populaires disparaissent peu à peu, c’est peut-être aussi parce que les ouvriers ne sont plus majoritaires et la mixité devient la norme.

La gentrification est aussi quantifiable à travers l’étude de l’évolution des « différentiels de loyer ». L’article de Julie Blanck et Hervé Sioux « La gentrification : un phénomène urbain complexe et son utilisation par les pouvoirs publics », 2009, met en avant les travaux de Neil Smith et de la « Gentrification and the Rent Gap », ce dernier utilise l’indicateur nommé le « Rent value gap » qui combine l’évolution des revenus et des prix fonciers. Cependant, selon ces chercheurs, cet indicateur n’est pas représentatif du niveau de gentrification d’un quartier. Certains indicateurs culturels restent à étudier.

Tous les quartiers sont-ils gentrifiables ?

En effet, tous les quartiers ne sont pas prompts à se gentrifier. Certains critères demeurent incontournables : proximité de la grande ville, transports, prix de l’immobilier, infrastructures … Un premier choix se fait selon des critères rationnels et d’ordre pratique. Le phénomène de périurbanisation peut jouer également : les prix dans Paris intramuros étant devenus trop élevés, structurellement, il y a plus de demande pour les quartiers adjacents. (Anaïs Collet, entretien)

Cependant, Anais Collet rappelle que le caractère gentrifiable d’un quartier dépend aussi de l’histoire industrielle de la ville. Les grandes usines le sont difficilement car il faut un capital initial très important que des particuliers peuvent difficilement assumer.

De plus, un autre critère gonfle cette demande, celui de l’accès à la propriété. Certains ménages trouvent satisfaction dans les quartiers en gentrification car ils peuvent accéder à la propriété à des prix qui leur conviennent (c’est le cas pour certaines classes moyennes ou certaines familles avec enfants par exemple). A Ivry, les nombreuses infrastructures et les acquis sociaux liés à l’histoire populaire de la ville sont autant de motivations pour ces nouveaux habitants. (Mairie d’Ivry, entretien)

Qui crée l’offre ? 

Les particuliers peuvent être aussi producteurs (Anais Collet, entretien) : les artistes en retapant leur appartement ou les classes supérieures en menant des travaux revalorisent l’habitat. Cela attire les investisseurs ayant plus de capital et pouvant ensuite diriger de plus gros travaux.

Les pouvoirs publics peuvent accélérer ce phénomène. Leurs politiques d’aménagement et de réhabilitation de l’espace peut conduire à des expropriations comme dénoncent le Collectif Ivry sans Toi(t).

L’âme d’un quartier …
  • … un argument de vente ?

A Belleville, ce n’est pas seulement un logement qu’on achète. Les acheteurs viennent aussi pour l’histoire, l’ambiance … Sophie Gravereau  nous raconte ainsi dans son article l’histoire de Camille et Pierre : « Camille et Pierre, que nous avons rencontrés durant des portes ouvertes à Belleville, avouent avoir acheté un espace dans le quartier, stimulés par l’ambiance des journées portes ouvertes et par l’envie de se faire leur propre chez-eux » (Sophie Gravereau « Les artistes de Belleville : valeur et faire-valoir d’un quartier de Paris à leurs dépens ? », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 2013)

Le logement n’est pas un bien comme les autres, nous ne sommes pas seulement dans l’aspect dortoir. Les gentrifieurs sont aussi ceux qui s’impliquent dans le quartier.

  • Cette âme de quartier se crée-t-elle « a priori » ou « a posteriori » ?

Pour Anaïs Collet, ce sont les choix par défaut qui poussent les gentrifieurs à chercher ce qu’ils aiment dans un quartier, à créer leur histoire. C’est un processus d’histoire sélective. Il n’y a pas d’âme du quartier, ce sont les prix qui les attirent mais ils adoptent des stratégies d’accaparement culturel pour se sentir mieux dans l’endroit où ils habitent : associations, galeries, cafés …  Ils créent une âme de quartier qui leur correspond.

Mais pour la Mairie d’Ivry ou le conseil de quartier de Belleville, le caractère populaire et convivial était présent avant. Ce qui revient souvent dans la bouche des habitants, d’après la mairie d’Ivry, c’est « l’ambiance village, où tout le monde se connait ». L’arrivée des gentrifieurs ferait perdre cet attrait. C’est le cas du quartier du quartier du Marais par exemple. Dans un extrait de l’article : « Le Marais, toutes griffes dehors » de Marie Ottavi, un des habitants déclare : “Le village, ici, c’est terminé. C’est le plus offrant qui gagne. Et ce n’est qu’un début” (Marie Ottavi, « Le Marais, toutes griffes dehors », 19/12/2014)

Quel avenir pour le populaire ?
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No-go zones : Fox News avait raison, par Ulys, 19/01/15

Finalement les demandeurs sont aussi les offreurs : il s’agit d’offrir plus, de marquer son territoire. Les commerces d’alimentation biologique, les galeries d’art répondent à une demande plus aisée tandis que les logements sociaux ou les prix bas répondent à un autre type de demande, plus populaire. Dans le Marais, certains commerçants déclarent : “Nous répondons à une demande des Parisiens qui souhaitaient une offre premium et à l’évolution du quartier, de plus en plus touristique” et que « les bobos, c’est bon pour les affaires » [Sophie Gravereau « Les artistes de Belleville : valeur et faire-valoir d’un quartier de Paris à leurs dépens ? », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 2013 et Marie Ottavi, « Le Marais, toutes griffes dehors », Libération.fr, Libération NEXT, 19/12/2014]

« Ces bobos défendent le cosmopolitisme et la mixité sociale, constate Jean-Pierre Lévy. Mais, en faisant venir leurs semblables, ils ont contribué sans le vouloir à l’embourgeoisement de la ville et préparé l’éviction à terme des populations les plus pauvres du quartier. » (Jean-Pierre Lévy cité dans l’article de Béatrice Jerome, “Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris”, Le Monde, 20/05/2004)