Peut-on réellement parler de mixité sociale dans le cadre de la gentrification, ou n’est-ce qu’une idéalisation ?
« Les discours politiques sur la ville, les interventions urbanistiques vantent les mérites de la mixité sociale comme un remède aux problèmes sociaux et urbains contemporains. Mais une analyse des implicites de cette notion et des postulats sur lesquels elle repose laisse penser qu’elle relève d’une utopie. » – Gérard Baudin
Depuis plusieurs dizaines d’années, la mixité sociale est devenue le maître mot des politiques urbaines. On vise ainsi à favoriser la présence de personnes de différents horizons au sein d’un même territoire, dans un même quartier, dans une même unité d’habitation. La loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000 met ainsi en avant la nécessité d’adapter l’offre actuelle de logement à l’ensemble des revenus. La réalisation d’une offre Habitation à loyer modéré (HLM) et d’une offre locative cohérente sur un territoire serait donc une réponse pour une bonne mixité sociale.
Ainsi des organismes comme l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) s’efforcent à promouvoir la mixité sociale, afin même d’atteindre par la participation citoyenne dans l’aménagement urbain, une « mixité sociale naturelle » (ANRU, Fiche repère de la rénovation urbaine n°1, 2007), c’est-à-dire qui « ne relève ni de l’injonction, ni du simple vœux « pieu » » (ANRU, Fiche repère de la rénovation urbaine n°1, 2007).
Cartographie des acteurs :
Qu’est-ce que la mixité sociale ?
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Une définition partagée
Selon la plupart des sociologues, géographes et intellectuels interrogés comme Anne Clerval, Thomas Legrand, ou encore Renaud Epstein, la mixité sociale en tant que concept désigne la présence simultanée et en un même lieu de personnes appartenant à des catégories socioprofessionnelles, à des cultures, ou à des tranches d’âge différentes, et étant en interaction active. En matière d’habitat, la mixité sociale se traduit par des quartiers hétérogènes. Ce mélange peut s’apprécier à différentes échelles, au niveau d’un immeuble, d’un ensemble d’habitations ou encore d’un quartier. La mixité sociale est ainsi facilitée par les législations, mais aussi par les acteurs sociaux ou économiques et par les associations.
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Quel lien entre mixité sociale et gentrification ?
Le processus de gentrification tendrait à intensifier cette présence simultanée de personnes ayant des attributs économiques et sociaux variés les distinguant. En effet, selon Bruno Cousin la gentrification semble être un phénomène cyclique, un cycle étant de 10 ans d’après lui. D’un point de vue démographique, les nouvelles populations s’ajoutent aux premières. La mixité serait ainsi plus forte, surtout lors de ce qu’on pourrait appeler le début du processus, c’est-à dire jusqu’au moment où les populations les plus pauvres se trouvent dans l’obligation de déménager. Les premières vagues de gentrifieurs peuvent elles-mêmes faire partie de ces groupes exclus.
A terme, selon Bruno Cousin, le quartier serait assez proche dans sa structure d’un quartier bourgeois, la gentrification participant à une requalification et reclassement du quartier. Par exemple, la rue des Couronnes dans le quartier de Belleville (Paris XI) a vu son architecture et son standing s’enrichir. Dans cette fin hypothétique du processus, théorisée par Bruno Cousin, parler de mixité social semblerait difficile.
Mixité sociale réelle ou cohabitation ?
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La gentrification est porteuse d’un potentiel de mixité sociale
Selon Jacques Levy, la gentrification est source de mixité et par cela représente un phénomène positif pour le quartier. L’arrivée d’une population jeune, volontaire, aisée et dynamique dans un quartier aux nombreuses potentialités peut selon lui participer à une intensification de la valorisation citoyenne du quartier. Ainsi, la gentrification serait non seulement génératrice de mixité sociale dynamisante, mais aussi un phénomène positif pour un quartier. De ce fait, la gentrification serait porteuse d’une mixité sociale réelle qui aurait pour conséquence une amélioration réelle du quartier. De même, d’après le journaliste politique Thomas Legrand, les « bobos » seraient porteur d’un nouveau vivre ensemble et seraient vecteurs d’initiatives. Si un certain nombre de gentrifieurs sont venus spécialement dans le quartier pour profiter de la diversité et de la mixité, c’est-à-dire pour vivre dans un univers stimulant, ils auraient une grande influence dans le quartier, qu’ils manufactureraient finalement à leur convenance, comme l’explique Jacques Levy. Ainsi « la construction d’un environnement qui corresponde aux aspirations de la classe dominante laisse supposer que cette élite a un poids politique suffisant pour imposer ses exigences » (Blanck Julie, Sioux Hervé, « La gentrification : un phénomène urbain complexe et son utilisation par les pouvoir publique », 2009).
- Une mixité sociale impossible ?
Mais comme l’affirme un animateur de la Maison des Métallos, « ils [l’équipe de la Maison des Métallos] essayent de nous imposer leur culture. […] Pour moi, c’est une race, la race des cultureux, et les jeunes de Belleville et les cultureux, on ne pourra jamais s’entendre » (Fleury Antoine, Goutailler Laurène, « Lieux de culture et gentrification. Le cas de la Maison des métallos à Paris », 2014)
Cette perspective de mixité sociale bénéfique peut empiriquement être nuancée : pour d’autres « gentrifieurs » la présence de ces populations plus pauvres et bohèmes est davantage une gène qu’un avantage selon Bruno Cousin. D’après le chercheur, certains gentrifieurs se plaignent de leur quartier, et souhaiteraient vivre dans un quartier plus bourgeois dont l’idéal est représenté par des lieux comme Neuilly-sur-Seine. Ils demeurent cependant dans leur logement car ils ne possèdent pas les capacités financières allant de paire avec un tel standing de vie. De même, comme l’illustre le propose de l’ animateur de la Maison des Métallos, les habitants eux-mêmes, les gentrifiés, souffrent de voir leur quartier se modifier sans leur aval. Selon Aymeric Patricot, ceux qu’il appelle les « Petits Blancs », les populations pauvres qui se trouvent dans un quartier ségrégué, protestent face au phénomène de gentrification qui non seulement les chasse de leurs habitations, mais défigure également leur quartier. Il s’oppose alors explicitement à Thomas Legrand.
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La gentrification, synonyme de cohabitation ?
En ce qui concerne la mixité sociale, Anne Clerval a montré que ce n’est pas parce qu’il existe une grande proximité physique qu’il va forcément y avoir des échanges. Le processus même de gentrification implique un déplacement des populations et l’installation de classes économiquement plus aisées dans des quartiers jusqu’alors populaires (même si la population ne le ressent pas forcément comme tel). A terme, comme l’explique l’association Ivry sans toi(t), la gentrification cause un déplacement inévitable des populations et donc un processus de ségrégation sociale, aux antipodes d’une quelconque idée de mixité sociale.
Selon des géographes comme Anne Clerval, la gentrification peut correspondre à un régime de « chacun chez soi » (Anne Clerval, Paris sans le peuple, 2013). La socialité (terme transposé aux sciences sociales), c’est-à-dire les fréquentations privilégiées, n’est pas entre les classes, mais bien au sein des classes. Le réflexe pour les populations aux plus hauts revenus est même parfois un rejet des activités des populations les plus pauvres (Bourdieu). Selon Bruno Cousin, une fois arrivées dans un quartier, les professions supérieures du milieu culturel auraient tendance à souhaiter participer à la vie de leur quartier. Ayant parfois la volonté de changer les choses en leur faveur, elle viendraient par conséquent représenter un poids important, voire disproportionné par rapport à leur nombre, dans les conseils de quartier. Ces tranches supérieures de la population se distingueraient ainsi du reste, notamment par leur cosmopolitisme et leurs pratiques omnivores. Mais observer la mixité dans un quartier est complexe, les sociologues s’accordant sur le fait qu’ils ne peuvent pas observer en permanence ces pratiques.
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Le cas de l’école
En revanche, l’école représente un environnement privilégié pour l’observation de la mixité sociale selon Catherine Rhein ou Sophie Corbillé. Contrairement aux promoteurs immobiliers qui prônent la mixité sociale, pour les scientifiques qui analysent ce phénomène dans les écoles, la présence de mixité sociale est plus contestable. Le phénomène d’éviction leur semble évident. Catherine Rhein, distingue deux phases concernant les choix scolaires lorsque des ménages plus aisés arrivent dans un quartier : tant que les enfants sont au primaire, les parents sont « très interclassistes » (Catherine Rhein, entretien). A partir du collège, le choix des parents semble se compliquer car la question de la sectorisation et de la ségrégation scolaire avec des établissements différents en termes de niveau se pose. Comme l’affirme Catherine Rhein, « c’est encore plus marqué à Paris qu’ailleurs car c’est plus facile grâce au réseau de transport en commun : il est plus facile de mettre ses enfants dans une école privée qu’en banlieue » (Catherine Rhein, entretien), et ainsi « les écarts se sont tellement creusés que cela pose des problèmes » (Catherine Rhein, entretien). Ainsi, selon l’ethnologue Sophie Corbillé, de nombreuses stratégies sont adoptées et l’on se retrouve face à un évitement scolaire. Cette auteur note cependant qu’en France, quelles que soient leurs appartenances sociales, les individus s’inscrivent dans le système scolaire français qui serait extrêmement élitiste et réagissent par rapport à celui-ci. Ces auteurs en concluent que l’école est représentative d’une mixité sociale partielle ou de façade.
Mais quand bien même on accepterait de considérer cette cohabitation comme une forme minimale de mixité sociale (une définition de la mixité sociale que l’on retrouve chez les acteurs politiques comme Mansour Abrous), celle-ci est menacée par le processus de gentrification. Bien que la volonté de la politique de la ville de Paris soit, selon Mansour Abrous, de conserver la mixité sociale en faisant en sorte que les populations qui souhaitent être maintenues le soient, la mixité sociale peine à demeurer (que ce soit dans sa définition conceptuelle ou par la cohabitation). Comme l’affirme Laurent Vimont, « la mixité sociale ne se décrète pas » (Laurent Vimont, interview par Guillaume Erner de Marie Cartier, Elisabeth Dorier, Laurent Vimont, et Anne Clerval, « Viens chez moi, j’habite chez les prolos », 2013). D’après Mansour Abrous, on ne peut que faire en sorte que les ménages les plus pauvres conservent un pouvoir d’achat suffisant.
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Une conception symbolique de la mixité sociale ?
Par ailleurs, la mixité sociale pourrait relever d’une conception symbolique et non pas matérielle. C’est l’angle d’étude privilégié par l’anthropologue Sophie Corbillé : dans le cadre du processus de gentrification, on produirait du « moi et les autres » (Sophie Corbillé, entretien) et une d’identité sociale et urbaine. D’après cette auteur, il est intéressant de voir comment de multiples acteurs portent ces différentes conceptions de la ville et comment celles-ci s’articulent et parfois s’opposent.
Les acteurs politiques comme la Mairie de Paris semblent partagés par la volonté de garder une ville attractive et celle de maintenir des logements sociaux pour favoriser une certaine mixité sociale. Indépendamment de l’intervention d’acteurs politiques, le fait que les individus veuillent se retrouver avec des personnes dont ils sont proches, que ce soit socialement ou culturellement, n’aurait rien de nouveau. Le phénomène d’ « entre soi » (terme utilisé pour la première fois par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot) est connu dans la mesure où la communauté permet d’avoir accès à des ressources économiques, symboliques et sociales.
D’après Sophie Corbillé, ce qui est paradoxal est la coexistence d’une part d’un discours affirmé en faveur de la mixité, autant par les individus que par les acteurs politiques, et d’autre part d’une forte volonté d’entre soi. L’idée idéalisée de la mixité sociale consisterait à avoir une coprésence qui engendrerait de fait de véritables échanges entre les différents habitants et non pas uniquement une cohabitation sans communication.
Au delà de la mixité sociale ?
Catherine Rhein désigne la gentrification comme un terme figeant un mouvement sans prendre en compte les aspects démographiques et les dynamiques de population. D’après la géographe, « il faut prendre en compte les transformations d’immigration par exemple, pour mieux appréhender la mixité sociale » (Catherine Rhein, entretien). Ainsi, il semblerait difficile de savoir si la gentrification favorise ou non la mixité sociale : cette idée apparue que récemment dans les discours politiques engloberait d’autres processus comme « les dynamiques de peuplements ou la disparition massive de la classe ouvrière » (Catherine Rhein, entretien).
De même, l’architecte urbaniste Camille Bouley, affirme « qu’en France on est très mixité sociale. Enfin on pense que c’est ça qui va régler pas mal de problème » (Camille Bouley, entretien). La mixité sociale finirait donc, au milieu de tous les discours qui s’en revendiquent, par perdre de son sens. Ainsi « vous allez déjà vous rendre compte que la question de la répartition spatiale des classes sociales c’est quelque chose en fait qui remonte à la nuit des temps, mais qui est en perpétuelle évolution » (Camille Bouley, entretien). La mixité sociale ne serait donc pas une problématique nouvelle, et ne représenterait qu’une partie d’un tout plus grand, qui serait les dynamiques urbaines de peuplement.