La « gentrification » : un terme complexe

Qu’est-ce que la gentrification ?

La difficile catégorisation des espaces géographiques et des populations

La gentrification est un sujet touchant à des phénomènes sociaux et individuels.Ce terme est apparu dans les années 60, mais le sens qui en découle fait débat entre les chercheurs, tout comme sa définition. Tous les mots sont polysémiques et porteurs de représentations, voire d’idéologies différentes en fonction des points de vue adoptés, c’est pourquoi les sciences sociales demandent une vigilance particulière dans les mots employés.

La question de la gentrification oblige à catégoriser des populations et des espaces : à partir de quand un quartier est-il populaire ? Quel est la frontière entre un quartier gentrifé, un quartier en gentrification et un quartier non gentrifié ? Comment délimiter un quartier ? Qu’est-ce qu’un gentrifieur ? Ces questions sémantiques sont lourdes de sens. En effet, ce n’est pas pareil de parler de « bourgeois gentrifieurs » (Anne Clerval) ou de « classe intellectuelles moyennes et supérieures » (Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot).

Cartographie des acteurs :

Carto I final

Qu’est-ce qu’un quartier populaire ?
  • Villes et quartiers en gentrification

Différents espaces sont dits gentrifiés ou en gentrification : c’est le cas de certaines villes (comme Montreuil ou Ivry) et de certains quartiers comme le Marais ou Belleville. Les villes concernées sont des communes où étaient présentes d’importantes populations ouvrières, mais même dans ces villes, la gentrification ne se développe pas partout à la même vitesse : Anaïs Collet par exemple montre qu’à Montreuil, le quartier en « bas » de la commune (le « bas Montreuil ») est principalement concerné par la gentrification.

  •  Différents quartiers populaires

On parle beaucoup de « quartiers populaires » au pluriel mais on précise rarement ce qui fait la diversité de ces quartiers. Outre la pluralité des populations, Catherine Rhein, géographe, insiste sur la nécessité du retour à l’Histoire pour comprendre ce qui fait que ces quartiers sont divers, et donc que la gentrification n’y prenne pas toujours les mêmes formes. Catherine Rhein décrit trois grandes périodes d’industrialisation depuis le XVIIIème siècle, marquées chacune par l’apparition d’un nouveau moyen de transport qui façonne le milieux urbain et l’organisation de la ville.

La première industrialisation est caractérisée par les cours industrielles , elles « structurent le tissu urbain avec l’importance des voies d’eau » (Catherine Rhein, entretien). C’est le cas du 11ème arrondissement par exemple. Dans ces quartiers, la gentrification fut précoce car la désindustrialisation le fut également et il y avait de l’espace disponible.

Les quartiers ouvriers de la seconde industrialisation sont marqués par l’émergence du transport ferroviaire, l’émergence de grandes usines. C’est ce que l’on appelle l’étalement urbain. Les quartiers sont donc plus périphériques comme c’est le cas pour Montreuil par exemple.

Les quartiers ouvriers de la troisième industrialisation, caractérisés par le développement de l’industrie automobile notamment, sont marqués par les grands ensembles, c’est à dire l’arrivée du logement HLM.

Ainsi, la notion d’ « ouvrier » diffère selon les périodes, et par conséquent celle de « quartier populaire » et de « gentrification » aussi. Catherine Rhein souligne le fait que la gentrification des quartiers où il y a beaucoup de grands ensembles est « impossible », et ce alors qu’on les considère comme des quartiers populaires.

La ville de Paris identifie tous les 5 ans 20 quartiers pour être couverts par le « Contrat de Ville »Ces contrat sont signés entre l’État, les collectivités territoriales, les partenaires institutionnels (par exemple : Pôle Emploi, Caisse d’Association Familiale, missions locales), le tissu associatif et les entreprises (par exemple : les chambres consulaires, les acteurs économiques, les groupes d’entrepreneurs). L’objet de ces contrat est d’aider les villes à développer leur activité économique, leur emploi, la cohésion sociale, le cadre de vie et le renouvellement urbain ainsi que la citoyenneté.

Ces quartiers sont choisis en fonction des caractéristiques sociales de la population.  A travers ces contrats, la municipalité reconnait des quartiers populaires qui bénéficient de mesures particulières en ce qui concerne l’éducation, la participation citoyenne et l’emploi notamment.

D’après la carte de l’Atelier Parisien d’Urbanisme, certains espaces couverts par le précédent Contrat de Ville ne le sont plus à présent (en orange sur la carte). Ils deviennent des quartiers de « politique de veille active » (Terme officiel des Contrats de ville). Ce changement montre les évolutions sociales du peuplement des quartiers populaires parisiens, la gentrification en fait partie. Parallèlement, les quartiers qui n’étaient pas couverts par le précédent Contrat de Ville et qui le sont à présent (en rouge sur la carte) sont de plus en plus éloignés du cœur de la ville et certains font même partie des communes limitrophes.

Quartiers-Politique-de-la-Ville-Mars-20151
Les quartiers de la politique de la Ville en 2015, Source : http://www.paris.fr/accueil/accueil-paris-fr/contrat-de-ville-paris-donne-la-priorite-aux-quartiers-populaires/rub_1_actu_154284_port_24329
  • Des quartiers populaires qui ne le sont plus ?

La géographe Anne Clerval montre que du fait de la gentrification, les transformations sociales, économiques et spatiales au sein du quartier gentrifié ont pris une telle d’ampleur que l’ancien quartier a perdu tout ce qui faisait de lui un quartier « populaire ». Selon elle, à terme, la gentrification engendre l’éviction totale des catégories populaires : les quartiers gentrifiés ne sont donc plus des quartiers ouvriers. La question de la temporalité est donc très importante.

Qu’est-ce qu’un gentrifieur ?
  • Brève perspective historique

Le terme de gentrification a été inventé par Ruth Glass en 1964 à l’occasion d’une étude consacrée à Londres : elle décrit comment de jeunes ménages rachètent et réhabilitent des logements dans un quartier dévalorisé de la banlieue de Londres. La « gentry » dont il est question désigne l’ancienne bourgeoisie rurale anglaise qui ne fait partie ni des classes paysannes, ni de l’aristocratie terrienne. Ruth Glass veut ainsi montrer que ceux que nous appelons aujourd’hui les « gentrifieurs » ne font pas partie des classes populaires ou des élites.

  • Un point de consensus : le terme de « bobos »

Inventé par le journaliste américain D. Brooks dans les années 2000, ce terme est la contraction de « bourgeois-bohèmes ».

Un terme journalistique…

Ce mot est utilisé principalement par les journalistes afin de désigner une catégorie de population aisée mais partageant des valeurs issues de la contre-culture des années 1960/1970. En France, il fut particulièrement utilisé au moment de la campagne municipale de 2014 : le mot bobo est associé au vote à gauche dans les grandes villes. Ce terme recouvre donc une large catégorie de personnes.

.Refusé unanimement par les scientifiques

C’est justement ce côté trop homogénéisateur que reprochent les scientifiques au terme « bobo ». La majorité refusent donc de l’utiliser et le « laisse aux journalistes » (Anaïs Collet). En effet, il recouvrirait trop de réalités différentes, ses contours ne sont pas bien définis : quel seuil de richesse ? Comment catégoriser les « valeurs » des personnes ? Tout citadin votant à gauche est-il un bobo ? Les scientifiques préfèrent donc utiliser d’autres termes.

  •  Utiliser les PCS ?

Pour décrire le phénomène de gentrification, il est possible d’utiliser la classification des professions et catégories socio-professionnelles de l’INSEE. C’est ce que font les chercheurs Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot. Ces catégories leurs permettent d’objectiver leurs données et leurs analyses. Ces auteurs montrent que Paris a longtemps été –et est toujours selon le géographe Jacques Levy– une ville où la mixité sociale était particulièrement présente. Les ouvriers ont longtemps représenté une grande partie de la population. Ainsi, ils montrent que la baisse de la proportion de Parisiens appartenant à cette catégorie au profit des « cadres et professions intellectuelles supérieures » est une perte de richesse sociale et culturelle pour la capitale.

  • Bourgeois contre Prolétaires ? La question du vocabulaire marxiste.

Certains scientifiques utilisent le vocabulaire marxiste afin d’insister sur les dimensions de lutte des classes et de domination de la gentrification.
Les chercheurs Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot parlent de « déprolétarisation »  (Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot, Sociologie de Paris, 2014) de Paris : ce terme n’est pas neutre, il renvoie au vocable marxiste de « prolétariat » qui désigne la partie de la population qui ne dispose que de sa force de travail. Les prolétaires, c’est-à-dire les ouvriers et les employés dans ce cas, seraient-ils délogés par les « bourgeois » ? Non selon eux, ces deux auteurs refusent de parler « d’embourgeoisement » : les CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures d’après l’INSEE) ne correspondent pas à ce qu’ils appellent la bourgeoisie, celle-ci étant caractérisée par un fort patrimoine familial. Ainsi, s’ils utilisent la typologie marxiste pour caractériser les populations populaires concernées par la gentrification, ils ne l’utilisent pas pour parler des nouveaux arrivants.

Ce n’est pas le cas d’Anne Clerval : celle-ci utilise le terme de « bourgeois » pour désigner les nouveaux arrivants dans les quartiers populaires et envisage la gentrification comme une expression de la lutte des classes. La maitresse de conférence utilise la notion de "petite bourgeoisie intellectuelle" développée par Jean-Pierre Garnier, ce qui n'est justement pas la bourgeoisie. Cependant, contrairement à Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot, elle n’utilise pas le terme de prolétaire car il lui semble trop homogénéisateur. Les personnes vivant dans les quartiers populaires peuvent par exemple être issues de plusieurs vagues d’immigration, de différentes origines géographiques, ….

Ainsi, catégoriser semble être synonyme « d’homogénéiser », d’où le refus de certains scientifiques d’utiliser certains types de termes. Ces refus sont révélateurs !

  •  « On est tous le bobo de quelqu’un » : des gentrifieurs gentrifiés ?

Cette phrase est citée par de nombreux acteurs (membres du Conseil de quartier de Belleville, Collectif Ivry sans Toi(T) ) pour souligner le fait que la question de la temporalité est importante dans la catégorisation des populations : en effet, des populations installées dans les quartiers populaires depuis longtemps ont été des gentrifieurs lorsqu’ils sont arrivés. Cependant, ils sont à présent concernés par la gentrification, mais en tant que gentrifiés car ils voient les populations nouvelles arriver !
Extrait de l’entretien avec le collectif Ivry sans Toi(t) : « Se battre contre ceux qui arrivent serait lâche ! On est tous un jour arrivé à Ivry » (Ivry sans Toi(T), entretien)
Anaïs Collet décrit aussi ce phénomène à Montreuil : les « pionniers » (Anaïs Collet, conférence) de la gentrification du Bas Montreuil avaient un niveau de revenu inférieur à celui des populations arrivant à présent, cela fait d’eux des gentrifiés alors qu’ils étaient des gentrifieurs.
Aucune catégorie n’est donc figée dans le temps, et par conséquent celle de gentrification non plus.

Qu’est-ce qu’un gentrifié ?
  • Une difficile catégorisation

Puisqu’il est difficile de définir les quartiers populaires, il l’est également de définir leurs habitants ! Un quartier est aussi définit par les personnes qui y habitent. Qui sont les catégories populaires? On les désigne souvent par les PCS d’employés et d’ouvriers. Dans le cas des habitants de quartiers en gentrification, il est important de noter l’importance des vagues d’immigration successives. Selon Catherine Rhein, les différentes vagues d’immigration permettent également de caractériser les quartiers : on observe souvent que les immigrés d’une même aire géographique s’installent dans les mêmes rues ou quartiers.

Ainsi, il n’existe de portrait robot ni d’un gentrifieur, ni d’un gentrifié.

  • Le « paradoxe » des gentrifiés

Au cœur de la controverse (il n’y a pas de gentrification sans expulsion des catégories populaires), les gentrifiés sont pourtant les grands absents du débat. Si de nombreux journalistes ou chercheurs (comme Anne Clerval par exemple) s’en font porte-parole, les gentrifiés n’ont pas de voix directe dans la controverse.

Paradoxal? Pas du tout, selon le Collectif Ivry sans toi(t). Les catégories populaires n’auraient pas les armes pour prendre part au débat et/ou se battre contre ce phénomène : manque de légitimité, de conscience du caractère collectif du phénomène, pas du culture de la contestation, et surtout beaucoup d’autres problèmes « au moins tout aussi importants ». (Ivry Sans Toi(T), entretien)

Qu’est-ce que la gentrification ?

Il est difficile de donner une définition à ce terme ! Parler de « quartiers populaires », de « catégories populaires », de « gentrifés et gentrifieurs » est lourd de sens et en même temps très flou.

Selon Catherine Rhein notamment, il faut arrêter d’utiliser le terme « gentrification » car il désigne des réalités trop diverses pour être nommées par un seul et même terme. Nous l’avons vu, la dimension historique est particulièrement importante. C’est également le cas de l’aspect géographique : on ne peut regrouper sous un même terme les dynamiques ayant lieu à Lagos et celles de la région parisienne par exemple.
Par des soucis de simplification, nous utiliserons les mots « quartiers populaires », « catégories populaires », « gentrifieurs », « gentrifiés » et « gentrification ». Nous invitons donc le lecteur à garder toujours à l’esprit leur diversité sémantique et le fait qu’il faut toutefois prendre des précautions en les utilisant !