Hiérarchies des normes
Pour comprendre les modifications que le projet de loi apporte, rappelons tout d’abord la hiérarchie des normes en vigueur avant la loi Travail El Khomri. L’ordre décroissant d’importance dans lequel les normes se déclinaient était:
Ainsi, chaque norme devait respecter celles situées au dessus dans la pyramide et ne devait apporter que des précisions. Par conséquent, en cas de conflit, c’était toujours la norme de niveau supérieur qui s’appliquait.
Les lois Auroux, ajoutées dans le Code du Travail en 1982, précisaient que des normes de niveaux inférieurs pouvaient déroger aux normes de niveaux supérieurs si et seulement si elles étaient en faveur du salarié.
Cependant, on observa en 2004 une première remise en question de ce principe de faveur . Ainsi, cette loi Fillon de 2004 autorisa une norme de niveau inférieur à ne pas fixer des conditions plus favorables pour le salarié que la norme de niveau supérieur. Cependant, il était interdit de déroger aux normes de niveaux supérieurs pour les domaines suivants :
– Salaires minima
– Garanties collectives en termes de protection sociale
– Mutualisation des fonds destinés à la formation professionnelle.
Puis, nous avons observé une deuxième avancée en 2008 avec une autre loi Fillon dans l’inversion de la hiérarchie des normes. En effet, les accords d’entreprise pouvaient outrepasser les accords de branche pour les domaines suivants :
– Le contingent d’heures supplémentaires
– L’aménagement du temps de travail
– La mise en place de conventions de forfaits
– Le fonctionnement du compte épargne temps.
Tous les autres domaines restaient donc sous la tutelle des accords de branche et variaient ainsi en fonction du secteur d’activité.
La loi El Khomri ne cantonne plus les sujets (cités ci-dessus) dans lesquels les accords d’entreprise outrepassent les accords de branche. Elle achève donc l’inversion de la hiérarchie des normes en plaçant les accords d’entreprise au dessus des accords de branche. La nouvelle pyramide des normes devient donc l’inverse de celle présentée au début. Par conséquent, tous les sujets relatifs à la durée et aux horaires de travail sont ouverts à la négociation dans l’entreprise ou l’établissement. Cette durée du travail, négociée au sein de l’entreprise, peut donc impacter le salaire à taux horaire constant.
Selon certains opposants notamment des élus PS comme le député de Seine-Saint-Denis Daniel Goldberg, il souligne qu’«il y a un risque d’affaissement social».[1] En effet, selon eux, par le passé, le droit du travail s’est construit au travers du Code du Travail pour palier à la situation de faiblesse du salarié face à son employeur. La loi Travail se donne maintenant pour objectif de favoriser la compétitivité des entreprises. Elle acterait donc un changement de cap dans la politique sociale du droit du travail. C’est pourquoi, l’article 8 de la loi Travail présentant cette volonté d’inversion de la hiérarchie des normes, fut sujet à de nombreuses critiques s’inscrivant ainsi pleinement dans la controverse globale et en devint donc un acteur de premier ordre.[2]
Manuel Valls, lors de l’annonce de la loi, justifie ce changement de politique en mettant l’accent sur la volonté de relancer la compétitivité des entreprises et de faire baisser le taux de chômage en France. Pour ce faire, la loi Travail veut flexibiliser le marché du travail en simplifiant un Code du Travail actuel trop rigide et plus d’actualité face aux mutations du travail que la société rencontre. « Notre Code du Travail est devenu trop complexe donc illisible” [3] explique le Premier Ministre de l’époque.
Lorsqu’il sous-entend que le projet de loi simplifiera la législation, il parle de recentrer les négociations entre syndicats et employeurs au sein de l’entreprise. Il fait ainsi passer les accords d’entreprise au premier plan et inverse la précédente hiérarchie des normes. « La diversité et l’hétérogénéité du monde du travail s’accroissent et il est de plus en plus difficile pour la loi de poser une norme à la fois générale et précise qui aurait vocation à régir le détail des situations. […] La première exigence est donc celle d’un rééquilibrage entre la loi et la négociation collective au bénéfice de cette dernière« .[3] Combrexelle explique ici que cette loi, et plus particulièrement l’article 8 (qui se réfère à l’inversion de la hiérarchie des normes) est une réponse aux mutations de notre société. Ces mutations se caractérisent par une grande diversité entre les entreprises, d’où la nécessité de recentrer les négociations au sein même de l’entreprise pour parvenir à une meilleure adaptation de la législation.
De nombreuses protestations sont apparues car les syndicats ont perçu ce recentrage des négociations au sein de l’entreprise comme une volonté du gouvernement de donner plus de pouvoir aux patrons mettant en danger les acquis sociaux des employés. En effet, en plus de leur donner une liberté supplémentaire pour embaucher et licencier, les patrons peuvent désormais influencer les conditions de travail de ses propres employés.
Combrexelle rappelle alors qu’il existe une législation qui fixe des conditions générales à ne pas dépasser et qu’aucun abus ne pourra être réalisé : “En aucun cas, il n’est prévu que l’accord collectif puisse déroger aux principes généraux d’ordre public fixés par la loi”.[3]
Il explique ensuite les rôles des différentes normes : “à la loi de fixer les grands principes qui structurent le travail et l’emploi, à l’accord de branche de fixer les principes propres au secteur d’activité en question et à l’accord d’entreprise de régir, au plus près du milieu du travail, la vie professionnelle des salariés.” [4]. La pyramide qu’il décrit paraît en première vue ne pas être inversée par rapport à celle existant avant la loi, ce sur quoi insiste le gouvernement. En effet Myriam El-Khomri ajoute «Cette place donnée aux accords d’entreprise, dans le prolongement des lois précédentes, ne modifie en rien ce que l’on appelle la hiérarchie des normes.» [1] Cependant le fait de recentrer toutes les négociations au sein de l’entreprise inverserait, selon les contestataires, cette pyramide et fragiliserait les conditions de travail des salariés en renforçant le pouvoir des patrons.
C’est pourquoi, l’article 8 du projet de loi est un acteur majeur de cette controverse car il a suscité de nombreuses protestations du fait de la peur de tous les salariés de voir leur pouvoir diminuer et leurs conditions de travail se dégrader.
De plus, l’inversion de la hiérarchie des normes fait débat quant aux rôles joués par certaines institutions tel que le Parlement incarnant notre République et notre souveraineté populaire. En effet, autoriser chaque entreprise à pouvoir établir son propre Code du Travail questionne l’équité sur le plan national, conformément à nos valeurs républicaines et à notre État de Droit. En plus de soulever un débat sur la conservation des acquis sociaux pour les salariés, cette inversion de la hiérarchie des normes pourrait mettre en cause le fondement de L’État de Droit basé sur la hiérarchie des normes, définie dans la théorie du normativisme de Hans Kelsen.
- Alemagna, L. (2016, mai 8). Inversion de la « hiérarchie des normes », la pomme de discorde décortiquée. Libération. Consulté à l’adresse : http://www.liberation.fr/france/2016/05/08/inversion-de-la-hierarchie-des-normes-la-pomme-de-discorde-decortiquee_1451312 ↑
- Comprendre la hiérarchie des normes pour mieux comprendre la loi travail – Editions Tissot. (2016, septembre 21). Consulté 5 juin 2017, à l’adresse https://www.editions-tissot.fr/actualite/droit-du-travail-article.aspx?secteur=RP&id_art=7920&titre=Comprendre+la+hi%C3%A9rarchie+des+normes+pour+mieux+comprendre+la+loi+travail ↑
- Bellan, L. de C. M. (2015, octobre 19). Conférence sociale : Hollande et Valls affichent leur volonté de réformer rapidement le Code du travail. lesechos.fr. Consulté à l’adresse https://www.lesechos.fr/economie-france/social/021416639016-conference-sociale-hollande-et-valls-affichent-leur-volonte-de-reformer-rapidement-le-code-du-travail-1167098.php#Xtor=AD-6000 ↑
- Combrexelle, J.-D. (2016). Droit du travail : le défi français de la réforme. Le Débat, (191), 58‑66.Consulté à l’adresse http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=DEBA_191_0058 ↑