Paris, le 30/05/2017
Notre groupe de Controverses a rencontré Madame Kadri et lui a posé quelques questions qui permettent d’aporter des éléments de réflexion et des témoignages à notre descritption de controverses.
Comment est abordée la question de la distance à maintenir avec les politiciens ou les entrepreneurs que vous interviewez au sein de l’entreprise ?
C’est la base même du métier de journaliste de toujours garder les distances des personnes interviewées. Surtout quand il s’agit de personnes ayant une position de pouvoir, comme c’est le cas pour un entrepreneur ou un homme politique. C’est moins vrai quand on interviewe un quidam dans la rue.
Par principe, le journaliste doit toujours avoir un regard critique sur la personne interviewée, chercher à lui tirer les vers du nez. Car aussi bien les politiciens que les entrepreneurs se forment de plus en plus à l’exercice de l’interview (cours de media training, de coaching) pour essayer d’en dire le moins possible et pour contrôler davantage leur parole.
Avez-vous un organisme qui contrôle ceci au sein de l’Afp?
Non pas d’organisme qui contrôle mais une direction de l’Information qui veille au bon respect de ces règles de base. Par exemple quand l’AFP est critiquée sur les réseaux sociaux comme soi disant anti-Trump, la direction de l’Information lance des mises en garde pour que « notre production reste bien équilibrée », et éventuellement répond aux internautes.
Avez-vous une charte qui en établit les règles? Les mettez-vous en application?
Oui nous avons une charte des bonnes pratiques du journalisme (visible sur le site de l’AFP) et chaque agencier est censé les mettre en application.
Recevez-vous des cadeaux de la part de ceux que vous enquêtez ou que vous interwievez ? Les acceptez-vous ?
C’est assez rare de recevoir des cadeaux mais cela peut arriver au service économique ou au service qui suit la mode et la gastronomie. Nous ne les acceptons pas si par exemple ils sont donnés à la fin d’une conférence de presse, sauf s’il s’agit d’un stylo ou d’un cadeau de très faible valeur type clef USB. Nous avons une règle selon laquelle le cadeau éventuellement reçu par voie postale ne doit pas dépasser 50 euros. Un de mes anciens chefs avait renvoyé une caisse de 6 bouteilles envoyées par LVMH d’une valeur de 600 euros la bouteille !
Quelle est la politique en matière de déjeuners et de dîners ? Avez-vous le droit de recevoir des invitations ? Pouvez-vous inviter ?
Oui cela nous arrive d’être invités à déjeuner (à dîner c’est beaucoup plus rare) mais uniquement à titre professionnel pour parler du secteur de l’entreprise en question ou pour régler un différend comme cela m’est arrivé avec une agence de communication (beaucoup d’entreprises passent par des agences spécialisées pour communiquer vers les journaux, les radios télés et les agences). Nous avons aussi un budget pour inviter certaines « sources », c’est-à-dire les responsables de la communication des grandes entreprises du CAC 40 ou de grandes agences de communication (Image7, DGM, Havas, etc..). Mais notre budget est très limité, chaque convive doit nous coûter au maximum 40 euros ce qui n’est pas beaucoup dans le quartier de la Bourse le midi et nous ne pouvons pas inviter plus qu’une ou deux personnes. En outre, il y a un plafond pour l’ensemble du service à ne pas dépasser sur l’année.
Réussissez-vous à maintenir de la distance avec l’Etat, qui subventionne l’AFP en lui versant chaque année plus de 100 millions d’euros pour financer son réseau international, au titre de sa mission d’intérêt général ?
Oui même si ce n’est pas toujours facile. L’article 2 du statut de l’AFP qui a fait l’objet d’une loi spécifique en 1957 au parlement nous protège car il stipule que l’AFP doit être indépendante de tous les partis, de toutes les administrations et de tous les intérêts économiques ou sociaux existants dans le pays.
Cependant comme nous avons à faire directement au président, au Premier ministre et à pas mal de ministres, il peut arriver qu’on essaye de nous faire changer des phrases considérées comme gênantes. Mais notre direction de l’Information sera toujours là pour nous soutenir même face au PDG de l’AFP s’il était tenté de céder à des pressions extérieures.
Avez-vous reçu des pressions de la part de celui-ci? Avez-vous un exemple particulier?
Cela arrive souvent que des ministres ou des présidents cherchent à influencer la façon dont nous parlons de leur action. Dans mon cas personnel, il est arrivé que l’entourage d’Emmanuel Macron quand il était ministre de l’Economie nous appelle pour modifier un titre ou rectifier le tir de déclarations qu’il avait faites par exemple en petit comité et qui n’était pas, selon l’entourage, destinée à devenir publiques. Je me souviens de quand il avait dit qu’en gros il n’y avait pas du tout besoin d’avoir été élu au moins une fois dans sa vie pour accéder au poste de Premier ministre ou président. Après la dépêche, son entourage avait protesté en disant que ces informations étaient « sorties de leur contexte », mal interprétées.
Comment avez-vous fait pour résister à ces pressions, si vous y avez resisté ? Qui vous a aidé ?
Nous avons tenu bon, car nous avions l’enregistrement de ce qu’il avait dit et que confronté à la réalité, l’entourage ne pouvait plus la nier. Ce qui nous a aidé c’est notre professionnalisme. Un bon journaliste doit être inattaquable sur ces sources et sur les citations qu’il utilise. C’est pour cela qu’il doit le plus souvent enregistrer, même une simple conversation au téléphone. C’est plus compliqué sur téléphone portable.
Que pensez-vous de la relecture de citations et d’interviews ?
Je suis totalement contre. Surtout quand cela devient systématique comme cela l’était devenu avec Emmanuel Macron. Il se faisait envoyer l’ensemble de ses déclarations via mail et ensuite il prétendait décider de ce que le journaliste pouvait garder ou pas, en rayant les mentions non souhaitées !!
Je pense que la relecture des citations et interviews qui est devenue presque systématique depuis une quinzaine d’années en France et qui est acceptée par de grands médias comme Le Monde, Le Figaro ou Les Echos mine la relation de confiance qui doit exister entre l’interviewé et l’intervieweur. Les mêmes personnalités acceptent tranquillement de parler à toute heure à la radio ou à la télévision sans aucune censure. Je ne comprends pas cette dérive qui amène certaines personnes dont Macron mais il n’est pas le seul, à conditionner l’octroi d’une interview à sa relecture. Je trouve que comme il s’agit de personnes très entraînées à faire des interviews et de très haut niveau culturel, elles devraient être en mesure de maîtriser d’emblée leurs propos, sans avoir besoin d’intervenir à postériori.
Au Département économique de l’AFP nous refusons depuis 2 ans toute relecture de citations et encore plus des interviews.
Certaines personnes considèrent que s’ils ne relisent pas leur interview alors cette interview ne contient pas ce qu’ils disent, mais plutôt ce que dit le journaliste. Est-ce vrai ?
Ce n’est pas vrai pour les journalistes expérimentés et rigoureux qui travaillent pour l’AFP. C’est la base du travail d’agence de refléter scrupuleusement la pensée de la personne interviewée et de ne pas faire d’interprétation. Si on a un doute parce qu’il s’agit d’un sujet très technique (par exemple une interview d’un cancérologue ou d’un spécialiste du ciment), un journaliste digne de ce nom, posera des questions pour clarifier le propos de l’interviewé. Il ne faut jamais craindre d’avoir l’air idiot ou de ne rien y connaître. Le journaliste n’est qu’un médium qui raconte une histoire et son objectif est d’être le plus proche de la vérité possible, de ne travestir ni les propos ni ce qu’il voit.
Quelle est votre opinion sur le off ? Est-il un signe de connivence ?
Non le off peut être très utile, pour expliquer des concepts complexes et techniques, pour ajouter du contexte à un évènement. Mais aussi par exemple sur le plan diplomatique, pour justifier telle ou telle position de la France sans pouvoir le dire aussi nettement aux autres pays.
Ce n’est pas de la connivence, c’est une convention entre les personnalités importantes et les journalistes. Par exemple, l’administration américaine a pour habitude de donner beaucoup d’informations en off aux journalistes, ce qui permet à ceux-ci d’écrire des papiers plus complets, allant au-delà des déclarations officielles.
Avez-vous un exemple à nous raconter ?
Je me souviens du premier sommet entre Mario Monti, François Hollande, Angela Merkel et Mariano Rajoy à Rome en 2012. J’avais recueilli beaucoup d’informations en « off » de la porte-parole de Monti qui expliquait combien l’Italie comptait sur Hollande pour parler à Merkel afin que l’Europe tourne le dos à l’austérité et change de cap.
Selon vous la connivence avec les politiciens et les entreprises est-elle une façon de récolter plus d’informations ?
Je n’aime pas le mot connivence, il est normal comme toutes les sociétés humaines qu’il y ait des interactions entre les journalistes d’un côté, les hommes politiques ou les entreprises de l’autre. S’inviter, se fréquenter permet de récolter des informations mais il faut savoir maintenir les distances. Par exemple j’évite les dîners avec ces sources. S’ils nous invitent à Roland Garros (comme BNP Paribas) ou au théâtre (comme la SNCF ou Michelin), nous ne nous précipitons pas pour y aller, nous ne le ferons que s’il y a vraiment sur place, le PDG ou quelqu’un d’important dans l’entreprise afin de faire du « réseautage » (networking). En général, les collègues d’autres médias y vont aussi, c’est utile d’échanger avec eux aussi, de voir sur quels sujets ils travaillent. De mesurer la position exacte de tel ou tel dirigeant dans l’entreprise.
Avez-vous des exemples à nous raconter ?
Cela m’est arrivé d’aller justement voir une pièce de théatre à l’invitation de la SNCF au Théatre des Champs Elysées et c’était utile car il y avait beaucoup de collègues et un des hauts dirigeants de la SNCF.
Pensez vous que la connivence entre le journalisme et le politique a aux dernières élections représenté un décalage d’objectivité qui a influencé les suffrages ?
Pas du tout, je trouve que les journalistes ont tiré des enseignements des victoires surprises de Trump et du Brexit et lors des dernières élections, ont réellement fait un gros effort d’objectivité, ils sont davantage partis en reportage, sont allés sonder les « vrais gens » sur le terrain. Chez nous à l’AFP, c’est même quelque chose auquel nous avons commencé à réfléchir il y a un an. Je crois que le vote a été très influencé par les émissions politiques et les débats entre candidats.
Pensez-vous que les journalistes ont le pouvoir d’orienter la notion de vérité et d’objectivité?
Les journalistes doivent tendre le plus possible à l’objectivité. Mais c’est parfois difficile. La meilleure façon d’éviter cela c’est de multiplier les articles de « fact checking », comme le font Les Décodeurs au Monde ou Détox à Libé ou d’autres médias. Il faut de plus en plus vérifier les affirmations des uns et des autres, et ensuite diffuser les correctifs le plus largement possible. Depuis que Trump et les partisans du Brexit ont gagné en partie grâce à des « fake news », des informations fabriquées, les journalistes ont compris que leur mission d’origine consistant à « faire éclater la vérité », démonter les rumeurs, était redevenue très importante. C’est une nécessité pour la démocratie.
L’idéologie personnelle des journaliste influence-t-elle l’information qu’ils transmettent au sein de votre entreprise? Quelles mesures sont-elles prises pour freiner ce phoenomène, s’il est vrai qu’il a lieu?
De mon côté par exemple je suis plutôt anti nucléaire mais j’essaye de ne pas introduire de biais ni de faire apparaître mes idées personnelles quand je parle d’EDF ou d’Areva.
C’est l’un des chapitres de la Charte des bonnes pratiques.
Quels journaux français sont-ils selon vous impliqués dans ce genre de phénomènes ? Cela pose-t-il un problème ? En parle-t-on parmi les journalistes, est-ce que certains journaux sont critiqués?
Il est évident que la plupart des journaux (l’agence a une obligation d’indépendance et d’objectivité qu’ils n’ont pas) sont plus ou moins proches de certains partis ou de certains groupes d’idées; il est de notoriété publique (et cela se voyait pendant la campagne de François Fillon) que Le Figaro propriété de la famille Dassault est très proche des Républicains et a tendance à s’aligner sur leurs idées.
Libération est proche du PS, Le Monde désormais de Macron mais cela ne les a pas empêché de publier une enquête très fouillée et embarrassante sur Richard Ferrand, le ministre de la Cohésion territoriale. Normalement les orientations des journaux se voient dans la copie de leurs éditorialistes mais parfois aussi dans le choix de parler ou de ne pas parler ou pas beaucoup de tel ou tel sujet (c’était le cas pour Le Figaro pendant l’affaire Fillon).
Connaissez-vous des journalistes qui dénoncent la connivence des médias avec les politiciens quand elle a lieu ?
Récemment Télérama a publié un article très ironique sur la façon dont deux éditorialistes de BFM TV et du JDD avaient relaté les premiers pas sur la scène internationale d’Emmanuel Macron. Les deux journalistes en question se pâmaient en disant que le nouveau président avait fait un sans faute alors que comme le remarquait Télérama il n’avait rien dit de très original ni obtenu quoi que ce soit de Donald Trump lors du G7 de Taormine en SIcile par exemple.
Plus globalement, pouvez-vous nous parler de votre avis personnel sur le rôle du journaliste, sur la distance qu’il doit maintenir ou non avec le politicien, sur l’objectivité, sur la vérité?
Mon avis personnel c’est qu’il faut toujours rester sceptique, et dans une position d’observateur qui est le rôle même du journaliste. Il ne faut jamais se prendre nous pour des politiciens ou des entrepreneurs, ni pour des donneurs de leçons. Ce qui me plaît dans le journalisme c’est d’essayer de transcrire au plus juste et au plus près ce que je vois et ce que j’entends, au lecteur de se forger sa propre opinion ensuite. J’aime aussi aller à l’encontre des clichés, démonter les préjugés sur tel ou tel pays ou telle ou telle personnalité.
L’éditorialiste est le seul qui peut donner son opinion à mon avis car le lecteur sait d’emblée qu’il ne s’agit que d’un avis personnel et il peut le lire ou choisir de l’ignorer. A une certaine époque je lisais beaucoup The Economist surtout parce qu’il parlait de pays auxquels personne ne s’intéressait. Par contre quand leur correspondant en Italie ou au Japon écrivait sur ce pays au moment où j’y vivais, connaissant l’orientation très libérale de cet hebdomadaire, je pouvais avoir une position tout à fait critique sur ce qu’ils disaient.