Un changement de point de vue
En 2016, 36 % des Français utilisaient un ad-blocker (1), un logiciel permettant de bloquer les publicités susceptibles d’apparaître sur les sites web visités par l’utilisateur, y compris sur les réseaux sociaux tels que Youtube ou Facebook. Ce chiffre n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, et les services d’adblocking se multiplient, chacun avec leurs propres spécificités et extensions, proposant un service plus ou moins restrictif.
La controverse s’est jusqu’à maintenant focalisée sur les internautes et les utilisateurs, majoritairement « victimes » du système en place et cherchant à se prémunir contre les multiples requêtes publicitaires et récoltes de données sur les sites internet. L’enjeu est ici de s’attarder plus longuement sur les autres acteurs, à savoir les annonceurs et les éditeurs pour qui l’avènement et la démocratisation des ad-blockers représente un manque à gagner conséquent. Les exemples les plus probants à notre disposition sont ceux issus des entretiens réalisés avec des professionnels du milieu : d’une part le Geste (à l’initiative du Figaro) pour le point de vue média traditionnel, et d’autre part Publicis Média France, pour l’aspect plus technique de la gestion du big data.
La gestion des parts de marché
Comme le souligne Jean-Baptiste Rouet, CPO chez Publicis Média France, le principal problème à ce jour demeure
« le rapport de force déséquilibré qui existe entre les Gafa et le reste des annonceurs. Le « gâteau publicitaire » digital est aujourd’hui détenu entre 70% et 80% par deux acteurs que sont Facebook et Google »,
Jean-Baptiste Rouet, entretien avec Publicis
ce qui laisse peu de place aux autres annonceurs, notamment les plus petits. Leur grande force réside dans ce que les acteurs appellent le cross-device, à savoir le fait qu’un utilisateur, grâce à son identification unique, puisse être suivi sur plusieurs supports à la fois.
« Facebook a eu la bonne idée de créer Facebook Connect qui vous permet aujourd’hui de vous logger sur n’importe quel site (ou presque) n’appartenant pas à Facebook mais le laisse vous suivre partout dans votre consommation web ».
Jean-Baptiste Rouet, entretien avec Publicis
L’enjeu de l’identification unique est également d’éviter la surexposition publicitaire, en recoupant les informations issues des différents appareils et navigateurs utilisés. Laure Debos, du département Data de Publicis Média, nous rappelle le fonctionnement des cookies : un cookie correspond à la récolte de données pour un appareil et un navigateur.
« Si par exemple vous possédez plusieurs appareils comme un téléphone et un ordinateur avec deux navigateurs différents, cela fait 4 cookies pour une seule et même personne, et pour une même consommation Internet. »
Laure Debos, entretien avec Publicis
D’où la nécessité de pouvoir identifier qui fait quoi.
« Les annonceurs ont mécaniquement des budgets limités, qui restent malgré tout très importants pour certains. On parle donc « d’euro-efficace » pour s’assurer que chaque euro investi l’est au bon endroit. Ce sont dans le cas contraire des centaines de milliers d’euros de la part des annonceurs qui vont directement à la poubelle. »
Laure Debos, entretien avec Publicis
En pratique, la présence d’un ad-blocker est donc nuisible pour l’annonceur, qui n’affiche pas son contenu sur la page associée, alors que la publicité graphique (display) représente environ 1/3 du budget publicitaire des annonceurs (Jean-Baptiste Rouet, entretien avec Publicis). Cela n’a pas d’incidence sur la récolte de cookies, mais d’autres modes permettent de s’en affranchir, comme la navigation privée par exemple.
Le cas des médias traditionnels
Les médias traditionnels souffrent également des ad-blockers. De la même manière, et paradoxalement, l’augmentation du trafic Internet n’est pas nécessairement à leur avantage non plus : il y a là des questions d’équité dans les parts de marché, nous en avons déjà fait mention, et d’autres concernant les prix des annonceurs, tirés à la baisse par le trafic généré (baisse de la rémunération par clic sur une publicité, par exemple). Comme le souligne Bertrand Gié, Directeur du Pôle News du Figaro, et à l’initiative du Geste :
« La course à l’efficacité et à l’inventaire provoque une chute des prix très défavorable pour les médias traditionnels. (…) Plus que d’associer une marque à un environnement [comme sur un journal papier, par exemple], on cherche désormais à valoriser une audience. »
Bertrand Gié, entretien avec le Geste
Ainsi pour un quotidien de la presse française par exemple, la présence d’ad-blockers sur les navigateurs des internautes est déplorable. Comme le souligne néanmoins Bertrand Gié, la plus-value des sites se situe alors dans la capacité à connaître précisément l’utilisateur qui « se cache » derrière la page web en train d’être consultée, via un login sur le site. Des informations telles que l’âge, le sexe, les habitudes ou encore la catégorie d’articles consultés sont une vraie source de valorisation afin d’optimiser le « taux de conversion » (2). Il s’agit là de pouvoir proposer une publicité en lien avec les centres d’intérêts de la personne, alors plus susceptible d’acheter les produits qu’on lui propose.
Une solution partielle : la « premiumisation » du Web
Pour remédier d’une part au problème de rémunération des médias traditionnels, affectés par la baisse marginale ou unitaire des revenus publicitaires, et d’autre part aux plaintes des internautes dont l’expérience de navigation est perturbée par la publicité, une solution mise en place est la « re-premiumisation du Web » comme l’appelle Geoffrey Fossier, Directeur Marketing Digital au Figaro.
L’idée est d’avoir au départ pour le média un contenu exclusif à proposer : images issues de droits TV, informations privilégiées, traitement journalistique premium de l’information, contenu vidéo avec films ou séries (Netflix) etc. Ainsi, pour avoir accès à ces contenus et / ou s’affranchir des publicités, l’utilisateur souscrit à un abonnement mensuel. Il s’agit donc de ne pas excéder l’internaute avec des publicités, tout en redorant leur image et leur vocation première : la « premiumisation » s’effectue donc aussi bien en amont lors de la conception de la publicité, qu’en aval lors de son affichage sur une page web.
Cette solution représente donc un bon compromis entre des contenus accessibles au grand public et d’autres plus exclusifs réservés aux abonnés, et vient compléter un autre modèle un temps envisagé. L’objectif poursuivi était de faire payer les internautes à la consommation utile. Mais comme le décrit Thomas Bourgenot de l’association Résistance à l’Agression Publicitaire :
« Cela serait vite devenu hors d’atteinte pour les gens qui consomment beaucoup de contenu. Et puis, sortir sa carte bleue à chaque clic serait assez laborieux, on aurait l’impression de se faire détrousser à chaque fois. »
Thomas Bourgenot, entretien avec RAP
Ainsi, cette solution permettant de préserver le modèle économique des médias traditionnels ainsi que l’espace de navigation des internautes ne fait pas l’unanimité auprès des acteurs de la controverse. En effet, toute solution dépend en partie du comportement de chaque utilisateur d’Internet et il est pour cela difficile de mettre en place de nouveaux systèmes à l’échelle globale.
Une défense mise en place par les internautes
Pour découvrir l’autre nœud de la controverse
(1) Source : TNS-Sofres
(2) Le taux de conversion mesure le rapport entre les individus ayant réalisé l’action finalement recherchée dans le cadre de la campagne marketing et le nombre total d’individus touchés par la campagne. (B. Bathelot, avril 2015, https://www.definitions-marketing.com/definition/taux-de-conversion/)