La taille du corpus en question
Un des nœuds de cette controverse réside dans la question de la valeur des sources. Sur ce point, historiens sceptiques et traditionnels s’opposent frontalement : nous avons contacté des historiens des deux camps, et les deux avis sont totalement blancs ou noirs.
Les tenants d’une historiographie traditionnelle expliquent que le corpus de textes précisant les rites des cathares est abondant, et accusent les historiens sceptiques de le méconnaître, et de rejeter sans réflexion des sources pouvant être authentiques. Il est à noter que les historiens partisans d’une historiographie traditionnelle peuvent prétendre être des spécialistes du catharisme dans le Midi, et donc prétendre avoir des connaissances sur ces sources plus étendues ; alors que par définition, des historiens remettant en cause le concept de catharisme ne vont pas expliquer avoir dévolu leur vie à l’étude des sources d’un catharisme qui n’existe pas ; ils s’inscrivent plutôt dans des démarches plus globales d’étude de l’hérésie, en refusant toute forme de construction passée. Ils s’appuient notamment sur d’autres codex cathares, mais qui peuvent être étrangers et dont l’authenticité est parfois remise en cause.
Voici par exemple ce que dit Peter Biller à propos de l’ouvrage War on Heresy de Robert I. Moore historien sceptique :
Des affirmations assénées de façon déclamatoire, une mise en question systématique de l’authenticité des preuves et puis l’omission silencieuse font partie de l’arsenal des techniques mises en évidence ici.
Peter Biller dans l’article « Bye-bye le Catharisme ? » p.25, paru dans Cathars in Question (2016), traduction de Anne-Christian Patrick
À l’inverse, les historiens sceptiques expliquent que les sources permettant d’affirmer l’existence d’un mouvement cathare dans le Midi sont trop rares. Les principales sources sur les rites des hérétiques du Midi sont en effet les registres de l’Inquisition : néanmoins, selon les sceptiques, les rituels, pratiques et croyances des hérétiques ne sont que prêtés à ces derniers, et les documents, par exemple des retranscriptions d’aveux éventuellement obtenus sous la torture en langue occitane traduite en latin, ne sont pas fiables. Certains détails techniques sont également très pointus et importants alors qu’ils sont difficiles d’interprétation ; on pourra citer notamment un texte comportant l’expression « De Vulgaria », qui peut être lu comme « De Bulgaria » et qui accréditerait l’hypothèse d’une origine bogomile aux hérétiques du Midi selon l’historiographie traditionnelle (Shulevitz 2019). Ils reprochent alors aux tenants d’une historiographie traditionnelle d’avoir pris les textes de l’Inquisition pour argent comptant.
Voici la réponse d’Alessia Trivellone, autre figure des historiens sceptiques, au livre Cathars in Question édité par Antonio Sennis, dont est tiré la citation ci-dessus :
En ce sens, il nous semble surprenant de lire, dans une publication universitaire, tant d’études qui négligent les questionnements méthodologiques et épistémologiques les plus élémentaires et oublient de considérer les contextes sociaux et politiques dans lesquels des sources sont produites. Il est encore plus étonnant de trouver des articles escamotant toute logique afin de contester des thèses le plus souvent mal comprises, ou de relever des fautes de traduction et d’interprétation dans des sources considérées comme centrales pour la démonstration. Il nous semble qu’une telle insouciance envers le raisonnement et la méthode historique a de quoi décevoir non seulement les chercheurs qui étudient l’hérésie, mais tout historien.
Alessia Trivellone, compte-rendu de lecture de Cathars in Question, d’Antonio Sennis
C’est ainsi dans l’étude des sources que la controverse devient la plus passionnante : deux démarches historiques opposées s’affrontent. Une démarche consiste à faire preuve d’un doute radical sur les sources, au risque de ne plus pouvoir considérer aucun objet historique en dehors de la perception de ceux ayant produit des documents historiques l’attestant ; l’autre accordant plus de confiance aux sources, au risque de se placer dans une Histoire romantisée par ceux qui ont laissé des traces et de donner raison à l’adage « L’Histoire est écrite par les vainqueurs ».