Les réseaux sociaux, par essence, mettent en contact les sphères privées des utilisateurs. Dans quelle mesure ces interactions pourraient-elles redéfinir le domaine du privé ?
Les données personnelles, brique élémentaire des réseaux sociaux
Les réseaux sociaux Internet ont naturellement à voir avec le domaine du privé. La simple inscription sur un site de réseautage social présuppose un engagement personnel. Les pages d’inscription de Facebook ou de Twitter, les réseaux sociaux les plus importants en Europe, permettent de s’en rendre compte.
Le sites ne demandent pas un pseudonyme, mais bien l’état civil de l’individu. Jouer le jeu du réseau social, en accepter les règles, nécessite de partager ce que D.Cardon appelle des données sensibles[1] :
Les données sensibles, c’est religion, sexualité, noms, téléphone adresses, c’est tout ce qui peut être exploitées par des sociétés commerciales, ou même pour vous identifier.
Du point de vue de la vie privée, l’inscription à un réseau social n’est pas un acte neutre : l’individu fournit des informations personnelles avant même d’être à même de comprendre les mécanismes du réseau qu’il n’a pas encore intégré. Nous verrons que le décalage temporel entre la publication d’informations et la compréhension des enjeux de cette publication par les utilisateurs est une des moteurs des réseaux sociaux de masse.
Une dilatation temporelle de l’existence sociale
Dans son mémoire, L.COLLEE met en évidence la durée de conservation des données, a priori illimitée [2] :
Les données, une fois publiées, peuvent rester là littéralement pour l’éternité même lorsque l’utilisateur les aura supprimées du site original et même en cas de disparition du réseau. Il peut exister des copies sur d’autres sites tiers (y inclus les services d’archive et les fonctions de cache fournies par des moteurs de recherche bien connus) ou même chez des utilisateurs. De plus certains fournisseurs de service refusent d’obéir rapidement (ou simplement d’obéir) lorsqu’il y a une demande d’effacement d’un utilisateur soit de ses données ou plus spécialement de son profil complet.
Toute information publiée sur un réseau social a une durée de conservation inconnue par l’utilisateur, et potentiellement infinie.Tout individu est donc confronté en permanence avec ses actions et des dires antérieurs, à tel point que, pour le président de la CNIL Alex Türk, toute perspective temporelle semble disparaitre[3] :
Le droit à l’oubli devrait être un droit fondamental. Or, aujourd’hui, Internet provoque une dilatation du présent. On vit indéfiniment dans l’instant présent. Cela peut devenir oppressant, insupportable.
Les réseaux sociaux, censés permettent une communication efficace et quasiment instantanée, abolissent paradoxalement la distance entre passé et présent. Tout utilisateur doit gérer et assumer l’effet à long terme de son propre comportement.
Un éclatement spatial
Depuis 2010, de nombreux sites Internet étendent leur stratégie de communication aux réseaux sociaux en permettant aux utilisateur de faire part de leur interactions à l’ensemble de leurs contacts. Dans cette même perspection d’hyper-interactivité, les réseaux sociaux commencent à s’associer[4] :
Des passerelles entre les services de réseautage social seront vraisemblablement mises en place pour transférer facilement les informations d’un système vers un autre (portabilité des réseaux comme “OpenSocial” lancé par Google).
Cette abolition progressive des cloisonnements entre les différents réseaux change le statut des informations publiés par les utilisateurs qui peuvent désormais naviguer entre différentes plateformes. Les données perdent leur ancrage circonstancié à un réseau particulier.
Exposition réelle ou mise en scène de soi ?
Bien que de véritables données personnelles soient effectivement mises à disposition par les utilisateurs sur les réseaux sociaux, il importe de savoir si l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes par l’intermédiaire de l’ensemble de leurs publications (statuts, photos, affinités, préférences…) rend compte de leur intimité. Dans ce cas, l’exposition est bien plus forte et les réseaux sociaux incarnent le lieu de révélation de soi aux autres. Cependant, ce constat reviendrait à considérer que les utilisateurs se comportent de façon transparente, sans recul ; D.Cardon réfute cette idée[5] :
(…) il y a beaucoup de discours de gens qui, très inquiets sur la vie privée, pensent que les utilisateurs sont complètement naïfs, qu’ils ne réfléchissent pas. De temps en temps, il y a pu y avoir un peu de ça, et ils le disent surtout pour les jeunes qu’il faut protéger. Mais il n’y a rien de moins naïf qu’un gamin. Lui, ce qui l’ennuie, ce n’est pas les profs, la CNIL, c’est ses copains, et avoir la honte, c’est terrible. Il ne cesse de calculer ce qu’il est en train de mettre parce qu’il est en train de voir comment les autres vont réagir à son affaire donc il y a une dimension très stratégique dans cette mise en scène de soi, très théâtrale.
Pourtant, ce jeu de représentation ne garantit pas la dissimulation de soi [6] :
Ce qui ne veut pas dire que dans le théâtre et la mise en scène de soi, il n’y ait pas des trucs très impudiques. Si on est dans une culture juvénile de jeunes de milieu populaire dans lequel être totalement soûl ou faire n’importe quoi relève de la culture commune du groupe, ils vont le montrer parce qu’ils ont l’impression d’être entre eux.
La mise en évidence du paradoxe de la mise en scène de soi permet de repenser l’identité que les utilisateurs se créent sur les réseaux sociaux. La sociologue Nina Testut va jusqu’à voir cette nouvelle identité comme la résultat des tentatives de fabrication du moi sublimé [7] :
Facebook nous parle de notre identité, de nos identités, schizophrènes ou réconciliées. Facebook nous parle aussi du soi dévoilé de façon plus ou moins maîtrisée, de la gestion stratège de nos réserves d’informations. On se donne à voir tel que l’on est, tout cru, sans prétendre. On s’efforce à l’authenticité, à l’intégrité, à la transparence. Ou on se donne à voir glamourisé. Quel impératif de vérité après tout ? On défie les lois de l’autobiographie : je me donne à voir sur Facebook, je reçois le reflet de moi et sa validation par autrui. De la même façon on observe la vie des autres, et on se positionne par rapport à ces existences. Facebook est un support d’expression et de construction identitaire. Il est ma surface d’expérimentation du Je.
Une exposition de soi formatée ?
Tout phénomène culturel massif induit naturellement une normalisation des comportements. Les réseaux sociaux n’échappent pas à la règle et la confrontation avec autrui devient rituelle. D.Cardon soulève le paradoxe de ce formatage, propre aux réseaux sociaux [8] :
Et tout le monde reprend des codes visuels, des manières d’être et de se présenter qui sont très forte. Alors le paradoxe de tous cela c’est : on se met dans des formats, pour en même temps essayer d’être le plus singulier possible. On se montre pour paraître aux yeux de ses copains un peu différent de soi, un peu original, comme étant créatif etc. mais pour le faire on va employer des choses qui sont assez formatées.
Les utilisateurs essaient de prôner leur singularité mais ce faisant, ils obéissent à des codes dictés par un environnement figé. Cela réintroduit la notion de dilatation temporelle évoquée plus haut puisque ce formatage donne un caractère cyclique aux manifestations de soi, jamais véritablement renouvelées. De plus, ce formatage, en abolissant les différences entre individus, rend l’autre anonyme et indistinct.
Une valorisation de l’hyper-sociabilisation
[1] CARDON, Dominique. Entretien.
[2] COLLEE, Laurent. Sécurité et vie privée sur les réseaux sociaux p.37
[3] ALIX, Christophe. Réseaux sociaux et vie privée : entretien avec Alex Türk, président de la CNIL, 19 février 2009
[4] COLLEE, Laurent. Op.Cit. p.62
[5] CARDON, Dominique. Op.Cit.
[6] CARDON, Dominique. Op.Cit.
[7] TESTUT, Nina. Facebook : Et moi ! Et moi ! Et moi !
[8] CARDON, Dominique. Op.Cit.