Anne Latournerie conclue son article sur le droit d’auteur ainsi :
« La conclusion pratique est que, d’un côté, on est en face de tentatives de privatisation du patrimoine par les opérateurs privés qui l’exploitent (avec des risques d’appropriation de pans entiers de la culture), de l’autre, de grandes institutions culturelles essaient de gérer le patrimoine. » A. Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », l’Économie Politique.
Il y a donc bien un conflit entre l’économie de la culture et la promotion du patrimoine.
La culture : un bien public qui est une propriété d’individus ou de sociétés privées.
La controverse qui gravite autour des œuvres orphelines cristallise une tension qui existe d’ores et déjà dans la culture. En effet, d’une part, les œuvres qui composent la culture appartiennent à leur auteur dès qu’elles sont créées, d’autre part la culture a toujours été perçue comme un bien public dont chacun peut profiter. Une œuvre est donc double : elle est un patrimoine en tant qu’objet de culture mais elle est également un objet économique puisque les éditeurs, les auteurs ou les sociétés de répartition de droit d’auteur usent les œuvres comme leur fond de commerce. Nous évoquerons ici en grande partie le cas du livre.
Bernard Lang défend l’idée que cette situation est en réalité historique (notamment pour les œuvres écrites). Avant l’apparition de l’imprimerie, les œuvres devaient être copiées manuellement ; le simple fait que son œuvre soit diffusée était un privilège et l’assurance que l’œuvre se pérenniserait. Avec l’apparition de l’imprimerie, le contexte est différent : la diffusion est plus aisée mais le coût de production devient alors central, les imprimeurs veulent une rémunération. Le droit patrimonial qui était accessoire constitue alors l’outil qui permet à l’industrie de diffuser les livres de manière rentable. L’avènement de l’ère numérique modifie l’équilibre en place : les coûts de diffusion sont faibles, l’imprimeur ou l’éditeur de nos jours n’est plus, a priori, un intermédiaire obligatoire.
Un immense patrimoine inexploité.
C’est dans ce contexte que les œuvres orphelines deviennent sources de tension. Les défenseurs de l’accès libre à la culture et au patrimoine voient dans la technologie numérique une opportunité sans pareille pour diffuser gratuitement des œuvres qui sinon sont vouées à l’oubli. Les éditeurs eux y voient une concurrence déloyale qui impacterait considérablement le marché de la culture. En effet, les oeuvres orphelines constituent une masse non-négligeable de créations : d’après l’article de Samuel Lespets (voir la bibliographie), le Gowers Review of Intellectual Property (rapport britannique concernant la propriété intellectuelle) estime à 40% le nombre d’œuvres orphelines dans les collections de la British Library. Florence-Marie Piriou estime entre 30 et 70% le taux d’œuvres orphelines dans les fonds bibliothécaires selon le type d’œuvres en question. Les éditeurs redouteraient donc une arrivée d’œuvres nouvelles gratuites sur lesquelles ils n’auraient aucun contrôle.
En parallèle, cet accès libre aux œuvres orphelines est pour certains auteurs, ou juristes la porte ouverte au non-respect du droit d’auteur. En effet, comment savoir si une œuvre est réellement orpheline ? Certaines œuvres encore protégées ne risqueraient-elles pas d’être exploitées sans l’accord de l’auteur ? (cf. statut actuel limité et contesté)
Un enjeu humain et sociétal
La controverse des œuvres orphelines et le régime que l’on souhaite leur accorder ouvre en réalité un débat beaucoup plus vaste que celui juridique. La technologie numérique ouvre de nouvelles questions sur le monde de l’édition et sur la manière d’accéder à la connaissance. Ces questions sont posées par tous les acteurs de la controverse.
« La question est la suivante : qu’est-ce que sera un éditeur dans 20 ou 30 ans ? Quel rôle va-t-il jouer ? Tout cela n’a rien à voir avec ce que l’on a connu jusqu’alors. » Bernard Lang,
« A quoi sert de numériser ? L’idée c’est d’obtenir un immense catalogue que les sociétés comme Google peuvent indexer par mots-clés et ainsi faire de leur moteur de recherche l’entrée à la connaissance et au savoir livresque. Puisque l’accès à la connaissance est primordial, leurs moteurs de recherche deviendront des passages obligatoires. » F-M Piriou.
Dès lors, l’industrie éditoriale ne peut être vu comme au XIXème siècle : il faut adapter la juridiction et les régimes. C’est pourquoi certains juristes ou professeurs contestent de plus en plus l’exclusivité des éditeurs sur certaines œuvres ; la conception du droit d’auteur elle-même est remise en cause.
Enfin, il existe un conflit d’intérêts : Google numérise à grande échelle, il dispose donc d’une base de données de plus en plus exhaustives. Pour une recherche en particulier, le nombre d’occurrence de certains mots-clés dans les bases de données de Google seront bien plus importants que dans les bases de données de Yahoo par exemple. A une époque où les bibliothèques « papier » tendent à être démodées, et où l’accès à l’information par Internet est en pleine expansion, peut-on permettre que des sociétés privées s’approprient un réservoir immense d’œuvres indisponibles ou orphelines ? Aux États-Unis, il a été décidé que Google faisait un « usage loyale », ce que commente F-M Piriou :
« Le juge dit que c’est un usage loyal, que c’est une exception aux droits d’auteurs en tant qu’il n’y a pas d’usage commercial de ces extraits, de ces titres. Hors indirectement, tout le monde a conscience que ces œuvres numérisées représentent pour Google un fond de commerce énorme. » F-M Piriou
La problématique des œuvres orphelines prend donc différentes dimensions selon les points de vue : une dimension juridique en tant qu’elles représentaient un vide légal, une dimension économique du fait de la quantité d’œuvres indisponibles concernées, mais également une dimension sociétale au travers de la question de l’accès au savoir et à la connaissance.
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