Les livres orphelins sont un point de débat particulier dans la controverse, car en France la loi du 1er mars 2012 instaure le statut de livre indisponible :
« On entend par livre indisponible au sens du présent chapitre un livre publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique.«
Il y a alors trois catégories de livres qui posent problème :
La première et la dernière catégorie sont donc concernées par la loi du 1er mars 2012. En effet, dans le cas où l’œuvre est également orpheline, le statut d’indisponible passe en priorité et donc l’œuvre est sous le régime établit par cette loi.
Concrètement, que propose cette loi ?
Les œuvres qui sont repérées comme étant indisponibles sont enregistrées sur une base de données. Cette base de données s’appelle ReLIRE (Registre des Livres Indisponibles en Réédition Electronique). Cette base est créée par la Bibliothèque Nationale de France, qui identifie un livre indisponible, le met provisoirement sur une liste des ouvrages indisponibles pendant six mois. Durant cette période, un ayant droit peut s’opposer à l’entrée en gestion collective de l’œuvre.
Si personne ne s’est manifesté, le livre entre en gestion collective auprès de la SOFIA qui est une société privée de gestion de droit d’auteur. Ainsi un livre indisponible et orphelin porté au registre passera systématiquement en gestion collective puisque aucun ayant-droit ne devrait réapparaître pour s’y opposer. Les ayants-droits (auteurs, éditeurs etc.) pourront néanmoins retirer l’œuvre du registre quand ils le souhaiteront même après les six mois décrétés.
La Sofia contacte alors l’éditeur d’origine de l’œuvre concernée, s’il existe toujours, et lui propose une autorisation d’exploitation exclusive numérique de l’œuvre pour une durée de 10 ans (renouvelable). L’éditeur, s’il accepte, est alors tenu d’éditer l’œuvre numérique dans un délai de 3 ans.
Si d’autres éditeurs (différents de celui d’origine) demandent les droits, la SOFIA pourra donner des autorisations d’exploitation non exclusives d’une durée de 5 ans.
Notamment, l’un des rôles de la SOFIA est de veiller à la rémunération de l’auteur (ou de ces ayants-droits) par l’éditeur d’origine dans le cadre d’une exploitation numérique de l’œuvre. Dans le cas des œuvres orphelines, il faut se référer à l’article suivant de la loi du 1er mars 2012 :
« Art. L. 134-9. – Par dérogation [...], les sociétés agréées [...] utilisent à des actions d’aide à la création, à des actions de formation des auteurs de l’écrit et à des actions de promotion de la lecture publique mises en œuvre par les bibliothèques les sommes perçues au titre de l’exploitation des livres indisponibles et qui n’ont pu être réparties parce que leurs destinataires n’ont pu être identifiés ou retrouvés avant l’expiration du délai prévu au dernier alinéa de l’article L. 321-1. »
Autrement dit, l’argent récolté par la SOFIA par l’exploitation des œuvres orphelines doit servir à la promotion de la lecture, à la formation des auteurs, etc.
Pour les éditeurs qui choisiront de sortir de la gestion collective, ils auront 2 ans pour rendre l’œuvre de nouveau disponible dans le commerce.
La BnF (Bibliothèque nationale de France) peut quant à elle utiliser sa bibliothèque numérique Gallica pour rendre accessible ces œuvres indisponibles.
Quels sont les points de débats quant à ce statut « orphelin indisponible » ?
La loi sur les livres indisponibles a été adopté extrêmement rapidement et à l’unanimité des deux parlements. Elle est donc pleinement approuvée par le pouvoir politique dans son intégralité. Cependant, elle est très controversée par des juristes comme Frank Macrez, spécialiste des questions de propriété intellectuelle, qui déclare que :
« L’importance des acteurs en présence, aussi puissants que gourmands, alliée à la grande technicité de la réalité mouvante que le Droit se doit d’appréhender, conduit à la production de textes myopes, votés par réaction, dans l’urgence, sans réelle analyse du problème posé ni du donné légal préexistant, retenant en conséquence des solutions dépourvues de cohérence téléologique et perturbatrices de l’ordre juridique, à tel point que le droit s’en trouve ébranlé en ses fondements mêmes. », Franck Macrez, dans L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ?
Pour le juriste, les « acteurs en présence, puissants et gourmands » sont les éditeurs, qui se sont sentis menacés par le projet Google Books. Ils ont vu un intérêt économique très important vis-à-vis de ces œuvres, et ainsi ont pu obtenir un vote rapide « par réaction » de cette loi.
Quels sont les arguments lui permettant de discréditer cette loi ?
« La présomption de titularité des droits d’exploitation sur l’œuvre au profit de son propriétaire naturel est réduite à néant. ». Franck Macrez, dans L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ?
Au sujet des œuvres orphelines, l’entrée en gestion collective de ces livres est aussi critiquée car elle empêche le livre de véritablement devenir un bien public. Les livres numérisés et gratuits qui se trouvent dans la base Gallica de la BNF sont des livres tombés dans le domaine public.
Les œuvres orphelines auraient pu rejoindre cette base pour devenir accessibles à tous, mais resteront finalement sous contrôle des éditeurs, cette critique est exprimée par M. Bernard Lang, que nous avons pu rencontrer.
« Il faut voir que cette loi pour les œuvres indisponibles est une loi qui autorise les éditeurs, et les éditeurs seulement, à exploiter des œuvres non exploitées du XXème siècle. Alors que si elles ne sont plus exploitées, le premier fautif est l’éditeur qui a tous les droits d’exploitation sur papier. » Bernard Lang, entretien.
De plus, ce système serait moins coûteux pour l’état qui ainsi ne s’engage pas dans une campagne de numérisation à grande échelle du corpus des œuvres orphelines.
Pour F-M Piriou, travaillant pour la SOFIA, ce système est assez similaire à celui qu’avait tenté d’instaurer Google aux États Unis, avant que le juge Chin n’invalide l’accord entre Google et les éditeurs. L’idée est le principe de l’opt-out : l’œuvre passera en gestion collective sauf s’il y a une demande de retrait, l’œuvre est alors « out » du système. Une œuvre orpheline ne peut a fortiori jamais être sortie de ce dispositif. Si un ayant droit réapparait après plus de 6 mois, il pourrait récupérer les droits patrimoniaux liés à l’œuvre, mais celle-ci serait déjà exploitée, numérisée ou rééditée, sans contrôle a posteriori possible.
Mme Piriou estime que ce dispositif pour les livres indisponibles est une protection du droit d’auteur et non une menace, la menace étant l’exception juridique au droit d’auteur qu’instaure la directive européenne.
« Consultées sur la rédaction de cette directive, en octobre 2011 par le ministère de la Culture, les organisations et sociétés de gestion de droits d’auteur ou de droits voisins ont toutes exprimé une opinion défavorable à un tel dispositif qui institue, selon elles, une nouvelle exception au droit d’auteur, alors que la gestion collective étendue ou l’articulation avec des régimes existants auraient pu permettre d’apporter une réponse efficace. », écrit F-M Piriou dans « Œuvres orphelines » : approche d’un nouveau statut juridique européen et français.
Elle déclare également lors de notre entretien :
« Lorsque vous étudiez la directive européenne, vous vous rendez compte que ce n’est pas une atteinte aux droits de propriétés, c’est une négation de celui-ci puisque, après quelques recherches, vous avez le droit de numériser l’œuvre considérée alors orpheline. Il n’y a pas de garde-fous. La gestion collective permet de préserver, de mutualiser les droits de façon à permettre à ce qu’il y ait un titulaire qui soit identifié. »
Le livre orphelin indisponible cristallise donc une grande partie de la controverse liée aux œuvres orphelines, puisqu’il est possible pour une œuvre orpheline d’être inscrite au registre ReLire. Ce point de la controverse ne concerne que la France, et la mise en application de la nouvelle directive européenne ne devrait rien changer à ce système créé puisqu’une clause précise est que cette directive ne doit pas modifié le droit déjà existant. La France s’est donc dotée d’un système particulier de gestion de certaines œuvres orphelines, la controverse est ainsi complexifiée par cette distinction entre « indisponible » et « orphelin ».
Références :
Beuve Mery, Alain. « La France va légiférer sur les oeuvres indisponibles ». Le Temps, 19 janvier 2012.
Audrerie, Sabine. « A quoi sert la loi sur la numérisation des livres indisponibles ? Interview de Jean-François Colosimo ». La Croix (n° 39212), 27 février 2012, p. 4.
Piriou, F-M., « « Œuvres orphelines » : approche d’un nouveau statut juridique européen et français », Communication Commerce électronique n° 7, Juillet 2012, étude 14.
Macrez, Franck. « L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ? ». Recueil Dalloz, 2012, p.749.
Loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle.
Entretien avec B.Lang
Entretien avec F-M Piriou.
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