Ghislaine Chartron
Entretien avec Ghislaine Chartron, professeure en Sciences de l’information et de la communication, titulaire de la chaire d’Ingénierie documentaire au Conservatoire national des arts et métiers
Aujourd’hui, il n’y a pas de problématique d’accès au savoir en sciences humaines et sociales. On accède à ce que l’on veut. En effet, qui serait contre l’idée de pouvoir accéder librement à toutes les connaissances disponibles ?
Le problème n’est pas là ; il faut plutôt mesurer les risques que peut encourir la mise en place du libre accès sur l’équilibre et les dynamiques déjà en place de la fonction éditoriale en sciences humaines et sociales.
Des enjeux différents que dans le champ des sciences « exactes »
Il faut faire attention à ce que l’on fait en sciences humaines, parce que les enjeux ne sont pas les mêmes qu’en sciences dites « dures », tout comme le statut de la publication dans ce champ car il y a une plus grande facilité et liberté à publier. On parle et on compare des choses qui ne sont pas comparables. Ce qui compte est la qualité de ce qui est produit qui reste une préoccupation majeure.
Il existe des coûts d’inflation très forte des revues des grands groupes de type Elsevier, Springer, Wiley, etc, qui ont effectivement créé un oligopole, c’est-à-dire que quelques grands groupes détiennent des catalogues très importants de revues. Ils sont devenus incontournables, ils ont créé un marché niche, ils ont racheté des revues à fort facteur d’impact, des grandes revues, et ils ont profité de la situation de rente. On ne peut pas dire cela des sciences humaines, surtout en ce qui concerne l’édition en France.
La situation en Europe aujourd’hui
La recommandation de la Commission européenne a pour objectif de négocier quelle longueur d’embargo il faudrait pour parvenir à mettre en place durablement l’Open Access, sans détruire des modèles économiques qui demeurent fragiles en sciences humaines. Se confrontent des pays ayant des tissus éditoriaux spécifiques, et une volonté très libérale de la part de l’Europe de construire un espace très concurrentiel, afin que les starts-ups puissent s’alimenter de tout ce qui sort de la recherche. Cependant, on ne peut pas imposer à un pays d’adopter une règle plutôt qu’une autre.
Préserver la valeur, l’enjeu le plus important
La vraie question qui guide le comportement des chercheurs, c’est la valeur, la valeur entachée et attachée à la revue. Elle reste déterminante. Un monde plat où tout le monde est au même niveau n’est pas souhaitable. Ainsi, un des enjeux majeurs de l’Open Access est la préservation de la valeur. Dans une logique d’Open Access, il n’y a plus régulation de l’offre et de la demande sur un marché, et ainsi, tout est au même niveau. Il faut construire la valeur autrement.
L’Open Access est une bonne initiative, mais il ne faut pas détruire la valeur du contenu. Il faut surtout, en sciences humaines, maintenir la diversité de la publication, des connivences des chercheurs avec les éditeurs… Il ne faut pas raisonner uniquement en termes d’économie d’échelle, comme le ferait l’économiste, mais il faut raisonner en termes de stimulation intellectuelle et motivation. On pourrait fabriquer des économies d’échelle différemment : en s’adossant à d’autres types de publication, ou en créant une synergie de moyens entre plusieurs éditeurs, comme le propose CAIRN, par exemple.
L’éditeur demeure un acteur très important dans la circulation du savoir : en effet, le travail avec l’éditeur permet d’arriver à une version de qualité, plus grande en termes de fluidité d’écriture, ainsi l’éditeur joue un rôle non-négligeable dans la valeur du contenu scientifique publié. Il ne faut pas oublier que l’édition scientifique est encastrée dans l’économie. Les deux sont étroitement liés, la science est une entreprise. De plus, les chercheurs ne donnent pas beaucoup d’eux-mêmes quand ils ne sont pas cadrés dans une relation de confiance entre l’éditeur, l’auteur, et leur expertise.
Mais il y a peu de différences dans les idées majeures, entre texte manuscrit et version labellisée, estampillée, sous format PDF. On peut dire que l’Open Access « conserve » la valeur malgré ces légères différences entre formats et versions. La création d’archives ouvertes est motivée par une demande de circulation de manuscrits entre chercheurs, et une plus grande circulation de textes même s’ils n’aboutissent pas à une publication.
Quelle voie adopter en France ?
En France, on trouve l’idée de soutenir toutes les voies possibles, en partant du constat que les scénarios possibles sont différents selon les disciplines, et selon qu’elles soient en sciences dures ou sciences humaines. Les voies doivent s’adapter à la fonction éditoriale déjà en place : en France, par exemple, on trouve beaucoup de petits éditeurs qui ont une valeur ajoutée sur ce qui est produit en sciences humaines. Il ne faut pas détruire cette fonction éditoriale.
Les particularités des voies
- La voie verte est forcément adossée à la fonction éditoriale, à l’existence d’éditeurs (qui travaillent les textes).
- La voie gold n’est pas possible en sciences humaines et sociales, parce que payer pour publier n’est pas envisageable dans ce champ du savoir.
- En ce qui concerne le modèle freemium, à partir du moment où il y a une version HTML d’un article qui est gratuite, la propension à payer est faible. De plus, il faut revenir aux valeurs fondamentales : pour les chercheurs, ce qui est fondamental, c’est la qualité, la diversité, l’indépendance et non pas la gratuité.
Le modèle idéal serait d’assouplir pour permettre l’article en sa version brute de circuler, mais maintenir l’existence de revues, qui font un véritable travail d’animation du champ scientifique, avec des mixités, c’est-à-dire, des revues où il y a professionnels et chercheurs, mais aussi des revues adossées à des éditeurs exigeants car les éditeurs font monter la qualité, et forment un filtre très utile. En effet, plus les éditeurs existent, plus des avis divers existent sur la qualité du savoir, et plus cela donne la possibilité à tout un chacun d’exister selon des points de vue différents.