Le rôle de l’enracinement culturel : une question devenue politiquement risquée

Selon certains acteurs, ce débat exprime en fait une différence fondamentale en termes de mentalités. En effet, certains considèrent que les mentalités françaises sont plus conservatrices, ou moins libérales, que celles de leurs voisins, pouvant expliquer les réticences quant à l’introduction de nouvelles techniques médicales. D’autres estiment que le débat exprime une particularité française en termes d’éthique médicale : la France interpréterait plus drastiquement le principe de précaution que ses voisins en termes de sécurité médicale. Certains considèrent que le débat est à mettre dans la lumière de considérations religieuses. Quoi qu’il en soit, ce débat soulève donc des questions « politiquement risquées », qu’il est difficile pour les législateurs d’aborder et de trancher sans risquer de heurter certaines sensibilités.

Une question politiquement risquée

A l’annonce d’Apple et de Facebook de proposer à leurs employées de financer la vitrification et le stockage de leurs ovocytes, la réaction de l’exécutif français ne s’est pas faite attendre : Marisol Touraine l’a d’emblée fermement condamnée, jugeant que ces décisions privées « ne devraient pas être un débat pour les directeurs des ressources humaines ».Elle a du même coup écarté catégoriquement l’idée d’autoriser l’autoconservation ovocytaire de convenance, c’est à dire hors cadre thérapeutique.10 La classe politique en général s’est d’ailleurs rangée à cet avis, et le débat s’est arrêté là.

Source : http://blogs.senat.fr/maladies-emergentes/

Selon Virginie Rio, présidente du collectif BAMP ! (Blog Assistance Médicale à la Procréation), ce rejet de la part des politiques exprimerait en réalité une peur de s’engager en faveur d’un sujet controversé. En effet, les récentes mésaventures du gouvernement actuel avec les manifestations relatives au Mariage pour Tous et la crainte de revoir surgir une contestation de l’ampleur qu’il a connu auraient freiné, et freineront à l’avenir, les réformes sociétales de cet acabit :

« Ce décret n’est toujours pas paru ! Ce qui a été un élément négatif pour la possibilité de l’arrivée du décret est le débat sur le mariage pour tous. Les politiques sont dans la crainte de reparler de tout cela. Ce décret pourrait refaire surgir le débat autour des couples homosexuels, de la parentalité homosexuelle et refaire surgir la levée des boucliers vus en 2013 et 2014 »7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

Pour le docteur gynécologue Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français (CNGOF), l’immobilisme français sur la question, qui persisterait malgré une opinion publique favorable à la pratique, n’est pas spécifique à l’autoconservation ovocytaire de convenance. Elle prend alors l’exemple de la gestation pour autrui qui a donné lieu à une situation similaire :

« il n’y a pas que sur ce sujet. Regardez : la gestation pour autrui. On a vu les manifestations dans les rues, sauf qu’il y a une enquête IFOP dont on parle peu et qui a été publiée en octobre, donc au moment de manifestations, et qui montre à l’inverse que quand on fait les différents sondages de façon sérieuse, les Français sont majoritairement favorables à la gestation pour autrui pour les couples hétérosexuels. Donc il y a une image, de tous ces gens qui vont dans la rue et autres… »8 – Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du CNGOF

Selon elle, le débat s’est cristallisé parce que, culturellement, les gens considèrent que les soins devraient être pris en charge intégralement, et que l’autoconservation sociale ne devrait pas déroger à la règle :

« Et là il y a un argument financier aussi, la deuxième différence française, c’est très spécial en France, c’est que tout est pris en charge. Merci Marisol d’avoir encore augmenté les choses ! Donc les gens pensent que tout est dû. Tout est dû, tout est pris en charge. Ah bon, vous allez autoriser l’autoconservation des ovocytes ? Alors ça devra être gratuit ! Certes l’infertilité est prise en charge à 100%, mais ce n’est pas de l’infertilité ! Il faut arrêter là ! C’est une prévention, alors la prévention est prise en charge à 100%. Ça fausse tout ! »8 Patrick Verspieren, professeur d’éthique médical, souligne également cette ambigüité : « Dans le cas du don, la société devrait financer l’autoconservation car cela rentre dans l’action de la société pour l’assistance à la procréation : il y a une véritable ambiguïté de la loi française dans l’association entre l’autoconservation et le don. »11 – Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du CNGOF

Les partisans de l’autoconservation ovocytaire de convenance des ovocytes dénoncent en particulier les blocages politiques qui entravent le débat et contraignent à l’immobilisme, comme l’explique le docteur René Frydman, militant actif en faveur de l’autoconservation ovocytaire de convenance  :

« Je vois l’apparition d’un mouvement dont j’ai pris la corde, mais il y a des blocages. C’est pourquoi je suis en France mais aussi à l’étranger. On ne peut plus avancer en France »12 – René Frydman

Virginie Rio explique qu’elle-même s’est retrouvée confrontée au manque de considération des institutions politiques pour le sujet : « on attend un rendez-vous au ministère de la Santé depuis un an. Mai 2013 ils nous ont envoyé un courrier, répondant à notre demande, nous disant “prenez rendez-vous”, donc on a pris rendez-vous et depuis on attend, on a rappelé plusieurs fois »7. Dans la même optique, Joëlle Belaïsch-Allart regrette que les politiques se désintéressent de ce débat et remet en question la capacité de certaines institutions de statuer en toute connaissance de cause sur le sujet :

« Le Comité d’Ethique c’est un gag monumental… […] Voilà, c’est tout, sinon ça j’ai dit ce que je pense maintenant du Comité d’Ethique, où il ne reste plus une seule personne – mais ils l’ont fait exprès – qui pratique de l’AMP. Comme ça ils peuvent réfléchir à l’AMP… »8 – Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du CNGOF

Virginie Rio regrette également l’action du CCNE qui selon elle entrave le débat :

« Eux ont un avis particulier. Je trouve qu’ils ne sont pas très ouverts. L’éthique, l’éthique ! Moi je pense qu’il faut qu’il y ait un cadre éthique. Mais là on a l’impression qu’ils veulent tenir absolument sur des choses. Donc on ne peut pas réfléchir »7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

Néanmoins, certaines de ces institutions prennent ces mêmes risques que d’autres se refusent de se confronter. C’est notamment le cas du jury du prix Salat-Barout, associé à la Faculté de Médecine de Paris, qui a récompensé en 2014 le fondateur des cliniques IVI, Antonio Pellicer, connu pour ses travaux notamment sur la vitrification ovocytaire. « C’était très militant de la part de l’Académie de médecine de donner un prix à ce monsieur qui a créé les cliniques IVI », déclare Virginie Rio,

« Qu’ils se soient positionnés comme ça, ça a embêté du monde. René Frydman m’a dit que des gens ont mal réagi : « Qu’est-ce que vous faites, c’est n’importe quoi ! » Donner un prix de l’Académie de Médecine au fondateur des cliniques IVI ! Moi-même, quand j’ai vu ça, je me suis dit : là ils y vont fort. Mais c’est comme ça que ça marche. Pour faire bouger, pour faire parler, pour faire réfléchir »7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

L’importance des questions éthiques et religieuses

Ces apparentes réticences politiques (qu’elles soient réelles ou non) seraient justifiées par la sensibilité particulière de la France envers ce débat pour des raisons éthiques ou religieuses.

D’une part, les partisans de l’autoconservation ovocytaire de convenance des ovocytes dénoncent des mentalités conservatrices qui dénigrent les femmes qui s’emploieraient à ce genre de techniques. Ainsi, comme le rapporte la journaliste Mertes Heidi dans la revue Reproductive BioMedicine Online :

« Les femmes qui choisissent cette pratique sont souvent considérées soit comme des égoïstes carriéristes, soit comme des victimes d’une société sexiste qui négligerait les jeunes mères et de l’industrie de la PMA qui poursuit ses intérêts économiques. Celles qui s’engagent dans le processus pénible de cryopréservation d’ovocytes ont probablement de bonnes raisons de le faire » 10 – Mertes Heidi, Reproductive BioMedicine

De même, Virginie Rio remarque que :

« Les hommes ont le droit de congeler leurs spermatozoïdes depuis 40 ans et pas les femmes. Alors évidemment c’est plus difficile pour les femmes que pour les hommes, mais bon sous-jacent il y quand même un peu un aspect rétrograde. Enfin, nous on pense que la France est un peu conservatrice. Ce n’est pas pour critiquer la pensée masculine, mais les gens qui nous dirigent, les gens qui sont dans les grandes instances sont des hommes un peu âgés, d’une autre génération. Pas tous, mais ça oriente quand même la manière de penser. » 7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

Elle dénonce les conservatismes sexistes qui imprégneraient une partie du système médical français et la déconsidération totale que manifesterait une partie du corps médical face à l’autoconservation ovocytaire :

« Une des hypothèses que l’on fait c’est que le système médical est peut-être aussi lui-même imprégné d’idées un peu machistes. Quand je dis ça, c’est entre guillemets, mais « c’est une histoire de bonnes femmes » ces choses-là. Et qu’est-ce qu’elles nous font suer ces « bonnes femmes » avec leurs ovocytes, avec leur utérus et tralala. Et donc on se dit que si c’est juste ça c’est un peu triste, mais c’est difficile de comprendre pourquoi le pays bloque comme ça »7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

Pour ces acteurs, c’est avant tout une émancipation qui leur est refusée en vertu de considérations inadaptées au débat. C’est l’opinion du Conseil Consultatif d’Ethique belge formulé dans le rapport qu’il avait rendu sur la question quand celle-ci était débattue en Belgique :

« Interdire aux femmes la possibilité de congeler leurs ovules revient à négliger leur souhait de faire plus tard des enfants issus de leur propre matériel génétique, il faudrait alors lutter contre ce paternalisme et cette infantilisation des femmes. L’assimilation entre femmes qui congèlent leurs ovules et femmes uniquement attachées à leur carrière n’est pas seulement gratuite et dépourvue de fondements scientifiques, elle se déduit aussi directement de l’idée que le premier rôle de la femme doit être celui d’être mère »6 – Conseil Consultatif d’Ethique belge

D’autres avancent l’influence du fait religieux dans les blocages rencontrés. C’est le cas du docteur René Frydman :

« En France, on a un esprit un peu particulier, il y a quand même des blocages depuis très longtemps … Il y a des blocages qui font qu’il y a une superposition entre des convictions du domaine privé, personnel, c’est-à-dire du domaine religieux, au domaine légal. Et donc des choses sont interdites sur le plan légal par référence à certaines positions religieuses, qui ne sont pas forcément les positions laïques qu’on peut attendre. »12 – Docteur René Frydman

Joëlle Belaïsch-Allart et Virginie Rio soulignent également toutes les deux l’impact de la religion sur le débat tout en s’étonnant que celle-ci ait davantage pesé qu’en Espagne dans les discussions. Ainsi, pour la première :

« On est quand même dans un pays catho-réac, il ne faut pas l’oublier ! Ce qui est étonnant, c’est qu’on pourrait dire la même chose pour l’Espagne, qui est un pays catholique, et pourtant eux ils sont infiniment plus ouverts à l’AMP que nous. Mais il y n’y a pas la notion du « tout gratuit », je suis sûre que cette notion du « tout gratuit » pervertit les débats »8 – Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du CNGOF

Au contraire, Virginie Rio ne pense pas que l’influence de la religion soit si déterminante en regard de ce qui se passe en Espagne:

« Pourquoi ça bloque autant ? […] Est-ce qu’on est dans un pays très imprégné encore de culture catholique? Nous on a l’impression que non. Oui mais les Espagnols sont encore plus imprégnés de culture catholique que nous… »7 – Virginie Rio, présidente du collectif BAMP !

Néanmoins pas tous ne partagent ce point de vue. Patrick Verspieren explique ainsi que ces réticences ne proviennent pas d’un groupe de pensée isolé, mais reflètent bien une mentalité plus générale :

« Alors les réticences en France? Les réticences, ce ne sont pas seulement des réticences de gens qui ont une philosophie particulière, c’est une réticence qu’ont pas mal de gens »11 – Patrick Verspieren, professeur en bioéthique et ancien membre du CCNE

La polémique serait plus profonde puisqu’elle bouleverserait des principes tacites mais sacrés de la mentalité française :

« Il y a vraiment quelque chose de l’ordre du sacré à propos de la non-commercialisation du corps humain, ce qui fait que même pour le sang, il faut éviter de donner une image d’une rétribution. C’est un principe très ferme, presque sacré en France, qui rejoint le principe d’indisponibilité du corps humain, ce qui se révèle assez complexe. Dans le code civil français, article 16.6 : « aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci ». C’est le début de la partie du code civil sur le respect du corps humain. Le code pénal reprend la même chose, avec des peines plus ou moins lourdes. Anonymat du don et aucune rémunération, les deux étant liés : l’anonymat est là en partie pour éviter la rémunération. Inquiétude d’une médicalisation excessive d’un phénomène de société »11 – Patrick Verspieren, professeur de bioéthique et ancien membre du CCNE

Pour Patrick Verspieren, cette dimension du débat est essentielle :

« La France dispose d’un frein qui est le principe de non commercialisation du corps humain, de ces éléments. L’Espagne n’a pas ce frein. Je ne sais plus si le fait de payer pour congeler ses ovocytes est légal en Espagne, bien que cela soit couramment pratiqué, mais en France, c’est un véritable principe d’éthique, une part de notre catéchisme républicain »11 – Patrick Verspieren, professeur de bioéthique et ancien membre du CCNE

Les réticences se cristalliseraient en particulier autour du fait que l’autoconservation ovocytaire de convenance donnerait aux femmes une maîtrise illusoire de leur horloge biologique, qui les rendrait en fait plus vulnérables aux pressions des employeurs11. L’autre question éthique qui alimente le débat est celle du rôle de la médecine : revient-il à la médecine de s’occuper de l’infertilité liée à l’âge ou aboutit-on à la médicalisation excessive d’un phénomène de société ? Si Joëlle Belaïsch-Allart reconnaît qu’on approche ici les frontières de la médecine, elle n’y voit pas pour autant une raison valable de ne pas s’intéresser au problème :

« Je pense qu’on est déjà sorti du champ de la médecine depuis très longtemps ! On ne fait pas que du curatif et c’est très bien ! Donc – et puis on lutte déjà contre toutes les autres conséquences du vieillissement, c’est quoi la gériatrie c’est lutter contre les conséquences du vieillissement ? Moi je veux lutter contre les conséquences du vieillissement ovarien. On pourrait se définir en gériatre des ovaires. »8 – Joëlle Belaïsch-Allart, vice-présidente du CNGOF


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