Comme tous les droits, le droit à l’oubli peut être instrumentalisé par les utilisateurs et de nombreuses dérives sont possibles. En effet, en triant les informations sur Internet, quelle que soit la façon dont ce tri est fait, il est possible de changer ce que l’on appelle son e-réputation. C’est d’ailleurs ce que cherchent à faire beaucoup des particuliers qui font appel à ce droit, comme l’explique David Forest : « Ce sont dans la plupart des cas des personnes qui souhaitent que mention de leur nom disparaisse […] non pas parce que [leurs données] sont périmées mais parce qu’elles estiment que cela nuit à leur réputation [3E]. »
En effet, certaines entreprises ont décidé d’exploiter le marché de l’e-réputation : de nombreux sites proposent à leurs clients de les aider à maintenir ou à arranger leur réputation sur le web. C’est le cas notamment du site Reputation Squad qui se propose « d’offrir à [leurs] clients les talents et la réactivité nécessaires à la gestion de leur e-réputation [4SI]» .
Mais ces sites d’e-réputation sont parfois vus d’un mauvais œil, notamment par le docteur en droit Jef Ausloos [10S] : il affirme que ces sites permettraient de distordre les informations souhaitées au bon vouloir du particulier.
Certaines personnalités pourraient donc être amenées à faire appel au droit à l’oubli pour faire disparaître toutes les données qui vont à l’encontre de l’image qu’elles veulent renvoyer. C’est ce que dénonce la journaliste du Point et docteur en droit Laurence Neuer [6P] et la journaliste Camille Gévaudan [4P] : selon elles, le droit à l’oubli peut être utilisé comme prétexte pour améliorer sa réputation, il peut être instrumentalisé pour changer l’histoire quand elle ne convient plus.
Serge Tisseron, docteur en psychologie, abonde dans ce sens en ajoutant qu’« il n’y a aucune raison de cacher l’intense lobbying que mènent certaines personnalités pour tenter de faire disparaître de la mémoire publique des événements de leur passé contraires à l’image lisse et conforme qu’elles tentent d’imposer dans l’opinion [3P]. »
C’est d’ailleurs cette situation qui est analysée par Etienne Drouart [8P], avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique et ancien membre de la CNIL, dans une interview sur le site d’information www.atlantico.fr. Ce dernier relève le cas d’un pianiste qui a voulu faire retirer une mauvaise critique du Washington Post en utilisant la législation. Cet exemple concret montre ce que peut produire le droit à l’oubli s’il est mal encadré. On est amené à imaginer ce que pourraient faire des personnalités plus puissantes d’un tel outil.
Le droit à l’oubli rencontre une autre de ses limites quand on s’intéresse à la responsabilité des internautes. En effet, Yan Claeyssen souligne un problème au niveau des mœurs [9P] : si tout peut être supprimé plus tard, cela pourrait entraîner une déresponsabilisation des citoyens, qui se mettraient à poster tout et n’importe quoi sur le net sans crainte.
Pire encore, Serge Tisseron craint que le droit à l’oubli ne se transforme en ce qu’il appelle le « droit au déni » [3P]. En effet, en permettant aux utilisateurs de supprimer ou déréférencer les données les concernant, on leur offre la possibilité de nier certaines actions qu’ils ont faites ou certaines paroles qu’ils ont tenues, et donc de ne jamais avoir à répondre de ces actes, même à eux-mêmes. Les internautes ont ainsi la possibilité de ne plus ressentir aucune responsabilité par rapport à leur passé.
Les conséquences sont diverses et terribles : Serge Tisseron souligne l’impact néfaste du droit à l’oubli sur les campagnes de prévention des dangers d’Internet [3P], Stéphane Dreyfus insiste pour sa part sur le fait que l’utilisateur ne se pose plus la question de ce que pourrait faire l’organisme à qui il confie ses données puisqu’il pourra les supprimer plus tard [10P]. Le droit à l’oubli entretient donc une relation délicate avec la responsabilisation des internautes.
[3P] S. Tisseron, « Le ‘droit à l’oubli’ sur Internet ne doit pas se transformer en droit au déni », Le Monde, 15 octobre 2014.
[4P] C. Gévaudan, « Google, droit dans l’oubli », Libération, 26 septembre 2014.
[6P] L. Neuer, « Restaurer sa e-réputation : « Il faut multiplier les demandes auprès des acteurs » », Le Point, 7 juillet 2014.
[8P] F. Michel, « Dérive sur le droit à l’oubli numérique : un pianiste tente de faire retirer une mauvaise critique du Washington Post grâce à la législation européenne », Atlantico, 5 novembre 2014.
[9P] Y. Claeyssen, « Oublions le ‘droit à l’oubli’ numérique ! », La Tribune (France), n° 4465, page 12, 6 mai 2010.
[10P] S. Dreyfus, « La présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) se réjouit de la décision européenne imposant un droit à l’oubli numérique, nouvelle arme à disposition des citoyens », La Croix, n°39983, page 11, 12 septembre 2014.
[10S] J. Ausloos, «The ‘‘Right to be Forgotten‘‘ – Worth remembering?», Computer Law and Security Review, Volume 28, Pages 143-152, Avril 2012.
[3E] Entretien avec David Forest, avocat au Barreau de Paris, spécialisé dans le droit du numérique, 26 mai 2015
[4SI] Reputation Squad, le Blog http://blog.reputationsquad.com/