Qu’il s’agisse de mieux connaître les parcours d’intégration des immigrés et de leurs descendants, de mesurer les phénomènes de ségrégation résidentielle ou scolaire, ou de mettre en évidence les discriminations sur le marché du travail ou du logement, de plus en plus de chercheurs réclament la création de variables « ethniques » à ajouter directement dans l’appareil statistique français.
Le problème, en réalité, se pose en des termes assez différents selon l’usage que l’on entend faire de ces statistiques : veut-on mieux connaître la société, ou se doter d’outils pour l’action ? Cette double finalité potentielle tend à obscurcir le débat, d’autant plus que celui-ci fait régulièrement l’objet de récupérations politiques, qu’il s’agisse de promouvoir « l’égalité des chances » ou de stigmatiser par démagogie des minorités.
Il est en effet essentiel de ne pas perdre de vue les éléments qui font le cœur de cette controverse d’un point de vue « scientifique », à savoir les questions de sémiologie, de méthodologie , de réalisation et d’exploitation des données qui sont sous-jacentes à la question « Faut-il faire des statistiques ethniques « , envisagée ici dans la perspective « Comment faire des statistiques ethniques, selon quelle finalité et avec quelle efficacité ?».
D’ailleurs, les oppositions les plus pertinentes formulées à l’encontre de la généralisation de l’utilisation de telles statistiques ne relèvent pas d’un refus « éthique » ou « de principe » mais sont au contraire construites sur l’idée que ces catégories ethniques ne sont tout simplement pas « constructibles » (selon l’expression d’Alain Blum, directeur de recherche à l’INED).
D’abord, les questions de l’appartenance ethnique (au sens propre) et de l’origine semblent concentrer les foudres des chercheurs rétifs à la catégorisation ethnique : ceux-ci remarquent que les statistiques ethniques ne mesurent pas l’« ethnicité » mais une représentation des origines,l’« ethnicité » renvoyant à des pratiques culturelles communes, des territoires de vie, des liens de connaissance et de reconnaissance et ne renvoie guère à des origines ethniques. Les statistiques ethniques » ont beaucoup plus à voir avec le mythe des origines, projeté dans une catégorie statistique par l’intermédiaire de l’imaginaire du chercheur. Ensuite, même si l’on cherche à s’affranchir de l’influence du chercheur en procédant par « auto-identification » (la personne interrogée choisit elle-même la catégorie à laquelle elle estime appartenir), la perception de l’ethnicité par soi-même étant une construction multiple par essence, il semble vain de vouloir la catégoriser.
Revenons sur la question de l’ »imaginaire du chercheur ». Dans l’enquête Mesure de la diversité menée pour l’INED, Patrick Simon et Martin Clément définissent une catégorie « Arabe/Berbère ». Pourquoi associer ces deux catégories en une seule ? Sans doute car le chercheur les associe ainsi, dans une tradition qui renvoie à l’imaginaire colonial. Mais, à partir de là, les catégories de référence préalablement définies ne contraignent-elles pas la réalité à se conformer à elles ? Ne deviennnent-elles pas génératrices de réalité sociale et de « groupes ethniques » ? Et même si l’on passe sur la performativité de tels outils, ils n’en sont pas moins stigmatisant.
On pourrait rétorquer que c’est justement l’objectif des statistiques ethniques : quantifier la diversité, quitte à prendre le risque de la stigmatiser, afin de la faire exister dans un premier temps, puis, dans un second temps afin de pouvoir mettre en évidence les inégalités et les discriminations qui lui sont associées et enfin les résorber…
Quoiqu’il en soit, il semble que les statistiques nécessaires à l’analyse des discriminations et aux politiques destinées à les réduire restent encore à inventer.