Quelques éléments de réflexion

 

On peut, en première approche, considérer que les arguments qui poussent certaines institutions et certains chercheurs à affirmer la nécessité de la statistique ethnique se divisent en trois catégories.
D’abord, on pourrait remarquer que les données statistiques ne sont que  le reflet de notre société et donc de ses inégalités. Les statistiques font exister les inégalités en les introduisant dans le débat public. Georges Felouzis, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux 2 , remarque par exemple que les inégalités sociales à l’école n’existaient pour ainsi dire pas avant le panel de l’INED de 1962 : c’est le fait de mener des recherches qui a fondé une réalité qui n’existait pas puisque nous n’en avions pas conscience : les formes d’inégalités qui ne sont pas « connues », n’ont pas d’existence sociale et de fait ne sont pas considérées comme des inégalités contre lesquelles il est légitime de lutter. SI nous avons aujourd’hui une connaissance précise des inégalités sociales, économiques, cela pas le cas des discriminations liées à l’identité.
Ensuite, les inégalités ethniques sont très mal connues. Les travaux sur le sujet sont très récents en France (travaux de Silberman et Fournier dans un article de la revue française de sociologie sur les discriminations ethniques à l’embauche notamment).
Enfin, les catégories ethniques peuvent être des outils de démocratie et d’égalité. A ce titre, les travaux de Patrick Simon et Martin Clément sur « La mesure de la diversité », unanimement salués montrent  leur faisabilité, qu’on les construise sur une mesure « objective » (le lieu de naissance et la nationalité des ascendants) ou « subjective » (l’auto classification dans des catégories ethniques). Remarquons que si l’on suit ce travail, les plus réticents à l’usage de catégories ethniques sont les minorités visibles elles-mêmes, c’est- à-dire ceux qui sont les plus susceptibles d’être désignés par ces catégories, en particulier au sein des entreprises. Cette gêne s’explique simplement par le fait que jusqu’à aujourd’hui, ces catégories ont été utilisées pour discriminer ces individus. Jamais elles n’ont été utilisées de manière positive. Dans ce contexte, les catégories « ethno-raciales » testées par Simon et Clément peuvent aboutir à reconnaître la diversité ethnique légitime de la société française.

Bien sûr, il existe une batterie de contre arguments mais supposons que la décision soit prise d’en faire : le statisticien en reçoit la commande, et dès lors n’est-il plus question que de méthodologie ? C’est peu probable car les controverses qui ont précédé la décision demeurent.


La question du sens


Pour faire une statistique, le premier stade est de définir ce que l’on va mesurer : il s’agit de définir des catégories voire un référentiel. Sans qualification ethnique, il reste  en effet impossible de comparer la proportion entre une population de référence et celle d’une entreprise ou d’une université, puisqu’on ne connaît pas le nombre de personnes de telle ou telle communauté.
Dans le cadre de la statistique ethnique, il apparaît déjà un écueil : ces catégories correspondent-elles à une essence historique, culturelle ou sociale et si ce n’est pas le cas ne crée-t-on pas un outil d’autant plus susceptible d’être détourné qu’il est abstrait ?
Ensuite, le terme ethnique peut être compris différemment selon les interlocuteurs et générer des ambiguïtés. Il faut donc préciser si par ethnique nous voulons mettre en avant l’origine géographique, les aspects culturels, diverses pratiques (religieuses notamment) ou des traits génétique.  Néanmoins, il faut parfois fixer des limites arbitraires. Par exemple : peut-on s’appuyer sur  la notion de race qui n’a pas de fondement scientifique mais dont le sens est cependant clair pour tout un chacun? Peut-on analyser des notions floues tout en étant clair sur les délimitations ?
En outre, on ne mesure pas quelque chose dans l’absolu mais en fonction d’une fin. Que s’agit-il de tester ou de vérifier avec une statistique? Les statistiques ethniques ont-elles pour objectif de mesurer la discrimination,  l’intégration ou la diversité ?
D’autre part, qui va  déterminer la catégorie de l’interrogé et selon quelle modalité ? Est-ce l’enquêteur ? Ou bien est-ce l’intéressé qui va se classer dans une des catégories proposées ? Ou encore, demander à des tiers ? Dans les phénomènes de racisme par exemple, ce qui compte, c’est la perception d’autrui et le ressenti de la victime, données qui sont, par nature difficiles à « mettre en case ».

Enjeux, instrumentalisation et performativité


Il s’agit de rendre objectives des vues subjectives, fluctuantes. En somme, cela permet de se donner une sorte de langage commun. Cela peut aussi fournir des arguments : les chiffres sont alors utilisés afin de légitimer telle ou telle politique… Puis, cela peut renforcer l’identification aux catégories préalablement définies voire générer une identification puisque les personnes interrogées « doivent bien rentrer dans une case ». A la limite, certaines communautés pourraient  même vouloir ce comptage pour être reconnues.
Dès lors, on se trouve confronté au problème de la performativité de telles statistiques .Cela étant, il est également vrai que les catégories ethniques ne sont pas pour autant construites à partir de rien. L’ethnicisation de la vie collective n’est pas créée par l’adoption de critères ethniques dans les statistiques. Ce n’est pas la mesure des discriminations qui les crée, même si le fait de les reconnaître contribue à les entériner.