Bien universel ou bien privé ?
Dans son discours du 24 janvier 2013, Madame Fioraso, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche affirmait :
L’information scientifique est un bien commun, qui doit être disponible pour tous. Elle a un coût : il nous revient que ce coût ne soit pas une barrière, afin que la notion de bien commun de l’information scientifique devienne une réalité. C’est aussi un fondement de notre compétitivité par la qualité, la seule à laquelle je crois, car c’est la seule durable, qu’il nous faut valoriser au niveau national, européen, international, dans des modèles économiques innovants et diversifiés.
Une question fondamentale en matière d’Open Access est celle de la qualification de la publication scientifique, qui est par nature un bien atypique. Les conflits entourant la mise en place d’un système généralisé en Open Access montre combien les avis sont divergents sur la question, et combien il est difficile de donner une réponse claire et tranchée. Quelle est la nature d’un article scientifique ? Est-ce, comme le défend Madame Fioraso, un bien public, à vocation universelle, dans la lignée du partage et d’une démocratisation du savoir ? Ou bien est-ce un bien privé, qui porte l’empreinte de son auteur et qui est sujet à spéculation ? La question de la destination de l’article scientifique est importante car elle conditionne la question du financement. Le financement doit-il être le fruit d’une politique publique interventionniste ou bien se concentrer dans les mains d’un petit oligopole éditorial ?
Un débat idéologique
Si l’on envisage la publication scientifique comme un bien universel, émanant de l’argent public et qui doit logiquement revenir au citoyen, on se place dans une position de défense de l’Open Access natif, c’est-à-dire d’un libre accès gratuit aux publications scientifique via le modèle en archives ouvertes. Il s’agit de réaliser pleinement le « potentiel d’Internet », l’accès universel à la recherche. L’UNESCO a d’ailleurs considéré en 2011 que l’ouverture est un bien public mondial et qu’il fallait soutenir le libre accès « au profit de la circulation mondiale du savoir, de l’innovation et d’un développement socio-économique équitable. »
Au contraire si l’on envisage la publication scientifique comme un bien privé, sous l’angle du droit d’auteur, le modèle de diffusion diffère. Il ne s’agit plus de la mise à disposition gratuite pour tous des résultats de la recherche mais d’un marché éditorial sujet à spéculation.
Deux modèles de marchés éditoriaux
Paul Garapon, conseiller éditorial aux PUF, explique la différence des marchés éditoriaux français et anglo-saxons, qui sont à l’origine d’une vision différente de la publication scientifique :
Si le système anglo-saxon fait aujourd’hui la promotion de l’open access, c’est parce cela ne lui fera rien perdre en parts de marché, tandis que les éditeurs français, eux, y perdront. Cela est dû à une répartition du travail éditorial différenciée.
La France consacre de fait la notion de délégation de service public, elle a confié à des éditeurs le soin de publier les articles scientifiques, le modèle économique doit ainsi nécessairement être alimenté par de l’argent privé pour être rentable.
C’est le système privé qui publie ; l’argent, il faut le gagner, avec des abonnements. Ce n’est pas un abus de la part des éditeurs, c’est l’économie telle qu’elle a été mise en place depuis le 19ème siècle.
Tandis qu’aux Etats-Unis, ce sont de grandes fondations privées en collaboration avec les Universités qui se sont chargées de cette mission.
Depuis l’enseignement jusqu’à la publication, la fabrication des ouvrages est prise en charge par les Universitaires.
La place centrale du droit d’auteur en France
Pierre Mounier, directeur-adjoint du Centre pour l’édition électronique ouverte, soutient, malgré les velléités de consécration de la notion de bien commun, combien le droit d’auteur, cher au droit français, reste primordial :
La voie diamant avec l’idée qu’il n’y a plus notion de droit d’auteur, mais plutôt un ensemble d’interactions entre différents chercheurs qui aboutissent à un résultat « commun » : Ça ne marche pas comme ça, la science. Les gens ont besoin de mettre leur nom. On a besoin de dire, à un moment donné, « Ca c’est mon idée». Relisez Bruno Latour. Le chercheur est un entrepreneur aujourd’hui ; il a besoin d’aller chercher des contrats, il a besoin de faire rayonner son nom, et nous ne sommes pas dans des biens communs.
Il poursuit en disant que :
Le problème des pro-OA, c’est qu’ils n’aiment pas le droit d’auteur qui est conçu comme un frein, un moyen de rétention du savoir. Ils ne parlent qu’entre eux et ne comprennent pas que le droit d’auteur est important, c’est un acquis de la Révolution française.
Le droit français défend une vision de la publication scientifique comme étant l’émanation d’un auteur, portant l’empreinte de son originalité, de sa personnalité. Elle envisage la publication scientifique comme la propriété privée de son auteur et défend une vision libérale plutôt qu’égalitaire. Néanmoins le droit s’il régit la société et l’organise, l’accompagne aussi. Il s’adapte aux évolutions de la société. Face aux revendications des militants pro-Open Access, il est nécessaire de réévaluer la question.
La conceptualisation d’un bien atypique
Les enjeux d’une telle entreprise sont nombreux car il s’agit d’articles scientifiques, qui sont des biens décentrés et déterritorialisés. Avec le numérique et Internet, on occupe des espaces symboliques plutôt que tangibles. Ces ressources informationnelles sont faites d’une autre matière que ne le peuvent être d’autres biens de propriété, elles ne sont ni rivales et ni excluantes. C’est la mission du droit de conceptualiser cette évolution particulière. Nous ne disposons d’aucune institution dédiée à la protection des biens communs et de nos ressources informationnelles communes. Eva Hemmungs Wirtén dans son article « Passé et Présent des biens communs » explique:
Négliger les aspects géopolitiques les moins reluisants des communs de l’information, c’est sous-estimer la complexité des relations de pouvoir qui sous-tendent la matrice de l’ouverture et de l’enclosure.
Celle-ci souligne la tension dans laquelle est prise l’Open Access, ce double mouvement, et préconise justement ni la privatisation complète, ni l’intervention étatique absolue.
Finalement, une édition 100% publique ne semble pas envisageable. Pierre Mounier souligne l’aporie dans laquelle s’insère l’Open Access et porte un message d’espoir quant à la résolution de cette problématique, bien commun vs bien privé :
Les gens qui portent les problématiques des biens communs de la connaissance sont écrasés en permanence. Ils ont essayé toutes les stratégies mais ils n’y arrivent pas plus malgré les apparences. Pour moi, je suis dans une aporie politique sur ce qu’on peut construire, comment est-ce qu’on peut faire évoluer les choses (…) le problème c’est que dès que vous voulez avoir une prise sur la réalité et la réalité législative, il ne se passe plus rien. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de solution, je suis en train de la chercher, il y a plein de gens qui la cherche .