Différentes définitions
La plupart des observateurs voient comme ligne de démarcation principale celle qui sépare l’économie collaborative « stricto sensu » de « l’uberisation ». Le second terme fait référence à la société Uber, et notamment à son service UberPop, aujourd’hui interdit en France ; le premier ne nous avance évidemment pas beaucoup. En guise d’illustration, prenons le pendant « vraiment collaboratif » d’Uber : BlablaCar.
En effet, si BlablaCar et Uber fournissent à première vue un service similaire, remarquons d’abord que BlablaCar ne vend que des trajets qui auraient été effectués de toute façon, quand Uber fournit un service ex nihilo, par ailleurs avec des chauffeurs qui n’auraient peut-être jamais effectué cette activité sans Uber. Dans le premier cas, le pourvoyeur de service cherche juste à amortir ses coûts ; dans le second, il cherche à pratiquer une activité rémunérée. Dans le premier cas, les différentes parties collaborent en s’associant pour partager les coûts d’un service et le service lui-même, qui aurait coûté le même prix si une seule personne en avait profité. Dans le second cas, la situation est beaucoup plus asymétrique et on ne sait pas très bien où est la collaboration, à part dans le fait qu’un premier individu met son véhicule personnel au service d’un second. Le fait que le chauffeur n’ait aucun statut légal laisse bien une illusion d’horizontalité – puisqu’il est alors sur le même plan que le consommateur – mais celle-ci est écrasée par la présence d’Uber qui passe pour – et qui est finalement devenue – une compagnie de taxis illégaux.
Toutefois, cette distinction ne suffit pas. D’une part, la problématique n’est pas la même selon la fréquence à laquelle le chauffeur Uber travaille comme chauffeur – à quel moment devient-il un professionnel et cesse-t-il de simplement arrondir ses fins de mois ? D’autre part, définir Blablacar comme collaboratif ne fait pas consensus. Le point de vue de l’économie sociale et solidaire sur le sujet, dont un conseiller du ministère de l’économie se fait le porte-parole, est frappant à cet égard, puisque toute activité lucrative est disqualifiée du label « collaboratif ». Les SEL sont collaboratifs, les plateformes d’échange de service à l’aide d’une monnaie virtuelle (non échangeable en euros, évidemment) sont collaboratives, les AMAP sont collaboratives, pas Blablacar, pas La Ruche qui dit Oui.
Quel est alors, dans ce brouhaha sans consensus, le plus petit dénominateur commun de toutes ces définitions ?
Selon un spécialiste de la sociologie des réseaux, Il faut bien comprendre que l’économie collaborative n’a jamais eu vocation à générer quelque chose de nouveau. Elle est collaborative dans le sens où elle est un rappariement des ressources dans un but, pour rester très général, d’efficacité, d’optimisation dans un but donné. Cette définition laisse le champ libre à toutes les interprétations : l’algorithme d’appariement est à la discrétion de la plateforme, et c’est lui qui révèle ses intentions. Chez eBay, les ressources sont attribuées au plus offrant. Dans un SEL, chacun peut prétendre à n’importe quelle ressource sur le marché tant qu’il y a en place une autre de valeur équivalente – la valeur dépendant du SEL lui-même… Tout est imaginable, et une entité pratiquant l’économie collaborative n’est rien d’autre qu’un « système de coordination entre acteurs sociaux », selon le même spécialiste de la sociologie des réseaux. Des plateformes beaucoup plus « verticales », comme les sites de ventes groupées par exemple, peuvent, à certains égards, être considérées comme collaboratives : c’est la coordination des consommateurs qui déclenche un achat en gros.
De manière générale, on peut même y voir une tendance plus profonde. Beaucoup d’évolutions qui gravitent autour du développement de l’économie collaborative – notation du service par le consommateur, production « à la demande », etc. – tendent à donner un rôle toujours plus grand au consommateur, qui devient contremaître, testeur qualité, et finalement un arbitre d’une grande partie de la production économique. La « collaboration » n’est-elle alors pas que le résultat d’intérêts communs entre consommateurs dans ce qui ressemble à une jungle virtuellement auto-régulée par les rapports de force toujours plus ambigus avec les entreprises ? Quels sont alors les objectifs et les raisons des pratiques d’économie collaborative ?