L’économie collaborative : avatar ou alternative au capitalisme ?
La « collaboration » comme rempart contre la course au profit
Le premier constat qu’on en vient à faire est que de nombreuses démarches collaboratives s’opposent au système capitaliste mondialisé. L’exemple le plus frappant de cela est bien sûr les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), qui fournissent une alternative à la grande distribution. Par extension, et dans une veine moins radicale, on peut penser à la Ruche qui dit Oui, qui propose de soutenir les agriculteurs en traitant directement avec eux, et donc encore d’échapper à l’hégémonie de la grande distribution.
Plus généralement, la plupart des plateformes se positionnent comme une alternative crédible, simple et « numérique » à des secteurs de l’économie traditionnelle vus comme des lobbys passéistes au fonctionnement opaque et bureaucratique. On peut bien sûr penser à Blablacar contre la SNCF, à AirBnb contre les hôtels ou à Uber contre les taxis. Dans les trois cas, un service jusque-là assuré par des mastodontes côtés en Bourse est désormais pourvu par les consommateurs eux-mêmes, même s’ils passent pour cela par des sociétés dont la démarche n’est pas vraiment caritative,
Pour certains cependant, de telles entreprises n’entrent pas dans le cadre de l’économie collaborative par nature, « collaboration » impliquant nécessairement « non lucratif ». Le secteur de l’économie sociale et solidaire, typiquement, reconnaît une prégnance particulière de l’économie collaborative ces dernières années et reconnaît la puissance des technologies de l’information pour cet usage, tout en refusant catégoriquement qu’un service assuré de façon lucrative puisse être qualifié de « collaboratif ». On est donc là dans un problème plus définitionnel qui, néanmoins, oppose encore économie collaborative et capitalisme.
Mais on perçoit déjà les premières frictions : pour un conseiller chargé de l’économie sociale et solidaire au ministère de l’économie, lorsque LRQDO se targue de réunir producteurs et consommateurs, ce n’est pas la preuve d’un militantisme acharné, juste un brillant coup marketing.
La « collaboration » comme mise en commun d’intérêts économiques
On en arrive là à un problème majeur de ce qu’on appelle collaboration et de la manière dont la sphère capitaliste a pris une partie du contrôle. L’origine de l’économie collaborative est à rechercher parmi les SEL nés au début des années 1990, et il s’agissait alors de revenir à une économie très locale. De même, BlablaCar est né à l’origine en 2006 sous le nom de Covoiturage.fr, à statut associatif, non lucratif, qui avait pour vocation innocente de mettre en contact des covoitureurs et des covoiturés. Où en est-on aujourd’hui ? BlablaCar va de levée de fonds en levée de fonds, chaque fois pour des montants de l’ordre de plusieurs centaines de millions de dollars. Uber est désormais capitalisé à hauteur de cinquante milliards de dollars, AirBnb vaut davantage que les groupes Hilton ou Accor. On oppose ici des entreprises dont les seuls actifs sont des serveurs et quelques milliers de lignes de code, face à d’autres qui gèrent des milliers d’employés et des centaines de bâtiments. De même, internet facilite considérablement l’échange direct entre consommateurs : des sociétés comme Amazon ou Ebay l’ont bien compris, et on ne peut pas dire que la première priorité de Jeff Bezos soit de créer du lien social désintéressé.
Beaucoup d’observateurs et d’organes de presse ne manquent pas de distinguer « économie collaborative » et « uberisation ». Mais, sauf dans les cas les plus extrêmes, beaucoup d’initiatives semblent ne pas pouvoir se mettre dans une des deux cases, et la vocation de la première pourrait bien être, souvent, de devenir la deuxième. L’expression d’Evgeny Morozov, qui parle de la « sharing economy » comme de « neoliberalism on steroids » [1] est assez emblématique : le chercheur voit derrière cette belle périphrase un moyen pour les entreprises de contourner les règles du salariat et de profiter de la situation précaire de leurs « collaborateurs ». Quant aux utilisateurs eux-mêmes, on peut s’interroger sur leur démarche : du fait du principe même de la plupart des plateformes (louer des objets quand on ne s’en sert pas), cela ressemble fort à un moyen de gagner de l’argent avec tout et n’importe quoi, et donc d’une introduction du capitalisme au cœur de nos vies quotidiennes.
Une mutation sans changement de paradigme
Rachel Botsman, à qui on attribue rien de moins que l’invention de la notion de consommation collaborative, disait déjà à l’inauguration du OuiShare Fest 2014 que « Le marché de la location en peer-to-peer vaut à lui seul 13 milliards de dollars » [2]. OuiShare est d’ailleurs considéré par le conseiller de Bercy comme un moteur de ce qu’il nomme lui-même être le « collaboratif ». En outre, la conférence inaugurale de leur événement annuel exprime clairement le fait que l’économie collaborative est tout à fait solvable dans l’économie « tout court », jusqu’à en faire partie comme un marché quantifiable. Pourtant, le conseiller lui-même exclut l’inclusion de l’économie collaborative dans l’économie traditionnelle : il s’agit de deux choses différentes, et une telle inclusion dénaturerait forcément l’économie collaborative. On est, encore une fois, face à un problème majeur de définition : de quoi parle-t-on ?
La réalité est sans doute, comme toujours, entre les deux. Jeremy Rifkin, autre théoricien majeur de l’économie collaborative, envisage un monde où les deux types d’économie existeraient en parallèle, se concurrençant en partie, l’une ne prenant jamais le pas sur l’autre [3]. Cette idée de collaboration est peut-être condamnée à rester toujours un peu floue et bâtarde. Peut être est-ce l’avenir effectif de notre économie : fondée sur des initiatives ni vraiment lucratives, ni vraiment associatives, mais sans révolution par rapport aux modes de fonctionnement actuels.
[1] Morozov E. (2013, 14 octobre). The ‘sharing economy’ undermines workers’ rights. The Financial Times. Disponible sur URL : http://on.ft.com/19AW9N8
[2] « La location en P2P (pair-à-pair) pèse déjà 13 milliards de dollars ! » (2014, 7 mai). Latribune.fr.
[3] Husson, L-E. (2015, 20 juillet). Jeremy Rifkin: « Le capitalisme va devoir vivre avec l’économie collaborative ». Challenges. Disponible sur URL : http://www.challenges.fr/economie/conjoncture/20150629.CHA7377/jeremy-rifkin-le-capitalisme-va-devoir-vivre-avec-l-economie-collaborative.html