Fraude et utilisation de logiciel, du pareil au même ?

Les logiciels sont nécessaires au fonctionnement d’un système de dépollution

Les consommateurs associent souvent le terme “logiciel” à la fraude. Pour preuve, les cent premiers résultats d’une recherche google “logiciel diesel” renvoient systématiquement à des articles faisant référence à des “logiciels truqueurs”. Ceci est probablement dû à l’affaire Volkswagen, dont la fraude par logiciel d’invalidation a été avérée en Septembre 2015.  

Pourtant, tout système de dépollution contient un logiciel. Pour reprendre les propos d’un spécialiste des systèmes de dépollution employé chez un constructeur français que nous avons rencontré, “un système de dépollution n’est pas seulement une pièce organique, c’est de l’intelligence”.

Ceci signifie qu’il ne suffit pas d’ajouter une pièce au pot d’échappement ou au moteur pour créer un système de dépollution. Il faut aussi introduire un contrôle par un système embarqué qui permet de coordonner la dépollution et le moteur. A titre d’exemple, le système embarqué d’un système SCR contrôle l’injection d’AdBlue. Pour reprendre les mots d’un ingénieur en charge de la conception des systèmes de dépollution auprès d’un équipementier automobile, la centrale électronique est un “véritable chef d’orchestre du système SCR”.

Les defeat devices

Il existe également des logiciels de modulation des systèmes de dépollution, qui appartiennent à la catégorie des “defeat devices “, officiellement définis dans la réglementation européenne par :

“Tout élément de conception capable de moduler, de retarder ou de désactiver le fonctionnement de toute partie du système de contrôle des émissions, qui réduit l’efficacité du système de contrôle des émissions dans des conditions dont on peut raisonnablement attendre qu’elles se produisent lors du fonctionnement et de l’utilisation normale des véhicules”

Autrement dit, ceci désigne tout acte de conception qui augmente les émissions d’échappement du véhicule. Parmi ces dispositifs on trouve les logiciels invalidants. Ces logiciels sont de deux types: les logiciels destinés à protéger le moteur, et les logiciels destinés à tricher lors des tests d’homologation, d’où l’amalgame qui est fréquemment fait entre les deux.

Protéger le moteur et assurer la sécurité du véhicule

Il arrive dans certaines conditions que le système de dépollution endommage le moteur ou soit lui même endommagé. C’est pour cette raison que les constructeurs introduisent souvent des logiciels d’invalidation dans les systèmes de dépollution. On peut par exemple citer le cas de Renault, qui utilise une “ fenêtre thermique” sur ses véhicules équipés d’un système EGR. Cela consiste à moduler le taux d’EGR lorsque la température sort de l’intervalle de température [17°, 35°]. Un ingénieur de chez Renault justifie cette pratique par l’explication suivante :

“lorsque l’air ambiant est trop froid ou trop chaud ou trop humide, on constate un phénomène de vernissage des dépôts de suie qui colmatent et bloquent la vanne EGR […] avec parfois de lourdes conséquences sur la longévité du moteur ».

De même, Ford a expliqué devant la commission Royal que le taux d’EGR des véhicules équipés de ce système sont modulé pour protéger le moteur. Plus précisément, il est écrit dans la synthèse de l’audition de Ford par la commission Royal :

« Les frontières d’utilisation de l’EGR sont justifiées par l’impératif de protection du moteur et des composants (limites liées au pompage du turbocompresseur, au risque d’apparition d’instabilités de combustion, au chargement en suies du FAP et à l’impératif de protection thermique des composants). »

En fait, l’utilisation de logiciels d’invalidation semble être généralisée puisque sur les onze constructeurs ayant fait l’objet de contrôles dans le cadre de la commission Royal, huit (Fiat Chrysler Automobile, Ford, Mercedes, Opel, Nissan, PSA Peugeot Citroën, Renault, Toyota) invoquent l’utilisation de logiciels d’invalidation destinés à protéger le moteur ou la sécurité des usagers. Cependant, les associations de consommateurs voient au travers de cette exception à l’activation des systèmes anti-pollution une porte ouverte à la tromperie des consommateurs et des homologateurs.

Ce que dit la loi

L’utilisation de defeat devices est explicitement interdite par la loi. Cependant les pratiques relevées précédemment ne sont pas illégales puisque la réglementation européenne autorise l’utilisation de dispositifs d’invalidation dans la cas où ils protègent le moteur de dégradations mécaniques ou assurent la sécurité du véhicule :

“ le besoin du dispositif se justifie en termes de protection du moteur contre des dégâts ou un accident et pour le fonctionnement en toute sécurité du véhicule” (Chapitre II article 5)

De même, il est légal lorsqu’il est actif seulement lors du démarrage et lorsqu’il est également actif lors du processus d’homologation. En dehors de ce cadre, l’utilisation d’un defeat device est une fraude.

Toute la difficulté est alors de déceler ce type de système dans les véhicules à homologuer, et de juger si son utilisation est frauduleuse ou non. C’est la la partie la plus complexe, puisque les logiciels ne sont pas accessibles aux autorités. A l’heure actuelle, seul le groupe Volkswagen a été jugé coupable d’utilisation de “defeat devices” illégaux.

Le cas de Volkswagen

La fraude de Volkswagen par un logiciel d’invalidation a été prouvée en Corée et aux Etats-unis par des autorités gouvernementales sur un véhicule équipé de la technologie EGR par deux procédés différents. Tous deux ont mis au point des tests qui permettent de montrer qu’en s’éloignant légèrement des conditions du cycle NEDC, les taux de NOx émis explosent. Et ce sans que les dérogation à l’interdiction de defeat devices puisse s’appliquer. Ainsi en Corée, les autorités ont réalisé cinq cycles NEDC consécutifs sans arrêter le moteur. Au premier, le taux de NOx était dans la norme, mais dès le deuxième la norme était dépassée, et le taux d’émission croissait à chaque test, comme on peut le voir sur le graphe ci-dessous.

Evolution des émission de Nox au cours des cycles NEDC successifs (source: MOE (rapport))

De même, aux Etats Unis, les tests ont été réalisés en effectuant deux fois une partie du cycle FTP, et il a été observé que les émissions augmentent tout au long du cycle. En complétant ces résultats avec d’autres tests, les autorités américaines ont ainsi pu prouver l’existence de defeat devices illégaux dans les véhicules Volkswagen testés.

Ainsi en Octobre 2015, Volkswagen a admis l’utilisation de “stratégie sophistiquée de contrôle moteur qui détectait les conditions de cycle”. L’EPA parle de “dyno Calibration” ou “Low NOx temperature conditioning mode”, mode lors duquel le système de dépollution est activé, et de “road Calibration” ou “normal mode” pendant lequel le système est désactivé. Comme le fait remarquer un spécialiste des systèmes de dépollution employé chez un constructeur français, cette opposition est absurde, puisqu’elle oppose le test (“conditioning mode”) et la réalité “normal mode”.

Comment cela fonctionne-t-il ?

Un hacker est parvenu à mettre en évidence le mode de fonctionnement du defeat device utilisé par Volkswagen. En fait, la voiture contient un calculateur qui donne à tout instant la distance en fonction du temps. Il a par ailleurs mis en évidence l’existence de deux courbes sur le graphe ci-dessous ( courbes verte et rose ) qui encadrent le tracé de la distance en fonction du temps lors du cycle FTP. La courbe en blanc représente l’évolution de la distance en fonction du temps au cours d’un cycle FTP. Ainsi lorsque la courbe d’évolution de la voiture se trouve entre ces deux courbes, le système de dépollution est activé, et désactivé autrement. En outre, l’existence d’un chronomètre qui désactive le système après une durée correspondant à la durée d’un cycle a également été prouvée. Les conclusions de ce hacker ont été confirmées par l’IFPEN (source officielle).

Conférence The Exhaust Emissions scandal (“Dieselgate”) par Felix Domke et Daniel Lange

Par ailleurs, selon le spécialiste en systèmes de dépollution que nous avons rencontré, d’autres paramètres que le profil de vitesse peuvent être exploités pour identifier les conditions de test et mettre en marche le système de dépollution. Il cite par exemple la température (puisque les tests sont effectués à une température comprise entre 20 et 30°), le capot , puisque les tests d’homologation sont effectués capot ouvert, ou encore la climatisation puisque les tests sont faits sans climatisation.

Un caractère frauduleux difficile à déterminer

Le rapport Royal montre que la protection du moteur est un argument très fréquemment utilisé pour justifier l’utilisation de defeat devices. Cependant, selon ce même rapport, on ne peut être certain que cet argument ne dissimule pas une fraude. Il est dit en effet que sans analyser les systèmes embarqués,

“La commission ne peut […] pas se prononcer définitivement sur la présence ou absence de logiciels « tricheurs » dans les véhicules testés.”.

En pratique, d’autres instances mettent en doute l’honnêteté des constructeurs qui utilisent cet argument. Par exemple la DGCCRF, qui a mené des enquêtes sur douze constructeurs français, soupçonne très fortement Renault d’une triche semblable à Volkswagen.

« Quand on lit le rapport de la DGCCRF, il y a des soupçons très importants »

a estimé Flavien Neuvy, directeur de l’Observatoire Cetelem de l’automobile en Mars 2017, après avoir lu le rapport de la DGCCRF.

« Ce que montre ce rapport, c’est qu’il y aurait une volonté de paramétrer les moteurs quand ils sont en phase de tests d’homologation de telle sorte qu’ils polluent moins quand ils sont dans cette phase.

« 

La désactivation des systèmes est-elle vraiment justifiée?

Etant donné que la législation européenne est relativement flou sur la « protection du moteur », il est légitime de se demander si l’utilisation des systèmes de dépollution engage vraiment la sécurité du moteur dans les conditions citées par les constructeurs.

D’après Charlotte Lepître, porte parole du FNE, on ne peut guère reprocher aux constructeurs le fait que leurs systèmes de dépollution abime certains composants du moteurs. En revanche, les constructeurs ne font selon elle pas l’effort de choisir des composants de meilleure qualité, et donc plus résistants à l’action du système afin de faire une marge supplémentaire tout en laissant le véhicule à un prix abordable. Ainsi, il serait possible d’après Mme Lepitre d’augmenter significativement la fenêtre d’utilisation des systèmes de dépollution en acceptant de construire avec de meilleures pièces, quitte à augmenter le coût de production des véhicules. Les constructeurs optimisent en fait selon elle le rapport qualité-prix de leurs véhicules au détriment de la qualité du système de dépollution.

En termes légaux, le comportement des constructeurs ne peut donc pas être qualifié de frauduleux mais plutôt de négligeant.

Faire reconnaître la fraude

En fait les autorités ne disposent pas des informations suffisantes pour juger de la légalité des pratiques des constructeurs. Cela les pousse à développer des stratagèmes pour identifier les logiciels frauduleux par des tests d’émission comme cela a été fait pour Volkswagen et à ouvrir des enquêtes et procédures judiciaires très longues. Ainsi depuis Janvier 2017, des informations judiciaires ont été ouvertes pour Renault et PSA, mais à l’heure actuelle aucune conclusion n’en est sortie.  De même, la DGCCRF peut seulement parler de “soupçons” après une enquête approfondie sur Renault, quand la commission royale dit qu’elle “ne peut pas se prononcer définitivement”.

Quoi qu’il en soit, une fraude ne peut être jugée comme telle tant que le tribunal pénal n’a pas reconnu la fraude. La procédure pénale vise à faire reconnaître le fait que le constructeur a commis une ou plusieurs infractions, il s’agit alors d’un dépôt de plainte classique. C’est par exemple ce qu’ont fait des citoyens français dans le cadre du scandale Volkswagen : les plaintes déposées ont conduit le parquet de Paris à ouvrir une information judiciaire, qui pourrait conduire à l’ouverture d’un procès (Voir l’action des consommateurs). La procédure judiciaire a été bien plus rapide aux Etats Unis puisque des sanctions précises étaient déjà prévues pour ce genre d’infraction.

La lutte contre les defeat device

Cette conclusion révèle une faille dans les processus de contrôle des véhicules. L’Electronic Frontier Foundation (une ONG défendant la liberté contre l’emprise sociale de l’électronique) explique depuis 2014 que la protection par le droit d’auteur des logiciels embarqués représente une « menace ». Elle réclame l’accès au code source des logiciels embarqués, ainsi que l’utilisation obligatoire des logiciels libres et ouverts dans le monde de l’automobile. Or le scandale Volkswagen lui a donné raison sur le risque posé par l’opacité des logiciels d’invalidation. D’autant plus que, d’après le rapport de la commission Royal, la tendance des véhicules connectés et des mises à jour post-production pourrait être détournée pour déployer, ou au contraire faire disparaître des logiciels d’invalidation. Toutefois, comme le rappelle le spécialiste des systèmes de dépollution que nous avons rencontré, un système de dépollution contient “nécessairement de l’intelligence”, on ne peut donc s’en passer.

Dès lors, de nouvelles mesures sont prises pour lutter contre ces dispositifs et pour pouvoir trancher sur la question de la légalité des logiciels utilisés. Ces mesures sont réunies dans une nouvelle directive cadre qui sera adoptée fin 2017 en Europe. Elle prévoit entre autres la mise en place de tests en roulage réel avec PEMS, de tests sur bancs à rouleaux avec modification de cycles ou de procédures (c’est à dire de paramètres tels que la clim, la température, la batterie, etc), mais aussi une transparence accrue sur les logiciels embarqués, comme le souhaite la commission Royal. Ainsi, non seulement les constructeurs devront déclarer toutes les stratégies d’émission adoptées à l’organisme homologateur (par exemple le choix d’éteindre le système de dépollution à une certaine température pour protéger le moteur), mais ils devront également leur fournir le code source du système de dépollution. Enfin, la directive prévoit des sanctions financières allant jusqu’à 30 000 euros par véhicule en cas de triche avérée. Cette sanction existait déjà sous cette forme aux Etats-unis mais rien n’était explicité en Europe, ou la réglementation parlait seulement de “sanction”.

Ainsi à l’heure actuelle le seul cas de fraude avéré reposait sur l’utilisation de logiciels, mais tout logiciel n’est pas fraudeur.

D’autres constructeurs que Volkswagen, aujourd’hui en examen, sont au centre de l’affaire en France désormais pour cause de tromperie.

Sources :

Alain-Gabriel Verdevoye. (2017, janvier 13). Dieselgate : comment Renault a joué avec les règles. Challenges

Entretien avec un expert en système de dépollution.

Guillaume Darding. (2016, septembre 22). Scandale des moteurs diesel: le point un an après.

Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer. (2016). Rapport Royal (Dossier de presse).

Phillip A. Brooks. (2015, septembre 18). Notice of violation. Lettre.

Règlement (CE) numéro 715/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 20 juin 2007 relatif à la réception des véhicules à moteur au regard des émissions des véhicules particuliers utilitaires légers. (2007, juin 20). eur-lex.europa.eu