Isabelle Attane
Isabelle Attané est démographe et sinologue à l'Institut national d'études démographiques (INED) et enseigne à l'École des hautes études en sciences sociales.
Elle est spécialiste de la démographie de la Chine. Elle a publié un livre "Au pays des enfants rares" dans lequel elle étudie des moyens pour la Chine de relever le défi démographique posé par la politique de l'enfant unique.
L’entretien s’est tenu à l’INED et à duré 45 minutes.
Aspect démographique
En ce qui concerne l’évolution du taux de natalité en Chine, pensez-vous que les comportements démographiques observés sont dans les mœurs ou sont une conséquence de la politique de l’enfant unique ?
Je pense que cela n’est pas directement lié à la politique de l’enfant unique. En effet, dès le début des années 70, on observe une chute du taux de fécondité (la moyenne était alors de 2 enfants par femme en ville et 3 dans les milieux ruraux). Dans les années 80, le taux de fécondité s’est stabilisé, donc la loi de 1979 n’a pas vraiment eu d’effets notables. Enfin, dans les années 90 on a observé une nouvelle baisse du taux de fécondité, mais principalement due à des facteurs socio-économiques. Finalement c’est plutôt le prix que représente un enfant, en particulier en ce qui concerne son éducation, qui restreint le nombre d’enfants par famille, davantage qu’une volonté à se conformer à la politique de l’enfant unique.
On a assisté à un renversement de la pyramide des âges, du fait du renouvellement lent de la population. Pensez-vous qu’abandonner la politique de l’enfant unique permettrait de remédier à cette situation ?
Pour les raisons que je viens d’évoquer, je ne pense pas que le fait d’arrêter la politique de l’enfant unique entraîne une augmentation du taux de fécondité. En ce sens, l’arrêt pur et simple de la politique n’aurait pas de réel impact, le problème ne serait pas résolu. De plus, une augmentation du taux de fécondité n’aurait qu’un impact visible seulement une vingtaine d’années après. Il existe cependant des mesures pour encourager le renouvellement de la population tout en contrôlant le nombre de naissance : par exemple dans certaines provinces un homme enfant unique épousant une fille unique a le droit d’avoir deux enfants.
Mentalité de la population chinoise
Lors de nos recherches documentaires, nous avons eu accès à des données contradictoires sur le modèle de famille chinoise, certains sondages révélaient que 70% des femmes préféraient n’avoir qu’un enfant, d’autres indiquaient que la majorité des femmes préféraient en avoir 2. Savez-vous ce qu’il en est ?
Cela provient simplement du fait qu’il n’existe pas un unique modèle de famille chinoise ; on ne peut donc pas faire de généralités, et les avis sont partagés sur la question. Les gens interrogés ont simplement exprimé des opinions différentes.
Pensez-vous qu’un arrêt de la politique aurait un réel impact sur les mentalités chinoises ?
Le facteur décisif est le coût que représente un enfant, cela conditionne le nombre d’enfants qu’un couple peut avoir. De ce fait les couples n’envisagent pas d’avoir un nombre important d’enfants. En effet, l’éducation en Chine est très chère ; dès 2-3 ans, les enfants sont envoyés au jardin d’enfants, qui coûte déjà une fortune. Sans vouloir faire de publicité, je vous recommande à ce titre mon livre « Au pays des enfants rares », qui développe ce point. Je pense donc que l’impact de la politique de l’enfant unique sur les mentalités des Chinois est très limité ; ce qui cadre la fécondité est davantage un facteur économique qu’une réglementation officielle.
Situation de la femme en Chine
On a vu que la politique de l’enfant unique en Chine a eu des conséquences néfastes sur le regard porté sur la femme : les couples préfèrent avoir des garçons que des filles parce qu’ils représentent une force de travail plus importante ; de ce fait de nombreux couples abandonnent leur enfant s’il s’agit d’une fille. On assiste également à de nombreux avortements et des campagnes de stérilisation, dans ce sens les droits de la femme semblent bafoués. Pensez-vous qu’arrêter la politique de l’enfant unique permettrait une revalorisation du statut de la femme ?
Il est vrai qu’en Chine le regard porté sur la femme est très différent de celui porté sur l’homme ; on ne peut pas pour autant parler d’un regard négatif porté sur la femme : tandis qu’on attend d’un homme de réussir socialement, d’avoir un bon salaire et d’assurer la prospérité économique de la famille, la femme est plus vue comme une mère de famille, qui veille à l’éducation des enfants, s’occupe de son mari et de sa famille. De plus, à la campagne, lorsqu’une femme se marie, elle va vivre chez son mari, ce qui implique qu’elle ne sera pas en mesure de s’occuper de ses parents lorsque ceux-ci seront plus âgés. Ce dernier paramètre peut inciter les couples à avoir des garçons plutôt que des filles. D’un autre côté, se maintenir à petit nombre d’enfants permet aux filles de faire valoir leur caractère précieux, de faire leurs preuves également. Elles peuvent ainsi se démarquer. Je pense que la politique de l’enfant unique n’a qu’un lien très lointain avec le regard porté sur la femme, même si on ne peut nier les conséquences qu’ elle a eu, sur le ratio hommes-femmes notamment. Selon moi, un arrêt de la politique de l’enfant unique n’aurait pas vraiment d’impact sur le statut de la femme en Chine.
Peut-on alors envisager des moyens de revaloriser la femme ?
Bien sûr, et en réalité ils existent déjà en Chine : dans certaines provinces, les parents ayant eu des filles reçoivent des allocations. Une campagne de sensibilisation a également été mise en place à l’échelle nationale en 2010 : « Chérir les filles ». Elle vise à promouvoir l’image des filles, de façon à ce qu’elle ne soit plus dégradée par rapport à celle des hommes. Le gouvernement et les démographes sont bien conscients des problèmes de ratio hommes-femmes, et ils sont disposés à faire évoluer les mentalités, pour atteindre un meilleur équilibre hommes/femmes.
Aspect social
Peut-on dire que la politique de l’enfant unique a contribué à augmenter le niveau de vie des Chinois ?
C’était le but initial de la politique : si l’on a un nombre donné de richesses à répartir entre moins de gens, logiquement la part de chacun devient plus grande. Cependant, la loi de 1979 coïncide avec l’ouverture économique de la Chine, qui est devenue un pays capitaliste. On ne peut donc pas savoir si l’augmentation du niveau de vie observée est due au contrôle des naissances ou à cette ouverture économique. On a cependant observé une réelle modernisation de la Chine depuis cette période.
Au cours de nos recherches, nous avons également eu accès à des articles qui dénonçaient entre autres les violations des droits de la femme en Chine à cause de cette politique. Pensez-vous que des articles de ce type aient un quelconque impact ?
Non, je suis convaincue qu’ils n’en ont aucun, pas en Chine dumoins. Il est vrai que dans les années 80, les ONG américaines se sont beaucoup intéressées au problème chinois, en particulier en dénonçant les avortements forcés. Cela a peut-être sensibilisé le monde extérieur aux causes de la Chine, mais en Chine cela n’a clairement eu aucun impact : d’une part les informations n’y parvenaient pas forcément, et puis les populations étaient tout à fait conscientes de ce genre de pratiques, puisqu’elles les subissaient. Quant au gouvernement chinois, il faut dire qu’il est particulièrement déterminé : lorsqu’il a une idée dernière la tête, il est difficile de l’arrêter.
Regard du gouvernement
En parlant du gouvernement justement, on a étudié des articles mentionnant une falsification des données statistiques sur les naissances. Pensez vous que cela s’est réellement produit, et si oui, a-t-elle une grande ampleur ?
Alors oui, la falsification des données a réellement eu lieu, mais pas directement au niveau du gouvernement. Dans les années 80, les gouvernements locaux (comme les chefs de villages) ont falsifié les données concernant les nombres de naissance, dans le but de bien se faire voir du gouvernement central. Et naturellement une combinaison d’erreurs numériques de ce type entraîne des écarts importants à l’échelle nationale. Il y a également eu, à la même période, de nombreuses naissances camouflées. Néanmoins celles-ci deviennent apparentes quelques années plus tard au niveau des recensements. Les données traduisant les nombres de naissances, produites par les instituts démographiques, sont donc inférieures aux données réelles, mais ce sont les gouvernements locaux qui sont la cause principale de ces erreurs, ce n’est pas une volonté du gouvernement en lui-même.
Savez-vous quel est le bilan officiel de la politique de l’enfant unique en Chine ?
Selon le gouvernement, cette politique aurait empêché 300 millions de naissances en Chine. Néanmoins, ce chiffre est à nuancer, car les facteurs socio-économiques que j’ai explicités précédemment ont également joué un rôle important, indépendamment de cette politique. Quant aux naissances cachées, leur poids est très faible, voire négligeable, devant le nombre de naissances déclarées.
Nous avons entendu parler d’une volonté du gouvernement de passer à une politique autorisant la naissance de 2 enfants par couple, à l’échelle nationale. Savez-vous ce qu’il en est ?
Modifier la politique de l’enfant unique n’est en aucun cas une priorité du gouvernement actuellement. En revanche les démographes, eux, mettent l’accent sur la nécessité d’un assouplissement de la politique, pour rééquilibrer la pyramide des âges. Le gouvernement quand à lui reste très déterminé ; si un changement intervenait à ce niveau, ce serait au profit d’un assouplissement progressif de la politique dans certaines régions. En revanche, il y a une vraie prise de conscience à l’échelle nationale du problème de sex ratio, d’où des campagnes de valorisation de la femme qui ont été mise en place. Le gouvernement chinois a clairement d’autres priorités ; vous savez, comme beaucoup de gouvernement, il cherche à prendre des mesures dont les effets sont visibles immédiatement. Des mesures prises au niveau du contrôle des naissances n’auraient un effet notable que d’ici une vingtaine d’année ; d’ici là le gouvernement aura changé et l’on n’accordera aucun mérite au gouvernement ayant pris les mesures nécessaires. De plus, le gouvernement craint une remontée du taux de fécondité, à mon avis infondée en vue de facteurs socio-économiques. Il vise davantage à s’adapter à un changement démographique. Le gouvernement veut faciliter le mode de vie dans les 20-30 prochaines années au maximum, c’est pourquoi le taux de fécondité ne lui apparaît pas comme essentiel. Les inégalités sociales passent avant, tout comme le problème de chômage des jeunes : le gouvernement recherche en premier lieu la cohésion social au sein de la Chine, il veut arriver à plus d’équité sociale, qu’il y ait moins de disparités socio-économiques.
Savez-vous si la loi de 1979 est inscrite dans la constitution ?
En réalité il ne s’agit même pas d’une loi, plutôt d’une réglementation transmise par le gouvernement central aux autorités locales. La première loi à proprement parler date de 2002, il s’agit de la « loi sur la population et la planification des naissances ».
Aspect économique
Pensez vous que les facteurs économiques ont été le réel motif de la politique de l’enfant unique ?
En fait il s’agit d’une combinaison de motifs : le but était d’agir sur la démographie pour agir sur l’économie. Dans les années 50, le gouvernement a anticipé une augmentation rapide de la population. Dans les années 70, cela a été une justification de la politique de l’enfant unique, qu’ils mettaient en place afin de contenir l’explosion démographique. Malthus, au 18ème siècle, a été le premier à mettre en place une sorte de théorie démographique, en théorisant le lien entre population et richesse. Dans les années 70, le gouvernement s’en est inspiré pour, par le biais de la politique de l’enfant unique, relier contrôle des naissances et augmentation du niveau de vie.
Pensez-vous que le problème des retraites, aggravé par la politique de l’enfant unique, justifie une modification dans le contrôle des naissances ?
A vrai dire, le problème des retraites n’a pas de réel impact économique sur l’Etat chinois : seul un tiers des Chinois retraités perçoivent des allocations. L’Etat limite ainsi les moyens financiers relatif aux pensions de retraite. Il revient surtout aux familles de prendre soin des personnes retraitées.
Pensez-vous qu’un éventuel arrêt de la politique de l’enfant unique ait des retombées économiques importantes ?
Non, je pense que l’impact serait limité, puisque les aides sociales sont très peu développées en Chine, les familles paient l’essentiel, sans toucher beaucoup d’allocations. Si une croissance démographique était à venir, je dirais que l’impact serait en premier lieu environnemental ; la Chine produirait beaucoup plus de déchets, en particulier plus de gaz à effet de serre.
Enfin, envisagez-vous des alternatives à la politique de l’enfant unique ?
Je n’ai pas d’avis personnel sur la question. En revanche, en 2007, Zeng Yi, démographe chinois réputé, a émis des hypothèses sur l’évolution de la population en fonction de la politique de contrôle des naissances en vigueur (par exemple rester sur une politique de l’enfant unique ; permettre aux couples dont les deux membres sont enfants uniques d’avoir 2 enfants ; permettre à tous les couples d’avoir 2 enfants). Le scénario reste le même, quelle que soit la politique adoptée, pour les 10-20 prochaines années ; c’est après que les résultats diffèrent. Le gouvernement, qui recherche l’immédiateté, ne s’intéresse donc pas à de telles mesures pour l’instant. De toute façon, j’estime que son impact sur les comportements démographiques en Chine est de moins en moins grand, ceux-ci étant pour l’essentiel conditionnés par des facteurs socio-économiques.