Lorsqu’en 2011, Ron Fouchier et Yoshihiro Kawaoka ont mené à bien ces recherches de GOF sur le virus de la grippe H5N1, il s’agissait pour eux d’améliorer la connaissance au sujet des virus afin de mettre en place, sur le long terme, un vaccin universel contre la grippe. Jusqu’à maintenant, il n’existe pas de vaccin universel contre la grippe et c’est pourquoi ces deux chercheurs et leurs équipes ont décidé de manipuler le virus pour mieux le connaître. Créer un tel vaccin peut paraître difficile, étant donné la variété des souches grippales et la rapidité de leurs mutations. C’est le défi que de nombreux scientifiques tentent de relever, tels Kawaoka et Fouchier.
Selon Yoshihiro Kawaoka, il est nécessaire d’anticiper les mutations des virus pour développer des vaccins. D’où les multiples mutations créées par les scientifiques.
« Although current vaccines may protect against a virus similar to that tested here, the continued evolution of H5N1 viruses reinforces the need to prepare and update candidate vaccines to H5 viruses »
(cf. IMAI, Masaki; WATANABE, Tokiko; HATTA, Masato; et al « Experimental adaptation of an influenza H5 HA confers respiratory droplet transmission to a reassortant H5 HA/H1N1 virus in ferrets » Nature Voir l’article en ligne)
« Identify additional mutations that enable H5N1 viruses to adapt to mammals. This is important for understanding the scientific basis for adaptation to mammals in addition to providing comprehensive data for focused surveillance and to identify appropriate vaccine candidates »
(cf. FOUCHIER, Ron; KAWAOKA, Yoshihiro. « The pause on avian H5N1 influenza virus transmission research should be ended ». mBio. 2012)
Les virus grippaux mutent à un rythme rapide, en témoigne chaque année le changement du vaccin contre la grippe saisonnière. Pour cette raison, il s’avère complexe de créer un vaccin universel contre la grippe. Selon les deux chercheurs, il faut améliorer notre connaissance du codage des séquences de protéines des virus grippaux. Voici ici un schéma expliquant la démarche entreprise par Yoshihiro Kawaoka et son équipe.
Explicitation du schéma : 2 mutations ont été effectuées au sein de protéine HA (Hémagglutinine) du virus pour que celui-ci puisse se fixer sur les récepteurs des cellules respiratoires supérieures de l’être humain. Le gène muté HA a ensuite a ensuite été combiné avec 7 autres gènes du virus pandémique H1N1 isolé en 2009. Le virus hybride a ensuite été inoculé à des furets. Une semaine plus tard, la transmission par voie aérienne du virus entre plusieurs furets lui a permis d’acquérir une quatrième mutation : celle-ci a considérablement augmenté la transmissibilité du virus par voie aérienne.
Ayant abouti à ce virus mutant, Kawaoka a testé la résistance de ce dernier avec un traitement et un prototype de vaccin, test qui s’est révélé être un succès. Il a également pu conclure à une baisse de virulence du virus, celui-ci n’ayant causé la mort d’aucun furet et s’étant transmis moins rapidement que la souche du H1N1 de 2009. Il faut donc bien comprendre qu’en parallèle de l’augmentation considérable de la transmissibilité du virus, sa virulence a diminué : cela peut donc nuancer les discours alertes des détracteurs de ces recherches.
The hybrid virus did not kill any of the ferrets it infected. It was slower to spread than the 2009 pandemic H1N1 strain, caused less severe damage in the lungs, and was vulnerable to both the front-line drug Tamiflu and a prototype vaccine against H5N1.
(http://www.nature.com/news/mutant-flu-paper-published-1.10551)
Ces conclusions ont donc amenées les deux chercheurs à encourager les recherches en matière de vaccin. En effet, depuis son apparition en 2003, le virus de la grippe H5N1 a causé de nombreux décès (331 au 29 août 2011 selon la FAO). Certes, ces décès n’ont pas été causés par des transmissions entre êtres humains, mais par des transmissions entre l’être humain et l’animal.
Mais des mutations du virus ont été décelées par la communauté scientifique, faisant craindre le risque d’une transmissibilité entre êtres humains dans les années à venir : à mesure que le virus se propage, il acquiert en effet des mutations, ce qui, avec le temps, peut laisser craindre qu’une acquisition d’une fonction de transmissibilité entre êtres humains sera réalisée. Yoshihiro Kawaoka soutient ainsi le développement de traitements et de vaccins contre ce virus : grâce à ses recherches et à la découverte des mutations permettant la transmissibilité entre êtres humains, il serait intéressant de s’en servir pour éradiquer le virus, surtout s’il acquiert cette fonction « naturellement ». Il s’agit donc d’être « armé » au cas où.
The new work has implications for pandemic preparedness. There is an urgent need to expand development, production and distribution of vaccines against H5 viruses, and to stockpile antiviral compounds. Both studies identify specific mutations in HA that confer transmissibility in ferrets to H5 HA-possessing viruses. A subset of these mutations has been detected in H5N1 viruses circulating in certain countries. It is therefore imperative that these viruses are monitored closely so that eradication efforts and countermeasures (such as vaccine-strain selection) can be focused on them, should they acquire transmissibility.
(http://www.nature.com/nature/journal/v482/n7384/full/nature10884.html)
Les deux équipes de chercheurs ont été vivement critiquées après qu’elles aient énoncé cet argument. Selon Simon Wain-Hobson, chercheur à l’Institut Pasteur, d’importants risques existent du fait de ces recherches, puisque pour la première fois une souche de la grippe H5N1 a été rendue transmissible entre êtres humains : est-il nécessaire de mener ces recherches, au mépris de la sécurité publique ?
It will be shown here that the benefits of the work are erroneous and overstated while the risk of an accident is finite, if small. The consequence of any accident would be anywhere from a handful of infections to a catastrophic pandemic.
(http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4099557/)
Il existerait d’autres manières, moins risquées, d’accroître les connaissances sur les virus, comme nous l’a précisé Simon Wain-Hobson dans le cadre d’un entretien : pourquoi donc prendre le risque de créer un virus transmissible entre êtres humains – qui n’existe pas dans la nature – alors que d’autres voies s’avèrent moins dangereuses pour l’humanité ? L’OMS précise à ce titre la procédure suivie pour la création d’un vaccin contre la grippe pandémique H1N1 sur son site internet. Néanmoins, cette procédure ne permet pas de créer un vaccin « avant » que le virus se propage. Cela peut donc amener à s’interroger sur l’utilité d’une telle procédure qui viserait à attendre la diffusion du virus pour créer des moyens de lutte contre celui-ci.
M. Wain-Hobson ajoute que les virus grippaux mutent sans cesse du fait de l’absence de correction des épreuves : la dérive antigénique y est importante, c’est-à-dire que les mutations du virus sont très nombreuses (voir l’article de l’Institut Pasteur concernant la grippe). Ainsi, la multiplicité des mutations et leur diversité interdisent pour M. Wain-Hobson toute analyse interprétative des évolutions potentielles des virus grippaux. Une autre critique émise par Simon Wain-Hobson porte sur l’affirmation de Yoshihiro Kawaoka : selon ce dernier, l’acquisition de la fonction de transmissibilité entre mammifères entraînerait une perte de virulence du virus. Or, Simon Wain-Hobson note que le nombre restreint d’animaux utilisés lors des expériences est insuffisant pour obtenir des résultats statistiquement fiables. Selon lui, il est donc impossible de conclure à partir de ces expériences à une réduction de la virulence du virus.
Afin de mieux comprendre en quoi l’argument de la confections de vaccins et traitements contre la grippe H5N1 a eu un poids aussi important dans l’argumentaire des partisans des recherches au début du débat, il faut se projeter dans la situation qui le précède.
Depuis des années, les virologues spécialistes du virus H5N1 n’arrivaient pas à prouver que celui-ci était potentiellement dangereux et qu’il pouvait muter seul dans la nature au point de devenir transmissible entre êtres humains. Le reste de la sphère scientifique avaient donc laissé tomber cette question, ne la jugeant pas préoccupante.
Il faut comprendre que c’est l’Organisation mondiale de la Santé qui définit les programmes de recherche en santé selon l’urgence de la situation. En s’appuyant sur des données probantes elle établit une « liste » des virus existants qu’elle classe en fonction du nombre de points communs entre le virus à l’état naturel, et le virus connu en laboratoire souvent plus dangereux. Les virus dont on sait que peu de mutations sont nécessaires pour qu’ils deviennent pandémiques sont traités en priorité.
Jusqu’ici, aucune recherche n’existait qui permettait de placer le virus de la grippe H5N1 en tête de liste. C’est en cela que les recherches de Ron Fouchier et de Yoshihiro Kawaoka eurent une importance capitale dans la sphère scientifique en prouvant que cinq mutations suffisaient pour rendre le virus potentiellement pandémique (chez les furets encore une fois, il n’y a pas moyen de savoir si c’est le cas chez les hommes). D’ailleurs, les deux scientifiques, conscients qu’il s’agissait de leur meilleur argument, insistèrent sur ce point au sein même des premières publications présentant leurs recherches.
« Our findings emphasize the need to prepare for potential pandemics caused by influenza viruses possessing H5 HA, and will help individuals conducting surveillance in regions with circulating H5N1 viruses to recognize key residues that predict the pandemic potential of isolates, which will inform the development, production and distribution of effective countermeasures. »
(Yoshihiro Kawaoka dans « Experimental adaptation of an influenza H5 HA confers respiratory droplet transmision to a reassortant H5 HA/H1N1 virus in ferrets », Nature.)
Néanmoins, à l’heure qu’il est, aucun vaccin contre ce virus n’a été mis au point en raison de la versatilité des virus influenza. C’est la raison pour laquelle, peu à peu, les partisans des travaux ont dû changer leur argumentaire et le concentrer sur les apports épistémologiques de ces recherches à la science.