Une grande majorité des virologues tend à dire que le cas des mutations sur le virus H5N1 n’est qu’un exemple parmi d’autres d’expérience de Gain-of-function. On peut donc supposer que le processus institutionnel qui encadre ces recherches suit un modèle classique dans le monde scientifique.
Seulement l’ampleur des risques encourus a déclenché l’intervention de nombreuses et diverses institutions appartenant à des sphères différentes et a mis en lumière la faiblesse des institutions préalablement établies. En effet, beaucoup de scientifiques s’accordent à dire que la réglementation actuelle en ce qui concerne les recherches qui entrent dans le cadre du Dual Use Research of Concern n’est pas suffisamment précise.
Il est très compliqué d’avoir un aperçu clair des institutions qui encadrent les recherches de type Gain-of-function car la législation n’est pas uniformisée et les responsabilités tendent à être individualisées. Dans le cadre de ces recherches, des laboratoires, des organisations internationales et des États sont intervenus : pour certaines personnes, la présence de ces derniers n’est qu’un signe de dysfonctionnement, pour d’autres, elle est positive car elle réintroduit légitimement un pouvoir politique dans le monde de la recherche.
Voyons d’abord grossièrement le processus institutionnel qui s’est effectivement déroulé sur ces dernières années. Il sera plus facile ensuite d’aborder la question de la responsabilité législative qui est centrale, et de comprendre les différentes conceptions qui s’affrontent.
Le processus institutionnel : un historique de la controverse du point de vue des institutions
La publication des recherches sur les mutations du virus H5N1 de Kawaoka et de Fouchier dans les revues américaines Nature et Science n’a pas été un processus simple. Elle a en effet été retardée de presque un an par différentes institutions avant d’être autorisée en juin 2012. Les recherches elles-mêmes ont été à plusieurs reprises remises en question, et sont à l’heure qu’il est suspendues pour la deuxième fois.
La montée de la peur
A l’origine, ces deux chercheurs sont financés par le gouvernement américain à travers la National Institute of Health, bien que Ron Fouchier travaille dans une université néerlandaise. Depuis les attaques à l’anthrax qui ont suivies les attentats du onze septembre, la question de la biosécurité est devenue centrale aux États-Unis, d’où la création en 2001 du National Science Advisory Board of Biosecurity (NSABB) qui effectue un contrôle régulier des recherches à “dual-use” (on catégorise ainsi les recherches et les expériences qui ont ou peuvent avoir des effets positifs et négatifs).
Les événements de 2001 ont également poussés le Ministère néerlandais de l’éducation, de la culture et des sciences à demander à l’Académie royale néerlandaise des arts et des sciences d’écrire un Code de conduite pour la biosécurité en 2007.
https://www.knaw.nl/en/topics/veiligheid/biosecurity
Le premier octobre 2011, quelques mois après que Ron Fouchier ait présenté oralement ces recherches pour la première fois durant une conférence à Maltes, le NIH à saisi le NASBB pour qu’il établisse un rapport sur les manuscrits de Kawaoka et Fouchier avant qu’une publication ait lieue dans les revues américaines Nature et Sciences. La peur que des terroristes s’appuient sur ces articles pour créer une arme biologique à grande échelle pousse les autorités américaines à ordonner aux deux revues de délayer les publications qu’elles jugent trop dangereuses dans leurs intégralités.
Les médias ont commencé à s’emparer de l’affaire et l’inquiétude s’est faite de plus en plus grande quant aux recherches. Pour l’apaiser, Ron Fouchier, Yoshihiro Kawaoka et plus de 30 autres spécialistes de la grippe ont cosigné le 20 janvier une tribune, publiée à la fois dans Science et Nature, dans laquelle ils se sont engagés à suspendre leurs manipulations du virus H5N1 pendant 60 jours afin de laisser place à un débat international qui leur permettrait de présenter davantage les bénéfices qu’ils retirent des expériences et leur système de diminution des risques.
We recognize that we and the rest of the scientific community need to clearly explain the benefits of this important research and the measures taken to minimize its possible risks. We propose to do so in an international forum in which the scientific community comes together to discuss and debate these issues. We realize that organizations and governments around the world need time to find the best solutions for opportunities and challenges that stem from the work.
Ron A. M. Fouchier, Adolfo García-Sastre, Yoshihiro Kawaoka et cie « Pause on Avian Flu Transmission Research », Nature, Science, 20 janvier 2012
http://www.sciencemag.org/content/335/6067/400.full?sid=cf28bdbd-d2b8-46af-89d5-78d6a3d93cc4
Les laboratoires de haute sécurité : le sont-ils vraiment ?
La diminution des risques passe principalement par le respect des mesures de sécurité au sein des laboratoires. Le niveau de biosécurité de ces derniers est déterminé (sur une échelle allant de 1 à 4) par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention, CDC) aux États-Unis et via une directive dans l’Union européenne. Dans le cas des recherches sur le virus H5N1, les chercheurs ont travaillé dans des laboratoire BSL3+, bien que ce ne soit pas le niveau le plus élevé, ils sont reconnus pour être très sécurisés.
Toutefois un groupe de scientifiques qui prône la retenue en ce qui concerne les expériences de GOF, et dans lequel on retrouve un farouche opposant aux recherches Marc Lipsitch, rappelle sur le site qui lui sert de « repère », The Cambridge Working Group, que le danger est loin d’être nul. En effet, des accidents de manipulation de la variole, de l’anthrax et de la grippe se font de plus en plus fréquents dans des laboratoires d’excellence des Etats-Unis, atteignant une fréquence de deux accidents (certes non pandémiques) par semaine. Ce groupe se montre un fervent militant d’une grande réévaluation du système de biosécurité.
« Experiments involving the creation of potential pandemic pathogens should be curtailed until there has been a quantitative, objective and credible assessment of the risks, potential benefits, and opportunities for risk mitigation, as well as comparison against safer experimental approaches. A modern version of the Asilomar process, which engaged scientists in proposing rules to manage research on recombinant DNA, could be a starting point to identify the best approaches to achieve the global public health goals of defeating pandemic disease and assuring the highest level of safety. »
– Cambridge Working Group Consensus Statement on the Creation of Potential Pandemic Pathogens (PPPs), juillet 2014
La réaction de l’OMS et la décision du NSABB
Le 16 et le 17 février 2012, L’Organisation mondiale de la Santé, sous la demande des autorités américaines, a mis en place une consultation technique pour « pour clarifier des points essentiels concernant les deux études et les questions connexes les plus urgentes » (Consultation préliminaire sur les problèmes liés à la recherche sur le virus H5N1). Elle réunit une trentaine d’experts scientifiques, les éditeurs des revues Nature et Science et des membres d’organismes sanitaires
Depuis mai 2011, L’OMS donne une grande importance aux recherches sur le virus H5N1 et encourage une collaboration internationale dans le cadre de la PIP (pandemic influeza preparedness), cadre qui guide les Etats Membres de l’OMS dans l’échange de virus grippaux à potentiel pandémique et dans les avantages qui résultent de celui-ci. C’est une organisation qui se montre donc extrêmement en faveur des recherches sur le virus H5N1 comme le montre le cinquième principe du « Cadre de préparation en cas de grippe pandémique pour l’échange des virus grippaux et l’accès aux vaccins et autres avantages » :
« Les États membres de l’OMS rappellent que l’échange rapide, systématique et dans les meilleurs délais du virus H5N1 et d’autres virus grippaux susceptibles de donner lieu à une pandémie humaine avec les centres collaborateurs de l’OMS pour la grippe et les laboratoires OMS de référence H5 est nécessaire pour contribuer à l’évaluation du risque de pandémie, à la mise au point de vaccins antipandémie, à l’actualisation des réactifs et kits de diagnostic et à la surveillance de la résistance aux médicaments antiviraux. »
(http://apps.who.int/gb/pip/pdf_files/pandemic-influenza-preparedness-fr.pdf)
Pourtant, malgré un rapport plutôt consensuel vis-à-vis des recherches les experts présents décide de repousser d’avantage la publication des études, bien qu’ils soient en faveur de celle-ci.
Ce n’est qu’un mois plus tard que le NSABB autorise la publications des articles sous conditions de modifier légèrement les parties techniques de l’article de Ron Fouchier afin que ni terroriste, ni biologiste amateur ne puisse reproduire un virus dangereux. Les données scientifiques de l’article de Yoshihiro Kawaoka n’ont pas été modifiées, d’après les dires de la revue Nature qui précise s’être entourée de plusieurs experts internationaux dans le domaine du bioterrorisme. Le constat est que les risques de bioterrorisme sont minimes et qu’ils ne sont pas réduits pas la non-publication, au contraire ne pas publier risquerait de ralentir les chercheurs mais pas les terroristes.
Ron Fouchier contre les autorités néerlandaise
A ce stade de la controverses, les Etats-Unis, qui financent et publient les recherches ont donné leur aval pour que les articles soient publiés mais c’est le Ministère néerlandais de l’économie qui ralentit la publication. En effet, comme indiqué dans le PIP de l’OMS, les États ont un droit souverain sur leur ressource biologiques, et l’Union européenne demande que pour exporter des recherches qui peuvent constituer des armes biologiques faites sur le territoire européen il faut demander une licence au gouvernement. Or Ron Fouchier a tenté de passer outre la loi, déclarant qu’elle ne devrait pas s’appliquer pour des recherches fondamentales comme la sienne, et a risqué de peu d’être condamné à 6 ans de prison. Après une conférence organisée par le Ministère de l’économie, une licence d’exportation a finalement été remise à Fouchier le 27 avril 2012.
Cependant le centre Erasmus de l’université de Rotterdam jugeant aberrant de considérer ces recherches comme potentiellement dangereuse et a fait appel contre la décision du gouvernement mais en vain. Un des arguments du laboratoire était qu’il avait perdu de la compétitivité face à Kawaoka qui a pu publier son article un mois avant Fouchier. On comprend que la question de l’évaluation du risque est très complexe et que des conflits ont lieux pour remettre en question le pouvoir des institutions.
Suite à cette altercation, le Ministère néerlandais de l’Education, de la Culture et des Sciences, conscient de ses lacunes dans l’évaluation des expériences entrant dans le cadre du Dual Use Research of Concern (DURC), a demandé à l’Académie royale des Arts et des Sciences d’écrire un rapport consultatif de là fin 2013 sur la gestion du DURC dans les sciences vivantes, témoignant du besoin de repenser la biosécurité.
La fin du moratoire
En juin 2012 les articles sont publiés et les inquiétudes quant au risque de pandémie ressurgissent dans la presse, portées par des scientifiques très actifs mais isolés comme Simon Wain-Hobson et Marc Lipsitch.
L’OMS émet en juillet des directives pour augmenter les mesures de contrôle des risques sur les recherches concernant le virus H5N1 et oblige les chercheurs a obtenir l’autorisation des gouvernements avant d’effectuer des recherches dans des laboratoires de haute sécurité.
« « Etant donné que les nouvelles souches de H5N1 modifiées en laboratoire ont le potentiel de déclencher une pandémie, il est important que les installations qui ne sont PAS équipées pour pour identifier et contrôler de manière appropriée les risques associés à ces agents S’ABSTIENNENT de travailler sur eux.«
– OMS
En janvier 2013 les chercheurs annoncent que le moratoire volontaire sur les recherches (qui devait durer initialement deux mois mais qui s’est maintenu sur un an) s’arrête car ils jugent suffisante les nouvelles mesures prises. Cependant il leur faut l’aval des États : si les recherches reprennent aux Pays-Bas, les États-Unis n’ont pas encore pris de décisions quant aux recherches qu’elles financent ou qui se situent sur leur territoire.
Ron Fouchier et Yoshihiro Kawaoka commencent à travailler sur le virus H7N9 qui a émergé en Chine au cours de l’année, leurs recherches sur H5N1 se révèlent utiles pour débuter une lutte rapide contre H7N9, quatre vaccins sont rapidement en cours de développement.
L’arrêt du financement des recherches
Ce n’est pas une évaluation interne des risques qui a provoqué la décision de la Maison Blanche d’arrêter de financer les nouveaux travaux sur le GOF des virus le 17 octobre 2014. C’est la panique liée au virus ébola et la multiplication d’accidents au sein des laboratoires du NIH et du CDC (centers for desease control) qui ont précipité la décision : en l’espace de quelques semaines ont eu lieu une manipulation d’anthrax dans des conditions non sécurisées qui a mis en danger 75 personnes, une contamination par un virus mortel d’un flacon de virus grippal bénin expédié d’un laboratoire à un autre et la découverte au fond de congélateurs de flacons de variole, dont la possession est interdite depuis trente ans par un traité international.
Cependant l’arrêt ne concerne que les nouvelles recherches, la Maison Blanche ne fait qu’inciter les chercheurs travaillant déjà sur les virus grippaux à arrêter leurs travaux.
Cette nouvelle décision a permis de changer le rapport de force qui existait jusqu’ici dans la sphère scientifique : en effet peu de débats avait eu lieu ou était visible, les adversaires se battant via les sites internets de The Cambridge Working Group (contre) et de Scientists for Science (pro). De manière générale les pros-recherches avaient l’ascendant et le pouvoir.
En décembre 2014, des scientifiques sceptiques dont Simon Wain-Hobson, ont organisé une conférence à Hanovre en Allemagne qui n’était pas réservée qu’aux virologues mais qui donnait la parole à des juristes, géopoliticiens, éditeurs etc. La multiplication des disciplines dans l’évaluation du risque et bénéfice scientifique apparaît une bonne chose pour certains, un échec de la sphère scientifique pour beaucoup de virologues.
Les problèmes institutionnels : qui est responsable ?
L’intervention constante des Etats-Unis dans cette controverse est marquante. Ce sont les autorités américaines qui ont complètement orienté les actions des scientifiques, l’exemple le plus marquant étant peut-être Ron Fouchier qui s’est opposé à la loi européenne pour publier dans Science le plus rapidement possible.
Est-il normal que des recherches, encouragées à échelle internationale par l’OMS, et potentiellement dangereuse pour toute la planète, soient aussi dépendantes d’un Etat ?
Est-ce l’institution la plus à même d’évaluer les risques ? Comment comparer le risque politique et le risque scientifique quand l’un prend en compte l’opinion publique ? Nous n’avons pas de réponse pour le moment.
Toujours est-il que le système est plus simple aux États-Unis qu’en Europe où se mélangent les Instituts privés (avec leur propre responsabilité) et publics dans une législation qui n’est absolument pas harmonisée. La Commission européenne prévoit bien d’encadrer les expériences de Dual Use Research of Concern en aval mais la Recherche fait exception et suit les différentes règles nationales.
Tous les virologues s’accordent pour dire que la controverse a eu pour point positif de requestionner les expériences du GOF sur le point de la responsabilité.
Gorgio Palù, président de la société européenne de virologie, donc représentant des virologues européens, a contacté Manuel Barosso pour l’informer que la législation européenne sur le dual-use research of concern (dont le gof est un exemple) ne stipule pas précisément qui décide de la faisabilité des expériences GOF et qu’il faut harmoniser légalement l’Europe pour éviter 28 interprétations
« In a letter to Science (January 2014) Palù repeated his view that export control and decisions of local courts should not be used for regulation of GoF research »
Il souhaite créer l’équivalent du NSABB en Europe, insérant ainsi un contrôle européen sur la recherche.
Mais ce contrôle doit-il s’exécuter en amont ou en aval des recherches ? L’idéal pour certains, serait que le monde scientifique s’autonomise suffisamment pour éviter l’intervention des Etats, pour d’autres nous sommes tous des acteurs dans le débat.