La qualification du CNU
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Suite à la suspension de l’agrégation, la voie longue, qui repose sur la qualification du Conseil National des Universités (CNU), est devenue un véritable enjeu dans la thématique du pluralisme. En effet, les critiques du recrutement des enseignants-chercheurs visent cette procédure en tant qu’elle représente un obstacle au pluralisme.
Source : IDIES
Le CNU est composé de 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline. Chaque section comprend deux collèges où siègent en nombre égal d’une part, des représentants des professeurs des universités et personnels assimilés et, d’autre part, des représentants des maîtres de conférences et personnels assimilés. C’est le groupe 2 qui comprend la section 05 dédiée aux « sciences économiques » dont le président est Alain Ayong le Kama et le vice-président Francis Bloch.
Le mandat de deux tiers des membres titulaires et suppléants des sections du CNU doit être renouvelé tous les quatre ans lors d’élections où se présentent des listes de candidats qui se verront attribuer un nombre de siège proportionnels aux voix obtenues, le tiers restant constitue les membres nommés par la ministre de l’éducation nationale. Ainsi, sont électeurs : les professeurs des universités et les maîtres de conférences titulaires, les enseignants-chercheurs, les chercheurs, et les fonctionnaires détachés figurant sur une liste précise (par exemple les directeurs d’étude de l’EHESS, les sous-directeurs d’écoles normales supérieures,..). Ils votent au sein de deux collèges A et B correspondant respectivement aux sièges des professeurs des universités et des maîtres de conférences. Voici les résultats des précédentes élections qui se sont déroulées le 21 octobre 2015.
Le CNU est le symbole du peer review caractéristique du milieu académique et universitaire. Il s’agit du fait que les universitaires sont autonomes dans la gestion qu’ils font de la recherche, notamment grâce au mécanisme de l’évaluation par les pairs.
Ce sont donc les économistes eux-mêmes qui vont juger les travaux des économistes. Consacrée aux sciences économiques, la section 5 est l’organe institutionnel chargé de cette mission. Le fonctionnement démocratique du peer review est donc cristallisé dans cette instance.
Il existe deux moyens pour devenir professeur des universités : via l’agrégation, ou via une promotion accordée par le CNU qui s’appuie sur les formations que dirigent un chercheur, celles qu’il a créées, le nombre d’heures enseignées, les conférences réalisées en France et à l’international, et ses publications.
C’est le CNU qui est chargé de la qualification qui constitue la voie longue pour devenir maître de conférence puis professeur des universités. Ainsi, il joue un rôle important dans le recrutement des enseignants-chercheurs et constitue un enjeu majeur pour le pluralisme.
Après la suspension de l’agrégation du supérieur, la voie longue a pris une importance stratégique dans le recrutement des professeurs des universités. La qualification du CNU est donc devenue la pierre angulaire du processus de sélection. Or celle-ci est accusée des mêmes tords que l’agrégation. Ainsi, les hétérodoxes lui reproche un recours déraisonné au ranking et une reproduction de facto du courant mainstream.
« Je crois qu’il y a eu un biais systématique qui s’est fait contre les travaux des hétérodoxes. La composition du comité de sélection est telle qu’ils sont plus proche des dossiers orthodoxes et, sans qu’il y ait nécessairement de volonté consciente, favorisent les dossiers orthodoxes. » extrait de l’entretien avec Francis Bloch
Peu d’économistes ont remis en cause ce constat et le débat se situe d’avantage sur les solutions a apporter à ce problème. Dès 2009, l’AFEP a proposé la création d’une nouvelle section au CNU. Cela a immédiatement provoqué un rejet de la part de beaucoup d’économistes. Les arguments pour et contre sont retranscrits ci-dessous. Il est par ailleurs intéressant de voir comment cette idée de nouvelle section traduit les rapports de force entre les différents acteurs et constitue l’un des nœuds de la controverse.
Rapide résumé de la chronologie :
Sous l’égide de l’AFEP, une frange des hétérodoxes publient dans tous les journaux qui le veulent, bien que la création d’une nouvelle section au CNU soit le seul moyen pour se sauver des effroyables conséquences de la pensée unique en économie.
Ces publications dans la presse généraliste font intervenir dans le débat les stars française de l’hétérodoxie : A. Orléan, O. Favereau ou encore P. Askenazy. En parallèle, des études sont menées pour étayer leurs thèses et des appels sont lancés au gouvernement.
Victoire pour l’AFEP ! Le ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche semble en faveur de la création. Une date pour l’annonce de la création à titre expérimental d’une nouvelle section est fixée. Un nom est même choisi : « Institutions, économie, société, territoires » !
Cependant, les représentants du gouvernement envoient des signaux contradictoires. Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat chargée de l’Enseignement supérieur et de la recherche, envoie une lettre infirmant sa volonté de créer une nouvelle section.
Rien n’est gagné pour l’AFEP.
Jean Tirole, auréolé par le Nobel d’économie qu’il vient de se voir attribuer, rédige une lettre assassine dans laquelle il fustige, au nom de la Science, la proposition de l’AFEP. Phillipe Aghion, professeur au Collège de France et à Harvard, refuse lui aussi catégoriquement « le divorce institutionnel ».
L’AFEP ne cache pas sa déception, d’autant plus grande à cause du faux espoir dû aux communications contradictoires du ministère. Elle n’abandonne cependant pas le combat et continue de publier son plaidoyer contre l’actuelle section.
- C’est la seule solution pour éviter la disparition des théories critiques.
« L’AFEP, à partir de son congrès de 2010, a défendu l’idée que, pour faire en sorte que le pluralisme reste vivant en France, il n’était qu’une seule solution viable : la création d’une nouvelle section du CNU, distincte de la 05. En effet, il ne fait aucun doute, si l’on demeure dans le cadre institutionnel actuel, qu’en raison des rapports de force et des conceptions dominantes quant à la nature de l’excellence scientifique, aucune perspective de développement n’est possible pour les courants théoriques qui n’ont pas l’aval du paradigme standard. » extrait du livre À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? écrit sous la direction d’A. Orléan
- Cela ne devrait pas déranger le courant mainstream. Ils restent entre eux et peuvent utiliser les méthodes qu’ils souhaitent sans que cela ne désavantage qui que ce soit.
- Le développement du pluralisme est possible au sein de la section 5.
« Qualité de la Recherche [l’une des listes présentées aux élection de la section Économie du CNU, N.D.L.R.]. considère que les moyens existent pour garantir la pluralité paradigmatique et l’ouverture interdisciplinaire sans recourir à la scission de la discipline, source d’affaiblissement et de recul de la diversité dans chacune des deux nouvelles sections potentielles. » extrait de la réaction au projet de création d’une nouvelle section « Institutions, économie, territoires et société » de Qualité de la Recherche
- Le jugement des pairs est indispensable au bon fonctionnement du processus de production scientifique et la création d’une nouvelle section revient à en échapper.
« Il est indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications, forçant chaque chercheur à se confronter au jugement par les pairs. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. » extrait de la lettre de Jean Tirole à Geneviève Fioraso
- Certains ont avancé le risque de créer, ou de donner l’impression de créer, une section pour les économistes médiocres n’ayant pas pu satisfaire les critères de l’excellence académique et internationale.
« Je crains que la création d’une seconde section « économie » ne débouche sur une section vue par beaucoup comme « noble » et une autre vue comme « sous-section ». » extrait du message de Philippe Askenazy à l’AFEP
- Cela ne permettra pas de sauver l’hétérodoxie car le problème se situe autre part. Du point de vue institutionnel, être qualifié par le CNU est une chose mais obtenir un poste en université en est une autre. En effet, les universités ont une totale autonomie quant aux profils des chercheurs qu’elles recrutent (maintenant que l’agrégation est suspendue) et rien n’obligerait les universités à donner le poste à l’une des deux sections Économie plutôt qu’à l’autre. Ainsi, même si les hétérodoxes obtiendraient, de manière plus juste, leur qualification, cela ne changerait rien au blocage local qui fait que le surnombre des orthodoxes aurait raison de l’hétérodoxie. Au contraire, cela renforcerait l’isolement de l’hétérodoxie et, quand les derniers professeurs auront atteint la retraite, mènerait à sa perte.
« De fait, l’existence d’une section CNU hétérodoxe va créer un ghetto. Vous mettez d’un côté tous les hétérodoxes et comme il n’aura pas eu de poste en local, en 15 ans vous faîtes disparaître la filière. » extrait de l’entretien avec Jean-Michel Jolion
Après la création avortée d’une nouvelle section au CNU, le ministère se devait d’apporter une réponse alternative au problème qu’il était devenu difficile de nier. Ainsi, la stratégie du ministère consista à nommer des hétérodoxes au sein de la section 5 du CNU. En effet, en parallèle des élections, un tiers des membres de chaque section sont nommés par le ministère. Le ministère semble penser que la racine du problème réside dans la méconnaissance mutuelle des orthodoxes et des hétérodoxes. Par ces nominations, le ministère pense que les économistes mainstreams vont apprendre à mieux évaluer les dossiers qui se situent hors de leur courant méthodologique et théorique. En parallèle, les hétérodoxes, en entrant dans la boîte noir du CNU, vont comprendre que l’objet de leur contestation résidait dans un problème conjoncturel d’incompréhension réciproque et non pas dans une tendance institutionnelle malveillante.
« Les membres nommés en qualité de titulaires sont, pour le collège A : André ORLEAN, Florence JANY CATRICE, Bernadette MADEUF, Laurent LE MAUX, Sophie BRANA, Sonia SCHWARTZ, Christophe TAVERA, Thierry KIRAT
En qualités de suppléants :Jérôme BLANC, Dominique MEDA, Philippe BATIFOULIER, Géraldine FROGER, Philippe SOLAL, Florence JUSOT, Grégory LEVIEUGE, Olivier BRUNO
Les membres nommés en qualité de titulaires sont, pour le collège B : Thomas LAMARCHE, Vincent FRIGANT, Jonathan MARIE, Corinne PERRAUDIN, Joëlle ERASMI Maria-Luisa RATTO, Nathalie LAVABRE-MOUREAU, Jean-Pierre CHANTEAU
Et en qualité de suppléants : Stéphane TIZIO, Stéphane LONGUET, Nadine THEVENOT, Esther JEFFERS, Nathalie HAVET, Jean-François PONSOT, Elodie BERTRAND, Bruno SEJOURNE » extrait des Nomination au CNU 2015 sur le blog de Pluralisme et Qualité
On remarque la présence de plusieurs hétérodoxes dans les membres nominés. Ainsi, André Orléan, Florance Jany Catrice et Thomas Lamarche, respectivement président, vice-présidente et vice-président de l’AFEP, sont entrés au CNU. De plus, peu de temps après les nominations ont eu lieu les élections du bureau de la section. Alain Ayong Le Kama a été reconduit mais son discours semble s’être rapproché des attentes de l’AFEP, qui se réjouit de ces inflexions.
« L’AFEP se réjouit des choix opérés par le ministère en matière de nomination. Ces choix montrent que le ministère prend au sérieux nos analyses mettant en évidence de graves déséquilibres au sein de la section 05, déséquilibres conduisant à la disparition totale à court terme de nombreuses traditions de pensée. » extrait de Renouvellement du CNU section 05 : plus de pluralisme… mais rien n’est assuré de l’AFEP
Cependant, les réserves de l’AFEP et d’une frange des hétérodoxes n’ont pas pour autant disparues. La critique de l’actuelle section comme structurellement incapable de permettre le pluralisme est logiquement intacte quelque soit la composition des membres de cette section.
« L’AFEP doute fortement qu’il soit possible de réformer de l’intérieur la section 05. Les raisons en sont multiples mais la plus évidente est l’attachement majoritaire de la 05 à une hiérarchie des revues qui conduit mécaniquement à rejeter dans la marginalité tous les économistes qui ne se reconnaissent pas dans cette hiérarchisation. » extrait de Renouvellement du CNU section 05 : plus de pluralisme… mais rien n’est assuré de l’AFEP
L’AFEP assure que ses membres présents au sein de nouveau CNU feront de leur mieux pour permettre le meilleur fonctionnement de la section mais reste dubitative quant à l’efficacité réelle de ce rééquilibrage. Elle a tout de même publié une « charte de bonne conduite » pour la section avec l’espoir qu’il s’agirait là de la meilleure voie vers le pluralisme.
Quant à savoir si cela signifie la fin de la controverse sur la nouvelle section, l’AFEP et ses soutiens semblent en douter alors que certains orthodoxes comme le vice-président de la section 5, Francis Bloch, semblent penser que cela va éteindre la polémique pour de bon.