Vous avez dit « économie » ?
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Pour débuter l’analyse de cette controverse, il convient de commencer par définir notre objet d’étude, l’économie, d’autant plus que les différents acteurs ne s’accordent pas sur sa définition même. L’économie doit-elle être abordée comme les autres sciences dures, et s’appuyer sur des raisonnements mathématiques ? Doit-elle au contraire être considérée comme une science humaine et sociale, au même titre que la sociologie et l’histoire ? Mais finalement, et si l’économie n’était pas une science ?
En général, on range l’économie dans la catégorie des sciences sociales. Elle semble pourtant peu à l’aise au milieu de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire ou encore de la géographie.
Un papier ironiquement intitulé « The Superiority of Economists » (2015) révèle que 77 % des doctorants en économie dans les universités américaines les plus prestigieuses considèrent que « l’économie est la science sociale la plus scientifique ». L’argument est le suivant : l’économie utilise la formalisation mathématique, gage de plus de scientificité.
Sur ce plan, le cas français ne semble pas différent. Dans une vidéo de la prestigieuse Toulouse School of Economics, le chercheur Jean-Paul Decamps estime que :
« face à des problèmes économiques extraordinairement compliqués (…) les mathématiques permettent de rendre les choses simples ».
Autre avantage : elles sont gage de rigueur. Le langage épuré des mathématiques permet à l’économiste de structurer sa pensée. Il pose des hypothèses de départ puis, à partir de celles-ci, déroule un raisonnement logique et cohérent.
Ainsi, les économistes de renom défendent une vision de l’économie où la modélisation mathématique est la démarche par excellence de la discipline. Premièrement, la formalisation mathématique procure une forme d’assurance : des calculs justes ne peuvent être faux. Deuxièmement, la modélisation mathématique est une marque de distinction vis-à-vis des autres sciences sociales. Même si les économistes s’accordent pour dire que son usage ne doit pas être abusif, il reste difficile de concevoir une économie sans mathématiques. Comme le témoigne Pascal Salin dans un article du Monde en 2013,
« il y a une crainte d’abandonner la démarche spécifique de la science économique au profit d’autres sciences que, pour notre part, nous considérons comme moins avancées (par exemple la sociologie ou l’histoire) ».
En somme, la majorité des économistes voient l’économie comme une science enracinée dans l’usage de modèles mathématiques. Ce constat évidemment est modulable selon le point de vue individuel de chaque économiste. Certains vont admettre que l’économie est une science sociale mais qu’elle est la plus évoluée de toutes. D’autres — sans que cela soit incompatible avec la précédente opinion — estiment que la modélisation peut être améliorée par l’apport d’autres disciplines, par exemple la psychologie. Enfin, on trouve une frange sceptique et minoritaire d’économistes qui renient entièrement cette tendance à l’imitation des sciences physiques. Pour faciliter l’explication, nous dégageons trois tendances divergentes :
- L’une qui consiste à tirer l’économie vers la « science dure » ; c’est-à-dire dans l’imitation du modèle de la physique.
- Une autre qui consiste à tirer l’économie vers les « sciences sociales » ; c’est-à-dire la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la géographie, etc.
- Une dernière qui pose la question de la scientificité de l’économie.
Ces visions divergentes de l’économie sont lourdes de conséquences sur l’enseignement de la discipline.
À l’heure actuelle, l’économie est certainement la plus mathématisée de toutes les sciences humaines et sociales — bien plus que l’histoire, la sociologie, la philosophie ou la psychologie qui apparaissent résolument plus littéraires. A priori, la raison est simple : l’économiste compte. Il s’entoure de chiffres quitte à mettre des prix sur l’incommensurable. Pour reprendre une formule de Galilée, fondateur de la science moderne, l’économiste mesure tout ce qui peut être mesuré et rendre mesurable ce qui ne l’est pas.
Rendre mesurable des réalités mouvantes et complexes n’est pas — comme on s’en doute — chose aisée. Il faudra donc faire l’économie de la complexité et se fixer à des versions simplifiées des réalités humaines. Des grandes notions sont inventées : l’offre, la demande, l’équilibre de marché, les agrégats… Même le comportement de l’agent économique peut se résumer sous forme d’équation : il est déterminé par ses préférences et la contrainte budgétaire. Il agit rationnellement pour maximiser son bien-être.
Les économistes dits « orthodoxes » estiment que la formalisation mathématique est un véritable progrès scientifique, comme le pense Thierry Burger-Helmchen, doyen d’économie de l’université de Strasbourg . Elle apparaît du moins comme une nécessité pour faire science. Le formalisme permet contrôler son raisonnement. Mais cette vision n’est pas partagée de tous. Au début des années 2000 déjà, le mouvement étudiant « Autisme Économie » questionnait la pertinence de ces « modèles décrivant des mondes imaginaires » L’économiste Francis Bloch réagissait en rappelant que l’approche formelle et littéraire ne sont pas incompatibles mais bien complémentaires. De plus, Pascal Salin, livre une approche particulière de la science :
« Le caractère scientifique d’une démarche intellectuelle ne réside pas dans l’emploi de certains instruments – par exemple les mathématiques – mais dans l’aptitude à faire un raisonnement de manière rigoureuse »
Pourtant, seize ans après Autisme , la controverse est toujours ouverte et semble se poser en des termes similaires.
Voici un tableau récapitulant les différents points de vue des acteurs sur la scientificité de l’économie.
Une science dure désigne une science dont les résultats ont une valeur universelle, caractérisée par un objet, une méthode déterminée et fondée sur des relations objectives et vérifiables. Ainsi, la formalisation, notamment mathématique, est un pilier épistémologique et un gage de rigueur, à laquelle la majeure partie des économistes adhèrent.
Cette conception de l’économie est notamment liée à la tradition française d’ingénieur économiste : les hauts postes de l’Etat ont, depuis le XIXème, été notamment occupées par des ingénieurs – corps des Mines et corps des Ponts et Chaussées en premier lieu – car traitaient à l’origine des questions relatives aux travaux publics. Pour Yann Giraud, spécialiste de l’histoire économique, l’économiste, dans ce cadre, est envisagé comme une sorte d’ingénieur social qui participe à la vie de la société, et mobilise différentes disciplines comme les mathématiques, la physique,…
« Quand on étudie l’économie, finalement on étudie l’Homme ».
Affirme Nicolas Postel, enseignant-chercheur à l’université de Lille 1. Il ne fait, dans cette optique, aucun doute que l’économie est une science humaine et sociale. Il semblerait absurde, de la qualifier de science exacte, alors que son objet d’étude est l’homme. C’est un point de vue partagé par d’autres chercheurs, comme André Orléan, ou Thomas Piketty, qui se définit lui même comme un chercheur en sciences sociales.
De plus, ancrer l’économie dans les sciences humaines et sociales est un projet de l’école des Annales :
« Le projet des Annales a toujours été de créer un espace de dialogue intellectuel et scientifique entre les sciences sociales – à commencer par l’histoire, l’économie et la sociologie »« Lire Le capital de Thomas Piketty. », Annales. Histoire, Sciences Sociales 1/2015
En effet, pour eux, toute science sociale s’inscrit dans le temps long, et est donc forcément l’objet d’une analyse prenant en compte l’histoire. Le Capital au XXIème siècle de Thomas Piketty en est en bon exemple puisqu’il livre un raisonnement sur l’évolution des inégalités et de la répartition des revenus du patrimoine depuis le XVIIIème siècle jusqu’à nos jours. Son auteur le définit comme un ouvrage autant historique qu’économique et avertit le lecteur dès l’introduction que :
« Disons-le tout net : la discipline économique n’est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculation purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de petits problèmes mathématiques qui n’intéressent qu’eux-mêmes, ce qui leur permet de se donner à peu de frais des apparences de scientificité et d’éviter d’avoir à répondre aux questions autrement plus compliquées posées par le monde qui les entoure. » Le capital au XXIème siècle, Thomas Piketty, Edition du Seuil, 2013
C’est ainsi une vision de l’économie comme sous-discipline des autres sciences sociales – histoire, sociologie, anthropologie, et sciences politiques entre autre – qu’il défend.
Pour Bernard Guerrien, la démarche théorique et pratique, en économie se distingue radicalement de celle des sciences de la nature pour trois raisons presque évidentes :
« – les théories économiques portent sur des rapports entre les hommes qu’il est difficile – voire impossible – de réduire, de façon vraisemblable, à des relations entre quelques variables.
– lorsqu’on décèle des relations relativement fiables entre certaines variables, elles ne sont généralement ni universelles, ni pérennes : elles varient à la fois dans l’espace et dans le temps. Il n’existe d’ailleurs pas, en économie, de lois au sens où on l’entend habituellement, notamment dans les sciences de la nature : tout au plus peut-on parler de tendances.
– le théoricien est, qu’il le veuille ou non, partie prenante des sociétés qu’il étudie : il a forcément une opinion sur elles, et donc sur ce qu’il faut faire pour les rendre meilleures. C’est pourquoi les économistes se contentent rarement de constater ce qui est (ou ce qu’ils croient être) : ils ne peuvent s’empêcher de dire ce qui doit être (ce qu’ils pensent être bon pour la société). »
Quant à Thomas Piketty, il refuse l’appellation « science économique » :
« Je n’aime pas beaucoup l’expression « science économique », qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte de celle des autres sciences sociales. Je préfère nettement l’expression « économie politique », peut-être un peu vieillotte, mais qui a le mérite d’illustrer ce qui me paraît être la seule spécificité acceptable de l’économie au sein des sciences sociales, à savoir la visée politique, normative et morale. » Le capital au XXIème siècle, Thomas Piketty, Edition du Seuil, 2013