L’agrégation du supérieur
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L’agrégation du supérieur constitue un enjeu important dans la thématique du pluralisme dans le recrutement des professeurs, et sa suppression était une véritable revendication jusqu’à sa suspension en 2014.
L’agrégation du supérieur est une vieille tradition des facultés de droit. Il s’agit d’un concours national dont l’objectif est de recruter des enseignant-chercheurs selon l’idéal méritocratique du concours. L’agrégation consiste en deux leçons, une d’admissibilité et une de spécialité, et permet d’obtenir directement un poste dans une université. Il y a un premier concours, l’agrégation externe pour les titutlaires d’un doctorat en sciences économiques ou d’une habilité à diriger des recherches, et un second concours, l’agrégation interne pour les maîtres de conférence d’au moins 40 ans avec minimum 10 ans d’expérience.
« Les candidats déclarés reçus, nommés dans le corps des professeurs des universités, sont affectés à un établissement, compte tenu, dans la mesure où les besoins du service le permettent, de leur rang de classement au concours et y sont installés. » extrait de l’Article 49-2 du décret n°84-431 du 6 juin 1984
Les économistes agrégés atteignent donc le poste prestigieux de professeur des universités. De surcroît, le concours de l’agrégation a longtemps constitué la voie principale vers le professorat. Ceci constitue une exception dans le paysage universitaire français. En effet, l’agrégation du supérieur n’existe que dans l’économie, la gestion et les disciplines juridiques. Les autres disciplines fonctionnent d’une toute autre manière, par là voie dite longue passant par les qualifications du CNU aux postes de maître de conférence puis de professeurs des universités. En ce qui concerne l’économie, l’essentiel des postes de professeurs des universités était réservé aux agrégés.
Le tableau ci-contre, issu du rapport Hautcoeur, représente la procédure de recrutement du personnel à la fonction de professeur d’université dans les sciences économiques entre 1994 et 2012. Il est ainsi possible de voir que, sur la période couverte par l’enquête, seul un cinquième des postes ne fut pas obtenu par l’agrégation.
« L’agrégation d’économie est un enjeu fort dans une carrière. Cela vous donne le titre de professeur de rang A, vous passez à 4 heures de cours par semaine… Votre vie change ! » extrait d’un entretien avec Pascal Combemale
Comprendre l’agrégation est primordial pour saisir son importance dans la vie d’un économiste, dans celle de l’ensemble de la profession mais aussi dans la problématique du pluralisme.
Il faut aussi comprendre que l’agrégation du supérieur est énormément critiquée en dehors des accusations de manque de pluralisme. Ces accusations, visant la totalité des agrégations du supérieur, consistent en ce qu’elles ne permettent pas l’essor d’une politique d’établissement et que les universités se voient affectées des économistes sans qu’elles aient pu en déterminer le profil. Ces critiques sont notamment portées par les présidents d’universités et sont accompagnées d’une pétition sur le site Pour la suppression de l’agrégation du supérieur.
Les défenseurs de l’agrégation mettent en valeur son impartialité et l’excellence, académique et internationale de ses critères de sélection. En effet l’agrégation est un concours et, en tant que tel, instancie l’idéal républicain de la méritocratie.
« L’agrégation avait un mérite, tous les candidats passaient le même concours et les postes étaient attribués en fonction du classement. […] Le format des épreuves, le respect des conditions de passage de ces épreuves permettent au principe républicain d’égalité des candidats de prendre ici tout son sens. » extrait de l’article La fin programmée des agrégés du supérieur en économie et gestion écrit par Jacques Igalens
De manière générale, les soutiens apportés à l’agrégation du supérieur ne répondaient pas aux critiques concernant le manque de pluralisme mais à celles visant l’agrégation comme s’imposant aux universités. Le propos est donc général et n’est pas spécifique à l’économie, il s’applique à toutes les disciplines où une agrégation du supérieur est organisée . En vérité, peu d’arguments ont été apportés pour réfuter les accusations des hétérodoxes. Cela rend plus compréhensible la décision du gouvernement de la suspendre.
« La critique de l’agrégation du supérieur est ancienne, au nom d’arguments parfois fort différents : archaïsme de la procédure à l’heure de l’autonomie des universités et de l’internationalisation des recrutements, népotisme et favoritisme, dévalorisation de la recherche (autrefois) ou de l’enseignement (aujourd’hui) etc. Plus récemment, la dénonciation de l’agrégation a rencontré la critique de l’évaluation de la recherche au nom de la défense du pluralisme méthodologique. » extrait du rapport Hautcoeur
Le pluralisme, ou plutôt la lutte menée en son nom, est devenu un motif de critique de l’agrégation du supérieur en sciences économiques. Les arguments étayant ces critiques de l’agrégation vont au delà du simple constat du peu d’économistes hétérodoxes ayant pu devenir professeurs des universités par le processus du concours de l’agrégation du supérieur. En effet, plusieurs explications vont être données à ce constat. Le concours est accusé d’être biaisé et de favoriser un type très particulier d’économiste correspondant aux critères du courant majoritaire dit mainstream.
« Ce concours était accusé de risquer de générer des clones, en donnant à un jury de sept personnalités la responsabilité de recruter la plupart des professeurs dans une discipline. Ce risque s’est matérialisé en sciences économiques. Souhaitant recruter des chercheurs à visibilité internationale, les jurys sont tombés dans la facilité de retenir ceux qui avaient publié dans les revues anglo-saxonnes les plus citées, donc souvent « mainstream » . Les recrutements sont devenus plus monolithiques. » extrait de l’article du Monde Enseignement de l’économie : une occasion manquée ? écrit par Philippe Askenazy
Ainsi, il est reproché à l’agrégation de favoriser la reproduction du courant orthodoxe sous couvert de l’objectivité du concours. En effet, en tant que concours, il simulerait une égalité entre les candidats et s’inscrit totalement dans l’idéal méritocratique de la recherche selon lequel l’excellence scientifique seule compte. Néanmoins, une fois que les conditions mêmes du concours sont biaisées en défaveur d’une frange des économistes tout autant légitimes que le courant dominant, cette apparente impartialité devient un danger pour le pluralisme. C’est en tout cas le fondement des accusations des hétérodoxes.
« Prenant acte du caractère sclérosé de ce concours, et de ses effets délétères sur tout le champ disciplinaire de l’économie, n’ayant à ce jour identifié aucun avantage à ce type de dispositif de promotion, l’AFEP rejette le principe de ce concours, qui décourage le travail collectif et valorise exagérément les trajectoires individuelles, ainsi que les modalités d’organisation dont il fait l’objet en économie, et qui en font un simulacre de concours où règnent certains réseaux et le copinage . » extrait des engagements pour 2011 de l’AFEP
A la fois le programme du concours et le processus d’évaluation sont donc visés. L’une des pratiques particulièrement mises en cause est celle du ranking.
Le ranking, que l’on peut traduire par classement en français, est une pratique bibliométrique visant à évaluer le travail d’un chercheur par l’étude des travaux qu’il a écrit et surtout des revues dans lesquelles il les a publiées. Le ranking consiste donc en l’attribution d’une note, d’un nombre de points, à un chercheur en fonction du prestige des revues qui ont accueilli ses publications. En cela, le ranking infère un rapport nécessaire entre la qualité d’une publication et la revue dans laquelle elle se situe. Ainsi, les revues sont classées en catégories associées à un certain nombre de points et le haut du classement est auréolé de prestige et apporte le plus de points aux travaux qu’il contient. Une fois le classement réalisé, il suffit de compter combien d’articles ont été publiés par un chercheur dans chaque revue puis de calculer mécaniquement la note de celui-ci.
Il existe trois principaux classements :
- celui des fondations (PSE, TSE,..) dont les listes sont courtes, et ont pour objectif l’allocation des moyens, et même de plus en plus le versement de primes directes. Plus que des outils d’évaluation, ce sont des instruments d’incitation destinés à une élite économique.
- celui de la section 37 du CNRS qui constitue un outil d’aide à l’évaluation non seulement pour les chercheurs mais pour l’ensemble des enseignants-chercheurs soumis à l’AERES. C’est un outil de promotion d’un modèle professionnel quasi-universel, fondé sur la publication dans des revues en langue anglaise. Il y a quatre catégories allant de 1 (la meilleure) à 4. Ainsi la catégorie 1 regroupe « les articles particulièrement novateurs ».
- la longue liste de l’AERES qui est un instrument œcuménique de comptage des « publiants » ou « produisants ». Elle distingue quatre catégories (A+, A, B et C), qui sont respectivement les mêmes que celles du CNRS. A+ correspond aux revues qui sont devenues des enjeux importants pour les laboratoires en économie depuis 2009 : le ministère des universités a le projet de distribuer une enveloppe globale de recherche à chaque université en fonction de la somme des notes des laboratoires décernées par l’AERES et pondérées par leur nombre d’enseignants-chercheurs et chercheurs « produisant en recherche et valorisation ».
Voici, un extrait du dossier de promotion des enseignants où on voit que les publications n’ont pas toutes la même valeur selon les revues dans lesquelles elles sont publiées, mais également que le ranking est prépondérant.
Alors pour ou contre le ranking ? Voici les arguments avancés par les différents acteurs :
- Il offre une mesure objective et scientifique de la valeur du travail d’un chercheur aux yeux de la communauté scientifique.
« Nous avons attribué à tous les candidats un score de publication basé sur les classements publics de revues françaises et internationales. Ce score représente un jugement quasi-objectif de la qualité scientifique des travaux déjà publiés, qui a aussi le grand mérite d’être exogène et aussi impartial qu’il est possible de l’être. » extrait du Rapport sur le premier concours national d’agrégation de l’enseignement supérieur pour le recrutement de Professeurs des Universités en Sciences Economiques (Année 2007-2008) écrit par Louis Lévy-Garboua
- Le ranking est une pratique qui permet de respecter les standards de la recherche internationale.
« J’ai toujours milité pour que notre pays adopte les normes sur l’évaluation de la recherche en vigueur dans le reste du monde. En particulier, il est important que la communauté des enseignants-chercheurs et chercheurs en économie dispose d’un standard unique d’évaluation scientifique basée sur un classement des revues de la discipline et sur l’évaluation externe par des pairs reconnus internationalement. » extrait de la lettre de Jean Tirole à Geneviève Fioraso
- Le ranking ne prend en compte que la recherche. Or, l’enseignement est une part fondamentale du travail pour lequel la sélection est faîte.
« Chacun sait, ou devrait savoir, que le métier d’enseignant-chercheur ne se limite pas à de pures activités de recherche, et qu’il ne devrait jamais le faire. Les enseignants-chercheurs enseignent, développent des pédagogies spécifiques et adaptées à leurs publics, prennent des responsabilités administratives, sont engagés dans la Cité. Ce sont toutes ces facettes du métier dont il faut évidemment tenir compte, et qu’il faut valoriser. » extrait des engagement de l’AFEP pour 2011
- L’évaluation par le ranking permet d’échapper à un examen minutieux du dossier.
« Pour ce qui est de l’évaluation de la recherche, le recours à des méthodes de ranking ne saurait en aucun cas se substituer à l’analyse compréhensive des dossiers. Elles ne peuvent au mieux être utilisées qu’en complément de celle-ci. » extrait des engagement de l’AFEP pour 2011
- La qualité de la revue ne préfigure pas nécessairement la qualité des travaux qu’elle publie.
« Je pense qu’il y a énormément de biais dans les revues, qu’il y a de très bon travaux qui ne sont pas publiés dans de bonnes revues et qu’il y a beaucoup de revues qui sont très haut classées mais qui ont des articles sans intérêt. » extrait de l’entretien avec Francis Bloch
- L’objectivité du ranking est factice car le classement qu’il impose met à son sommet un petit nombre de revues américaines, temples du courant mainstream. Ainsi, les revues de tradition hétérodoxe et critique se retrouvent le plus souvent mal classées. Cela revient de facto à défavoriser les dossiers hétérodoxes lors de l’attribution de la note et donc dans la sélection du recrutement des professeurs des universités.
« Nous, membres de l’AFEP, publions dans des revues internationales (y compris au sens étroit de revues Etats-uniennes). Mais celles-ci, parce qu’elles publient d’autres manières de pratiquer la science économique, sont reléguées aux marges des « rankings » en vigueur en économie. » extrait de la lettre ouverte de l’AFEP à Jean Tirole
Il faut aussi savoir que l’influence du ranking sur la carrière d’un chercheur ne s’arrête pas aux qualifications du CNU. En effet, les laboratoires et les équipes de recherche recrutent plus volontiers les chercheurs bien notés. Ceux-ci ont une plus grande facilité à obtenir des subventions et des financements de recherche. A leur tour, les laboratoires de recherche sont « notés » sur des critères similaires. Les mieux « notés » obtiennent de meilleures dotations, leur permettant de recruter encore plus de chercheurs bien « notés » pour encore augmenter leur note. Ainsi, il existe comme une spirale faisant en sorte que les orthodoxes aient plus de chance d’obtenir la qualification du CNU mais aussi les postes les plus convoités et les financements.
Pour les hétérodoxes, la seule solution du problème posé par l’agrégation était sa suppression en faveur d’autre mode de recrutement et notamment la voie longue jusqu’ici minoritaire. Ainsi, le ministère semble les avoir écouté car en septembre 2014, à titre expérimental et pour quatre ans, les postes donnés à l’agrégation sont décontingentés. En effet, le fonctionnement de l’agrégation était tel qu’une université voulant recruter des économistes était obligée de réserver une grande proportion de ses nouveaux postes pour les agrégés sans possibilité de choisir son futur chercheur. Avec le décret du 2 septembre 2014, les postes ne sont plus contingentés, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus réservés à l’agrégation.
« On a laissé libres les établissements sur les emplois vacants de demander ou pas à ce qu’un poste soit donné à l’agrégation. Dès la première année, il n’y a plus eu aucun emploi à l’agrégation. Les universités préfèrent dresser un profil en fonction de leur besoin spécifique plutôt que de se voir imposer quelqu’un par un concours national. » extrait de l’entretien de Jean-Michel Jolion
En effet, suite à cette mesure, plus aucun poste ne fut donné à l’agrégation. Cela eut pour conséquence la suspension du concours lui-même. Logiquement, s’il n’y a aucun poste à pourvoir, nul besoin de classer des candidats. Cette suspension revient de facto à développer une véritable voie longue, ou voie de droit commun, harmonisant ainsi la procédure de recrutement des économistes d’université avec celle des autres disciplines académiques.
« Le problème de l’agrégation ne se pose plus car il y a tout à parier que dans quelques années, on la supprimera. » extrait de l’entretien de Jean-Michel Jolion
Néanmoins, la résolution du problème de l’agrégation ne semble régler que partiellement le problème du recrutement en ce qui concerne le pluralisme. Il faut en effet que le processus de recrutement voie longue ne reproduise pas les biais de l’agrégation. Sans cela, le problème de reproduction du courant mainstream ne serait que déplacé et nullement réglé.
« La fin de l’agrégation comme mode prioritaire de recrutement des professeurs ne résoudra pas l’ensemble des problèmes mentionnés par ceux qui critiquent les biais de ce concours contre l’enseignement et contre la diversité des courants de recherche. En effet, certains considèrent que la section 05 du Conseil national des universités souffre des mêmes défauts que l’agrégation. » extrait du rapport Hautcoeur