Comment utiliser la Nouvelle Economie Géographique ?
Les économistes sont en désaccord quant à l’envergure des inégalités territoriales, ainsi qu’au sujet de la mesure des performances économiques des métropoles. Ceci conduit logiquement à des divergences quant aux théories mobilisées pour expliquer ces observations, ainsi qu’a des modèles de développement défendus très différents.
Selon Eloi Laurent, économiste à l’O.C.D.E. : la N.E.G., c’est « tenter de répondre à la question du rôle de l’espace dans la structuration des phénomènes économiques ». Tout un programme.
Cette « nouvelle » économie géographique s’inscrit en réalité dans un renouvellement plus général des théories économiques du commerce international depuis les années 80-90, et l’économiste qui l’illustre sans doute le mieux est Paul Krugman, qui a reçu en 2008 l’équivalent du prix Nobel d’économie (Prix de la Banque de Suède en sciences économiques) pour ses travaux. Un manuel (Crozet M., Lafourcade M., 2009) en parle en ces termes :
Nous ne nous attarderons pas sur cette présentation de la N.E.G., son utilisation concrète dans les articles permettant de comprendre davantage qu’un bref résumé des théories.
L. Davezies est un économiste ayant recours dans ses travaux au cadre conceptuel de la nouvelle économie géographique (dans des articles, des directions de thèses,…). Notons d’ailleurs qu’il est identifié comme auteur de ce courant par O. Bouba-Olga et M. Grossetti notamment. Dans La nouvelle question territoriale, note co-signée avec T. Pech, les principes de la N. E. G. sont employés pour expliquer quels sont les changements structurels à l’origine d’une recrudescence des inégalités.
L’équilibre territorial est doublement menacé d’un côté par le déclin des régions industrielles qui avaient été les grandes gagnantes du cycle antérieur, et de l’autre par les nouveaux avantages comparatifs des « régions métropolitaines » tels que les définit la ‘’Nouvelle Géographie Economique‘’ derrière des auteurs comme Paul Krugman.Davezies L., Pech T., 2014, p. 7-8
La théorie des avantages comparatifs est l’un des préceptes fondateurs du commerce international, et de ce fait de la nouvelle économie géographique. On peut le résumer à gros traits ainsi : chaque zone géographique (pays, région, aire urbaine) dispose de caractéristiques (concernant les matières premières disponibles, la main-d’œuvre – plus ou moins qualifiée –, la concentration des activités – voilà qui peut nous intéresser dans le cas présent –, etc.) qui lui fournissent des avantages dans tel ou tel domaine vis-à-vis des autres zones. On comprend alors que des changements de l’économie peuvent favoriser telle ou telle zone disposant de telle ou telle caractéristique plus ou moins avantageuse en fonction du contexte.
Un exemple simple et éclairant : quand il s’agit d’installer des usines de construction automobiles ou de métallurgie, il est primordial de disposer d’espace, et que le prix du foncier ne soit pas exorbitant. Ainsi, durant les Trente Glorieuses, les territoires situés à la périphérie des villes disposaient « d’avantages comparatifs » comparés au centre de la zone urbaine, et se développaient. Il en va de même des régions minières, lorsque le charbon était une des principales sources de notre énergie. Aujourd’hui, nous disent L. Davezies et T. Pech, nous sommes entrés dans une économie très différente, « tirée » par des secteurs comme les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), tandis que nos voitures ne sont même plus construites en France (la Chine disposant d’avantages comparatifs en ce qui concerne la main d’œuvre peu qualifiée). Or ces NTIC ont tendance à se regrouper dans les métropoles. Pourquoi ?
Il existe, selon les auteurs, des avantages certains à la concentration géographique. Ceci est une des thèses fondatrices de la N.E.G., à savoir l’existence de « forces centripètes » qui pousse au regroupement des activités. Quels sont les principaux avantages que fournit une métropole ?
- L’accès à un marché très vaste, du fait d’une forte densité de population.
- La mutualisation de certains besoins (infrastructures voire machines partagées entre plusieurs entreprises, etc.), qui fait baisser les coûts de production des entreprises.
- Une division du travail plus fine entre les entreprises (du fait d’une meilleure communication entre elles).
- Un meilleur appariement sur le marché du travail : l’offre (travailleurs) et la demande (entreprises) de travail étant géographiquement plus proches, elles se rencontrent plus facilement, ce qui diminue les coûts de recherche que cela soit pour les entreprises ou pour les travailleurs.
En face de ces territoires ultra-compétitifs, les territoires moins denses, périphériques, accumulent quant à eux plusieurs désavantages depuis les années 80 :
- Réadaptant des analyses issues du commerce international au niveau infranational, L. Davezies et son co-auteur avancent que les produits fabriqués aujourd’hui ont des « cycles de vie » différents de ceux développés durant les Trente Glorieuses, qui desservent les territoires périphériques. L’exemple est significatif : la 2CV développée par Renault a été commercialisée de 1939 à 1990 ; et durant toutes ces années, sa production s’est déplacée vers des territoires périphériques (du fait du prix du foncier et des salaires plus avantageux) tout en restant en France. Aujourd’hui, un processeur d’ordinateur n’est pas produit plus de quelques mois avant de devenir obsolète, et il est massivement produit à l’étranger (ce qui s’explique par le second point, ci-dessous). Ainsi, la grande partie de la valeur ajoutée du produit est concentrée dans les métropoles où sont conçus les micro-processeurs, tandis que la valeur ajoutée liée à la production n’est plus attribuable aux territoires périphériques.
- L’égalisation salariale interrégionale est la seconde explication de la baisse des avantages comparatifs des territoires périphériques selon les auteurs.
En première analyse, la victoire sur l’inégalité des salaires apparaît comme une défaite de l’égalité territoriale. On l’a dit plus haut, l’avantage comparatif clef des régions françaises les moins développées des décennies d’avant 1980 était précisément leur sous-développement et leurs faibles niveaux relatifs de salaire.Davezies L., Pech T., 2014, p. 15
L’idée est assez simple : durant les Trente Glorieuses, les périphéries attiraient la production grâce aux bas salaires ; aujourd’hui, les disparités salariales (à qualification égale) ont très nettement diminué, et les régions périphériques n’attirent donc plus le capital, qui fuit à l’étranger (en Chine, par exemple, qui est devenue le nouveau vivier de main d’œuvre à bas salaires…).
Perdant les avantages comparatifs qu’ils avaient vis-à-vis des métropoles, ces territoires exercent donc de moins en moins de forces d’attraction (les fameuses forces « centripètes ») sur les individus et les activités économiques, d’où une remontée des inégalités territoriales. Les auteurs en veulent pour preuve la concentration des créations d’emploi dans quelques métropoles. Ils observent en effet que Toulouse, Bordeaux, Montpellier, Nantes et Lyon semblent particulièrement dynamiques en terme de création d’emploi (cf tableau : ces métropoles réunies représentent 56% des emplois créés dans les aires urbaines (AU) ).
Partant de ce constat, les deux chercheurs déterminent alors les activités qui créent plus d’emplois dans ces métropoles : il s’agit en général de l’ingénierie, l’informatique, les conseils de gestion,… ce que les auteurs nomment « activités métropolitaines supérieures », principalement des services. Ils voient dans cette observation la preuve de l’existence d’un effet bénéfique de la concentration pour ces activités du secteur tertiaire nécessitant de la « matière grise ».
Le concept est le suivant :
- Les métropoles seraient le cœur de l’activité productive (permettant la croissance économique via la génération de valeur ajoutée et l’augmentation du PIB régional) ;
- Tandis que les territoires périphériques auraient pour objectif de développer une économie dite « résidentielle » saine (ce qui permettrait le développement économique, en attirant les revenus liés au tourisme, etc. et en augmentant ainsi le RDB régional).
L. Davezies et T. Pech proposent donc de penser la politique de développement des territoires en ayant en tête cette association entre les espaces métropolitains et périphériques. Ils concluent ainsi leur note qui, rappelons-le, est conçue comme un conseil en vue de la réforme de l’organisation territoriale française :
La réforme doit être l’occasion de mettre en place une meilleure division du travail dans les territoires en créant des acteurs publics à bonne échelle pour prendre en charge qui des missions de cohésion, qui des missions de soutien ou d’accompagnement économique.Davezies L., Pech T., 2014, p. 30
Ils défendent notamment la mise en place d’un échelon administratif adapté à la gestion des métropoles, ce qui d’une part permettrait aux SPR pré-existants de se développer sereinement, et d’autre part rendrait envisageable le développement des territoires en difficulté (Nord, Nord-Ouest) par la mise en place de nouveaux SPR.
Une mauvaise lecture de l’économie géographique de la part de L. Davezies
O. Bouba-Olga et M. Grossetti reprochent à L. Davezies et T. Pech une utilisation sélective des théories de la nouvelle économie géographique. Dans la note de Terra Nova, les deux auteurs y font appel pour mettre en avant les avantages qui poussent à la concentration spatiale des activités économiques, à savoir le meilleur appariement sur le marché du travail, la mutualisation des infrastructures, la meilleure spécialisation des firmes du fait d’une meilleure division du travail, etc.
Mais à ces forces de concentration s’opposent des forces de dispersion, liées à l’émergence de problèmes de congestion, de pollution, mais aussi d’effets prix, qu’il s’agisse du marché du logement (hausse du prix du foncier) ou du marché du travail (hausse des salaires). On notera que ni dans Davezies (2012), ni dans Davezies et Pech (2014), ne sont évoquées explicitement les forces de dispersion pourtant au cœur des modèles de l’économie géographique, au même titre que les forces de concentration.Bouba-Olga O., Grossetti M., 2014, p. 18
Les auteurs étayent cet argument en faisant référence aux nombreuses introductions à la nouvelle économie géographique, dont celles de M. Crozet. Celui-ci est notamment co-auteur du repère sur la discipline (Crozet, Lafourcade, 2009), où l’on trouve dès l’introduction un paragraphe sur ces fameuses « forces centripètes et forces centrifuges ».
Dans l’esprit de la physique newtonienne, la nouvelle économie géographique considère en effet l’espace comme un jeu de forces contradictoires : des forces « centripètes », qui poussent à la concentration géographique des activités économiques, interagissent avec des forces « centrifuges », qui favorisent au contraire leur dispersion.Crozet M., Lafourcade M., 2009
Ce que soulignent O. Bouba-Olga et M. Grossetti ici, c’est que la nouvelle économie géographique n’est pas en soi un ensemble de théories de la concentration urbaine – bien que nombres des modèles de cette discipline soit liés à ce phénomène. En réalité, la concentration urbaine étant également la cause d’externalités négatives pour certains acteurs (ex : la concurrence accrue, du fait de la présence sur un territoire restreint de plusieurs entreprises similaires, réduit les marges de ces mêmes entreprises), il est tout à fait envisageable que dans certains cas elle ne soit pas la meilleure option. Partant de là, les auteurs prônent une mesure au cas par cas des forces centrifuges et centripètes, seul moyen selon eux de savoir dans chacun des cas si la concentration urbaine est bel et bien facteur de développement de l’activité économique.
Absence d’ « effet taille » dans la création d’emploi.
L. Davezies et T. Pech se sont concentrés uniquement sur quelques métropoles qui réussissent, nous disent l’économiste et le sociologue. Ils reprennent alors les chiffres de la note de Terra Nova (cf tableau) pour une relecture critique.
- Brive-la-Gaillarde, loin du statut de métropole, génère plus d’emplois que la métropole marseillaise et arrive juste après les cinq métropoles sur lesquelles se sont concentrés les auteurs de Terra Nova ;
- Les « autres AU » (à comprendre comme les AU ayant une taille plus modeste) représentent 37% des emplois créés, « une quantité loin d’être négligeable ».
Bouba-Olga et M. Grossetti décident alors de mener une étude plus approfondie visant à déterminer l’existence ou non d’effet « taille » sur la création d’emploi – et donc, implicitement, sur la croissance économique. L’idée est la suivante : est-ce que les zones d’emploi (ZE) déjà « grandes » (i.e. accueillant un nombre important d’emplois) en 1999 ont créé plus d’emplois (i.e. ont été plus performantes du point de vue de la croissance économique) sur la période 1999 – 2011 que les ZE plus « petites » ?
Réponse :
Aide à la lecture du graphique :
- En abscisse : toutes les ZE françaises ont été réparties en 10 déciles : le premier décile correspond aux 10% des ZE les plus petites, et ainsi de suite jusqu’au 10ème décile. Les auteurs ont choisi de laisser Paris à part, cette ZE étant de très loin la plus grande en France : elle représente donc un dernier échelon à elle seule.
- En ordonnée : il s’agit du taux de croissance annuel moyen du nombre d’emplois dans les ZE entre 1999 et 2011. Chaque « boîte » contient les valeurs des taux de croissance de 50% des ZE du décile concerné.
Or, on observe sur ce graphique que ces boîtes ne sont pas nécessairement plus élevées lorsque les ZE sont plus grandes : il ne semble donc pas exister de corrélation importante entre taille de la ZE (réparties entre 10 déciles, de la plus petite à la plus grande taille, Paris étant à part du fait de sa taille très largement supérieur aux autres) et taux de croissance de l’emploi.
« Force est de constater que le lien entre taille initiale des zones et croissance future de l’emploi est des plus faibles », nous disent les deux chercheurs. D’où des propositions différentes de celles de leurs confrères en termes de développement territorial.
Les études menées par l’économiste et le sociologue sur la performance économique des zones d’emplois françaises conduisent aux constats suivants :
- « L’effet taille n’existe pas» : c’est ce que nous développions ci-dessus. Il semble donc qu’encourager à davantage de concentration ne soit pas particulièrement pertinent. Le conseil des deux chercheurs est dès lors le suivant :
Il [faudrait] se débarrasser de l’allant de soi, tellement structurant aujourd’hui lorsqu’on regarde l’évolution des politiques publiques, mais tellement erroné empiriquement comme nous nous sommes efforcés de le montrer, consistant à affirmer que « plus on est grand, plus on est performant », que ce soit dans le domaine des Régions, des métropoles, des Universités ou bien des entreprises.Bouba-Olga, Grossetti, 2014, p. 32
- Il existe un effet de spécialisation: le fait qu’une zone d’emploi dispose initialement d’une majorité d’emplois dans un secteur particulier (industrie, agriculture, construction, tertiaire,…) affecte le taux de croissance du nombre d’emploi sur les périodes suivantes.
- Le fait que le taux de croissance ait été plus ou moins élevé durant la période précédente affecte le taux de croissance au sein de la même ZE durant la période suivante. C’est ce que les auteurs appellent l’ « effet d’inertie: l’histoire compte. »
Partant de là, les auteurs reconnaissent l’intérêt du modèle des systèmes productivo-résidentiels (SPR) de L. Davezies dans la mesure où elle envisage le développement économique des métropoles en reconnaissant qu’ « elles dépendent des hinterlands avec lesquels elles interagissent ». Ils recommandent cependant de dépasser les métropoles comme unique cadre de relance des territoires en difficulté :
S’interroger sur les modalités d’une relance de l’activité productive sur ces territoires, sans se limiter à un soutien à leurs métropoles, mais en identifiant plutôt l’ensemble de leurs potentialités, devient d’une urgente nécessité.Bouba-Olga, Grossetti, 2014, p. 32
Cela consiste donc en une étude des différents effets (de spécialisation, d’inertie, etc.) à l’œuvre sur chaque territoire, pour un développement « sur mesure » de ceux-ci. La logique des « champions régionaux » – comme modèle de développement « prêt-à-porter » – n’est pas tenable, ni même souhaitable : « il n’y a qu’un Paris » (M. Grossetti, entretien, février 2016).
Pour continuer la balade urbaine et afin de comprendre les questions que posent le concept de métropolisation, rendez-vous sur notre page La métropolisation est-il est concept pertinent ?.