Quel historique de la métropolisation ?
Le mot « métropole » n’est pas neuf. Son origine grecque est un indice de son utilisation originale : la métropole désignait alors la « ville-mère », tandis qu’en latin la « metropolis » était tout simplement la capitale d’une province. Mais la métropole est aussi pour certains pays comme la France le territoire continental par opposition aux territoires extérieurs ou « d’outre-mer ».
La genèse du concept de « métropolisation » est néanmoins plus récente : on trouve son origine dans la littérature scientifique anglo-saxonne dès les années 1960 (Mumford (1961), Toynbee (1970), Bairoch (1985) ou encore Hohenberg et Lees (1985)) mais il est particulièrement repris en France dans les années 1990.
Auteur de La métropolisation en question (2015), Cynthia Ghorra-Gobin remarque que la théorisation de ce phénomène a la particularité, en France, d’être associée à un contexte institutionnel bien précis. Le processus de métropolisation serait un processus encadré, ancré, dans la décentralisation dont « l’Acte III » serait une consécration. En effet, avant qu’elle ne soit institutionnalisée par la loi Maptam, la perspective de la poursuite de la croissance économique au travers de la métropole est défendue dès le milieu des années 1990 par des auteurs dont fait partie Laurent Davezies.
Plus d’un demi-siècle de décentralisation : une frise chronologique
Arène politique et arène scientifique : deux sphères entremêlées de longue date, à l’origine d’un consensus flou sur les effets de la « métropolisation » ?
L’approfondissement de nos recherches a dégagé un phénomène intéressant : jusqu’à la fin du siècle dernier, les politiques en matière d’organisation du territoire auraient été durablement influencées par la thèse de Jean-François Gravier, cette dernière étant vivement remise en cause dans les années 1990 par des chercheurs dont Laurent Davezies fait partie. Or, d’après Olivier Bouba-Olga, les nouvelles politiques publiques inspirées par la littérature scientifique de Laurent Davezies ou Philippe Martin s’appuieraient sur des visions erronées de la réalité et seraient tout aussi dogmatiques.
La thèse de Jean-François Gravier
Les thèses de Jean-François Gravier ont été largement reprises dans le débat public après 1947. L’auteur de Paris et le désert français affirme que Paris consomme plus qu’il ne produit et ruine la nation. L’idée d’un déséquilibre entre Paris et la Province a en effet influencé la politique dite des « métropoles d’équilibre » menées au cours des années 1950 et 1960.
La réponse de Laurent Davezies
Laurent Davezies s’oppose aux thèses graviéristes en montrant que l’opposition n’est pas entre Paris et la Province mais entre les grandes agglomérations – les « métropoles » – et leurs périphéries. En effet dans la plupart des « pays développés » la plupart du PIB proviendrait de ces métropoles tandis que le reste du territoire vivrait largement de subventions.
Laurent Davezies mobilise à ce propos des chiffres – controversés et discutés par Grossetti et Bouba-Olga – faisant état d’un grand déséquilibre. En 2006, l’Ile-de-France aurait produit 30 % de la richesse française alors que seulement 18% de la population française y habite.
Dès lors, contrairement aux thèses de Jean-François Gravier, Paris ne serait pas cette sangsue à l’échelle du pays : bien au contraire, elle financerait largement la Province. L’Ile-France enverrait même près de 18 milliards d’euros en Province chaque année pour subventionner les autres régions (en moyenne 1 600 euros par an et par habitant).
Un « graviérisme renversé » : une thèse opposée mais tout aussi idéologique ?
Après avoir incontestablement contribué dans les années 1990 à changer la vieille lecture graviériste de « Paris et le désert français », Laurent Davezies lui donne, avec de tels indicateurs, une nouvelle jeunesse, fut-elle renversée ! Et ce, en décalage avec les nouvelles approches de l’économie régionale urbaine.Ariane Azéma et Denis Tersen, « Economie francilienne : et si Laurent Davezies cauchemardait ? Réponse à Laurent Davezies » (12 mars 2008, laviedesidées.fr)
Au cours de l’approfondissement de nos recherches, la critique virulente d’Olivier Bouba-Olga à l’encontre de Laurent Davezies nous a permis d’envisager le cadre dans lequel se déroule notre controverse de façon plus extensive. En lui reprochant de faire l’apologie de la métropole parisienne, Bouba-Olga et Grosseti estiment que Davezies retombe dans les « travers » des travaux de Jean-François Gravier, en opposant toujours des territoires dynamiques à d’autres espaces subordonnés à ces derniers. Selon ces auteurs, il n’y a pas de division du travail du type métropole productive / périphérie résidentielle. Certaines métropoles souffrent, certains territoires non-métropolitains réussissent… Ils insistent donc sur la complémentarité des territoires et l’importance d’une analyse contextualisée (non spatialement limitée) des territoires et de la mise en œuvre de politiques adaptées. Si le cœur de leur critique s’articule autour d’un débat sur les indicateurs à utiliser pour saisir les effets supposés de la métropolisation, cette remise en cause de la note publiée par Terra Nova – think tank influent – est aussi un moyen de critiquer l’hégémonie de ces thèses auprès des décideurs publics.
L’idée selon laquelle les métropoles seraient l’alpha et l’omega de la création de richesses et d’emplois en France s’est assez largement diffusée dans le monde académique ces dernières années, ce qui a sans conteste inspiré en partie les réformes politiques en cours : aujourd’hui, les métropoles sont partout, au moins dans les discours.Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti
Inscrire cette controverse dans un cadre historique plus large, faisant état de l’évolution du contexte législatif permet de comprendre des enjeux sous-jacents au débat technique sur les indicateurs. Ainsi, la particularité du contexte français en matière de réforme territoriale est un élément clé de notre controverse. Le débat public sur l’orientation à donner à ces politiques – le bien-fondé de leur existence parfois (cf phrase de Philippe Martin ci-dessous) – n’est pas absent des discussions scientifiques.
La métropolisation est un phénomène économique naturel, qui se fait malgré nous avec la baisse du coût des transports. Concernant le cas du Grand Paris, aujourd’hui on se trompe en pensant que l’Etat organise le territoire, les choses se font naturellement la plupart du temps. […] En bref, on se leurre quand on pense que l’Etat organise la métropolisation.Philippe Martin (entretien du 8 mars 2016)
On l’aura compris, l’influence de la littérature scientifique sur les politiques publiques mises en œuvre est une constante des politiques de décentralisation françaises. En essayant de redéfinir les apports et les méthodes de la Nouvelle Economie Géographique, Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti tentent de contrevenir au paradigme de la « métropolisation à tout prix ». A l’heure où nous écrivons, et si leurs thèses commencent petit à petit à être relayées par des acteurs officiels (OFCE), il est néanmoins encore trop tôt pour déceler une influence de leurs conclusions sur le travail du législateur…
Pour continuer la balade urbaine et finir de découvrir les noeuds de controverse, rendez-vous sur notre page Quelle diffusion des débats au près des décideurs publics ?