Comment mesurer la productivité des métropoles ?
Pour savoir si la métropolisation est un processus qu’il faut encourager ou tenter de freiner à l’aide de politiques publiques, il a fallu essayer d’analyser son impact économique. C’est dans cette optique que la mesure de la performance économique des métropoles s’est avérée cruciale.
Afin de mesurer la performance économique d’un territoire, les chercheurs tentent de mesurer sa productivité, autrement dit, sa capacité à créer de la richesse. Derrière cet enjeu de mesure, on retrouve ainsi des questions autour des indicateurs, tel que ce peut être le cas pour la richesse nationale et les problèmes posés par le PIB.
A cet égard, le cas de l’Ile de France est très intéressant en ce qu’il illustre parfaitement ces débats et les écarts de mesures qui peuvent résulter de choix d’indicateurs très différents. La région capitale joue en effet un rôle majeur dans les calculs de performance économique de par son importance dans le PIB français et sa structure professionnelle particulière sur laquelle nous reviendrons plus en détails lors des explications proposées par les chercheurs. Mais c’est surtout un cas d’école qui nous permettra de comprendre concrètement quels problèmes peuvent poser l’indicateur statistique sur les conclusions économiques et politiques qui en découlent.
C’est justement le choix des indicateurs qui est sujet à débat. Afin de mesurer la productivité, L. Davezies et T. Pech utilisent le PIB/habitant. Cela les amène à trouver une surproductivité de l’Ile-de-France de plus de 60%. Mais M. Grossetti et O. Bouga-Olga critiquent la capacité du PIB/habitant à mesurer la productivité d’un territoire. C’est pourquoi ils utilisent à défaut de mieux le PIB/emploi, ce qui les amène à revoir la surproductivité des métropoles, et en particulier de l’Ile-de-France, à la baisse.
La performance économique et l’enjeu des indicateurs
La mesure de la performance économique des métropoles est un enjeu majeur puisque c’est à partir de ces mesures qu’il serait possible d’affirmer que la métropole est source de gain de productivité et donc qu’il est souhaitable de la soutenir par des politiques publiques de grandes envergures.
Pour ceux qui souhaitent mesurer les performances économiques des métropoles, l’objectif est de calculer les écarts de productivité entre les départements français, afin de voir si les départements ayant une métropole voient leur part dans le PIB français augmenter et s’ils sont donc plus productifs que le reste du territoire français. Ce serait alors le signe que les métropoles sont surproductives. Certains soutiennent en effet que la concentration des activités au sein d’un même espace, la métropole, est à l’origine d’une hausse de la productivité.
Paris-Saclay, exemple d’une politique de concentration
C’est l’idée selon laquelle la concentration aurait des effets bénéfiques pour la productivité qui pousse aujourd’hui l’Etat à favoriser le rassemblement des universités, au sein de communautés d’universités (COMUe), ou des entreprises dans les pôles de compétitivité : les « grappes industrielles » ou, en anglais, les « clusters ». La prestigieuse communauté d’universités Paris-Saclay est probablement la COMUe la plus médiatisée et illustre cette volonté de concentrer les instituts de recherche, les grandes écoles et universités dans des pôles d’excellence.
Ce plan du plateau de Saclay au sud de Paris, indique tous les établissements de recherche et d’enseignement de la COMUe « Paris-Saclay » .
Derrière la question des métropoles le conflit se situe en réalité sur l’impact de la concentration sur la performance économique. La question reste donc de savoir comment mesurer cette productivité et s’il est possible, aux vues des performances économiques observées, de dire que les métropoles sont sources de productivité. C’est cette première étape, consistant à choisir un indicateur, qui est sujet à controverse. En effet, selon qu’on choisisse tel ou tel outil statistique, on ne trouvera pas les mêmes performances économiques, qui ne mèneront pas aux mêmes conclusions quant à la productivité et, par conséquent, les préconisations de politiques publiques seront susceptibles d’être très différentes.
Comment mesurer la performance économique des métropoles ?
Il faut pour cela effectuer des calculs statistiques sur des données chiffrées à l’aide d’un indicateur. Tous les chercheurs s’appuient sur les mêmes données chiffrées : les PIB départementaux français entre 1975 et 2011 calculés par l’INSEE. Ils n’utilisent toutefois pas toujours les mêmes indicateurs. Nous allons voir quels sont les indicateurs utilisés afin de mesurer ces écarts de productivités et les raisons pour lesquels certains d’entre eux peuvent être sujet à controverse :
On notera :
– le PIB : « Y »
– le nombre d’habitants : « H »
– le nombre d’actifs (i.e. le nombre de personnes ayant un emploi) : « E »
- Le PIB/habitant
Pour mesurer les performances économiques des régions, c’est l’indicateur qu’utilisent L. Davezies et T. Pech dans la note de Terra Nova (« La nouvelle Question territoriale », 03/09/14). Afin de mesurer la performance économique d’un département ils divisent le PIB départemental par le nombre d’habitants de ce même département. C’est avec ces chiffres et cet outil statistique que les auteurs vont donc expliquer les bienfaits des métropoles et tenter de légitimer un soutien par des politiques publiques à ce processus. Ils affirment par exemple dans une tribune du Monde du 29 avril 2009 intitulée « Égalité territoriale? Oui, mais pas trop! » :
L’agglomération parisienne, à cet égard, constitue un important sujet d’inquiétude. Fournissant près de 30 % du PIB national, elle est le moteur de la croissance française. Si l’ensemble du pays avait sa productivité, la croissance du pays ferait un bond de 50 % !
Avec :
– le PIB : « Y »
– le nombre d’habitants : « H »
Toutefois, d’autres auteurs, comme O. Bouga-Ola et M. Grossetti remettent en question la pertinence d’un tel indicateur pour mesurer la productivité. Ils préfèrent pour leur mesure la productivité un autre indicateur : le PIB/emploi.
- Le PIB/emploi
O. Bouba-Ola et M. Grossetti utilisent (dans leur article « La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ? », 28/10/14) le PIB/emploi. Selon eux, il permet de résoudre certaines imperfections du PIB/habitant quant à la mesure de la performance économique des métropoles.
Le PIB/emploi calcule comme son nom l’indique la richesse créée par emploi et non par habitant. Afin de mieux comprendre pourquoi ces chercheurs pensent que le PIB/emploi permet une mesure plus fine de la productivité, procédons à une comparaison des deux indicateurs.
Avec :
– le PIB : « Y »
– le nombre d’actifs (i.e. le nombre de personnes ayant un emploi) : « E »
- La comparaison des indicateurs
Regardons maintenant quelles sont les liens entre PIB/habitant et PIB/emploi.
Avec :
– le PIB : « Y »
– le nombre d’habitants : « H »
– le nombre d’actifs (i.e. le nombre de personnes ayant un emploi) : « E »
Le PIB/emploi calcule donc ce que l’on appelle en économie la PAT (Productivité Apparente du Travail), quand le PIB/hab est le produit de la PAT et du taux d’emploi.
Le taux d’emploi est défini par l’INSEE comme suit :
Le taux d’emploi d’une classe d’individus est calculé en rapportant le nombre d’individus de la classe ayant un emploi au nombre total d’individus dans la classe. Il peut être calculé sur l’ensemble de la population d’un pays, mais on se limite le plus souvent à la population en âge de travailler (généralement définie, en comparaison internationale, comme les personnes âgées de 15 à 64 ans).
Ainsi, selon Bouba-Olga et Grossetti, le PIB/habitant peut être parfois plus élevé dans une région A que dans une région B seulement parce que le taux d’emploi dans la région A est supérieur à celui de la région B. Ils considèrent par conséquent qu’il est préférable d’utiliser le PIB/emploi pour mesurer la productivité des territoires et donc pour comparer les performances économiques. Le PIB/habitant ferait en effet rentrer dans la mesure de la productivité une variable qui n’a pas son rôle à jouer dans la productivité : le taux d’emploi.
Le PIB/emploi a déjà le mérite de mettre de côté les avantages ou désavantages démographiques structurels des territoires. Toutefois, ces derniers remettent en cause la pertinence même de la prise en compte du PIB pour la mesure de la productivité. Ils expliquent cela pour différentes raisons que nous développons plus en détails dans avec l’analyse de l’exemple de l’Ile-de-France.
⇨ L’Ile-de-France et le poids de l’Histoire
La région capitale a toujours eu un poids important à l’échelle nationale pour diverses raisons. Ceci est majoritairement dû à la propension historiquement centralisatrice de la France et de l’importance politique, culturelle et économique qu’a acquise Paris au cours de l’Histoire. Comme nous le montrons dans la partie historique de notre controverse, l’idée que Paris est la « locomotive de la France » a une longue histoire et il semble qu’une partie des chercheurs favorables à une aide à la métropolisation soit plutôt en accord avec cette conception.
Déjà présente dans le livre de Jean-François Gravier Paris et le désert français, la thèse de Paris comme locomotive nationale continue d’imprégner les conceptions scientifiques des économistes et des géographes. Ainsi l’une des personnes que nous avons pu interroger nous confie :
Nous avons vu que les calculs de productivité sont effectués de deux manières différentes par les chercheurs parce qu’ils choisissent deux indicateurs différents : le PIB/habitant (pour L. Davezies et T. Pech) et le PIB/emploi (pour O. Bouba-Olga et M. Grossetti). Nous allons voir maintenant comment l’exemple de la mesure de la productivité de l’Ile-de-France illustre l’importance du choix de l’indicateur statistique choisi et la conception de la productivité qui lui est propre.
⇨ L’épreuve des chiffres
Voyons tout d’abord les résultats auxquels les chercheurs aboutissent avec leurs indicateurs.
- L. Davezies et T. Pech
Voyons ainsi comment les indicateurs peuvent faire diverger les points de vue des scientifiques quant à la performance économique de l’Ile-de-France.
Selon L. Davezies et Thierry Pech, l’Ile-de-France connaîtrait une surproductivité par rapport aux autres régions de France. Comme nous l’avons vu plus tôt avec les indicateurs, ils obtiennent ce résultat en utilisant le PIB/hab. Le graphique ci-dessous en bleu nous montre que la performance économique de l’Ile-de-France semble ici de 50% supérieure à celle des autres régions.
Cette tendance semble même s’améliorer puisque l’écart de productivité depuis le milieu des années 2000 a augmenté soit de 20 points de pourcentage, si l’on utilise le PIB/habitant pour les calculs, soit de 10, si l’on utilise le PIB/emploi. En 2010, l’Ile-de-France serait finalement 1,6 fois plus productive que le reste de la France.
- O. Bouba-Olga et M. Grossetti
Selon ces deux chercheurs, nous avons vu qu’il est préférable d’utiliser le PIB/emploi pour mesurer la productivité. A l’aide de cet indicateur, ils nuancent les conclusions avancées par L. Davezies et T. Pech. Comme on peut le voir en rouge sur le graphique ci-dessous, l’Ile-de-France n’aurait ainsi qu’une productivité 1,2 fois supérieure à la moyenne des autres régions de France en 1990 et 1,35 aujourd’hui.
Toutefois ces derniers contestent même l’utilisation du PIB dans le calcul et la comparaison des productivités régionales qui souffrent de nombreux problèmes, particulièrement visibles avec l’Ile-de-France.
⇨ La remise en question du PIB
Rappelons tout d’abord que pour calculer le PIB régional, qui est comme le PIB national un indicateur agrégé, l’INSEE calcule les valeurs ajoutées par branche d’activité auxquelles il faut ensuite retrancher la masse salariale. Afin de mieux comprendre ou d’approfondir la manière avec laquelle l’INSEE calcule le PIB : cliquer ici.
- La première critique : « les effets de structures »
Le constat
Le premier est un effet de composition. Les branches d’activités ne sont pas réparties de façon identique dans toutes les régions et la région parisienne concentre plus particulièrement les branches où la valeur ajoutée est particulièrement élevée
Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti
Ainsi, l’Ile-de-France bénéficierait d’un avantage lié à la nature de ses activités à « haute valeur ajoutée » ne reflétant pas une meilleure productivité mais simplement une différence de structure économique. Dans la même direction les auteurs ajoutent que :
… à l’intérieur d’une même branche d’activité, les emplois ne sont pas répartis de façon homogène, et la région parisienne, qui accueille de nombreux sièges sociaux et établissements de la haute administration concentre de ce fait les très hauts salaires de beaucoup de branches.
Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti
Les auteurs proposent donc une analyse dite « structurelle-résiduelle » des différences de productivité. Selon eux, cette méthode présente l’avantage de permettre de distinguer dans les écarts de productivité ce qui est du à des facteurs structurels, c’est à dire au « jeu des spécialisations », de ce qui est imputable à des facteurs résiduels trouvant leur origine dans des spécialisations purement géographiques.
« Nous montrions que la surproductivité apparente du travail de l’Île-de-France, d’un peu moins de 30% en 2006, s’expliquait pour 10 à 15% par les différences de structure, réduisant encore la surproductivité intrinsèque de la région Capitale. »
Leur explication
L’Ile-de-France est selon ces auteurs caractérisée, relativement aux autres régions, par une très forte proportion d’emplois à forte valeur ajoutée et par conséquent par une forte proportion de hauts salaires qui viennent fausser les chiffres de performance économique :
Si cette région est particulièrement productive, c’est parce qu’elle comprend beaucoup d’emplois de service liés à la présence de sièges sociaux de grands groupes, de ministères et grandes administrations et de secteurs d’activité rares tels que la finance ou la mode.
Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti
Cette hausse de la productivité de l’Ile-de-France serait donc en partie due à une hausse des inégalités de revenus mis en lumière par T. Piketty dans Le Capital au XXIe siècle sur lequel nos auteurs s’appuient.
Cette polarisation géographique des hauts revenus expliquerait la surproductivité de l’Ile-de-France puisqu’une part de plus en plus importante de ces derniers serait concentrée en région parisienne :
…on peut faire l’hypothèse raisonnable qu’une part très importante des 1% est située en Île-de-France et qu’une part non négligeable du top 10% y réside également.
Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti
- La deuxième critique : les « effets d’interdépendances »
Ils considèrent ainsi que la surproductivité apparente de l’Ile-de-France s’explique justement par la sous productivité apparente des autres régions. La surévaluation de la productivité des régions métropolitaines n’est donc possible que dans la mesure ou le phénomène inverse se passe pour les régions « périphériques ».
La productivité d’une région A dépendrait de la productivité de la région B, et inversement. Dès lors :
Que retenir de cet exemple ?
Finalement, on observe que selon que l’on prenne le PIB/habitant ou le PIB/emploi pour les mesures statistiques, les conclusions quant à la productivité de l’Ile-de-France changent radicalement (on passe de 15% à presque 60%). Cet exemple nous apprend aussi en quoi les indicateurs les plus satisfaisants sont avant tout les moins biaisés. Si M. Grossetti et O. Bouba-Olga utilisent le PIB/emploi pour leurs mesures de productivité, ils ne se privent pas de critiquer l’indicateur même qu’ils ont utilisé.
Finalement, cet exemple illustre surtout les limites des moyens statistiques aujourd’hui disponibles pour mesurer la productivité des territoires. La lutte pour la définition de la productivité ne se limite donc pas simplement aux chiffres mais se poursuit dans les explications théoriques avancées par les différents auteurs.
Dès lors, les conséquences politiques qui en découlent sont aussi le résultat de conceptions propres aux acteurs de la controverse et dépassent la simple utilisation du matériau scientifique.
Pour continuer la balade urbaine et afin de comprendre les explications théoriques que mobilisent les chercheurs, rendez-vous sur notre page Utiliser la Nouvelle Economie Géographique.