La mesure des inégalités régionales est au cœur des réflexions théoriques et politiques sur la métropolisation. L’enjeu est de taille car il s’agit de savoir à quel prix pour les autres territoires les activités sont concentrées dans de grosses métropoles. Il existe différents indicateurs qui servent à rendre compte des inégalités interrégionales, mais l’usage d’un indicateur plutôt qu’un autre est déterminante, car les résultats peuvent varier selon l’indicateur utilisé. C’est pourquoi, comme vous allez le découvrir au fil de votre lecture, le nœud des débats actuels à propos des effets de la métropolisation sur l’équilibre des territoires relève en réalité d’un point précis, sur lequel on ne parvient pas à s’accorder : quel indicateur utiliser pour mesurer les inégalités entre les régions ?
Un moyen de quantifier les inégalités régionales est l’usage de la Courbe de Williamson (construite pour la première fois en 1965 par l’économiste du même nom) qui tente de décrire l’évolution des inégalités spatiales au sein d’un pays donné au cours du processus de développement.
Mais les précédentes analyses de l’évolution des inégalités territoriales françaises s’arrêtent aux années 1960, et il se pose donc la question de leur réactualisation à l’aune des données récentes. C’est justement cette réactualisation de la courbe de Williamson qui a été l’objet de désaccords. L. DaveziesetT. Pech, deux scientifiques, prolongent cette courbe en utilisant le coefficient de variation du PIB/hab (valeurs ajoutées produites par les régions divisée par son nombre d’habitant) et du RDB/hab (revenu par tête par région).. Mais d’autres scientifiques tels que O. Bouba-OlgaetM. Grossetti contestent cette méthode. Ces derniers reprochent à L. Davezies et T. Pech de ne pas être rigoureux quant à leur méthode statistique : le coefficient de variation du PIB/hab (resp. RDB/hab) ne serait pas un indicateur pertinent de la mesure des inégalités interrégionales, c’est le rapport interquartile qui permet de quantifier correctement ces inégalités.
L’enjeu de la mesure des inégalités interrégionales
La courbe de Williamson : la forme en U inversé de l’évolution des inégalités régionales (1860-1960)
Jeffrey G. Williamson est un économiste américain, l’un des premiers à proposer une analyse empirique pour décrire l’évolution des inégalités spatiales dans un pays. Il publie en 1965 Regional Inequality and the Process of National Development: A Description of the Patterns publié dans la revue Economic Development and Cultural Change de l’Université de Chicago. Dans cet article il rend compte de l’évolution des inégalités interrégionales du début de la révolution industrielle aux années 1960 dans différents pays industriels dont la France.
Sa méthode ?
Comme mesure de l’inégalité de revenu interrégionale, Williamson considère comme variable le coefficient de variation mesurant l’écart du niveau de revenu par habitant par rapport à la moyenne nationale.
Ici, l’auteur s’appuie de manière indifférente soit sur le Revenu par tête (RDB/hab, qui prend en compte l’ensemble des revenus y compris les prestations sociales) soit sur le PIB/hab.
Pourquoi utiliser le coefficient de variation ? Le coefficient de variation correspond au rapport : écart-type ÷ moyenne. L’écart type des données statistiques mesure la dispersion de ces données par rapport à la moyenne. Puisque l’on divise cet « écart à la moyenne » par la moyenne elle-même, on obtient une valeur en pourcentage.
Son résultat ?
Il décrit une courbe ayant la forme d’un U inversé (ou en cloche) de l’évolution des inégalités interrégionales.
– Lors des phases initiales de développement économique (de 1860 au milieu du 20ème siècle), alors que le niveau de richesse nationale croît, les disparités territoriales augmentent également.
– Mais à partir d’un certain niveau de développement qui correspond environ aux années 50, on atteint un point de retournement de la croissance des inégalités : le phénomène s’inverse et les inégalités interrégionales se réduisent.
Son explication ?
Pour Williamson, différents facteurs conduisent à expliquer la croissance des inégalités interrégionales durant les premières phases du développement comme par exemple :
Une migration de la main d’œuvre des régions périphériques vers les régions centrales
Une mobilité du capital orientée des périphéries vers les centres urbains afin de profiter des économies d’agglomération. Ceci limite alors la localisation des activités et les investissements dans les régions dites périphériques.
Des effets de diffusion limités du progrès technique et des multiplicateurs de revenu du fait d’une centralisation des pouvoirs publics dans les centres urbains dynamiques.
A l’inverse, au cours des phases ultérieures du développement, on observe d’autres facteurs sources d’une réduction des disparités régionales comme :
L’accélération du processus de croissance
Le développement de marchés de capitaux dans les périphéries
Les politiques publiques de redistribution
Le prolongement de L. Davezies et T. Pech
L. Davezies et T. Pech publient en 2014 une note intitulée « La nouvelle question territoriale » via le think-tank Terra Nova. Au début de cet article ils cherchent à quantifier le niveau des inégalités territoriales en France, et leur évolution depuis les années 1960.
Leur méthode ?
Fidèles à la méthode de Williamson, ils utilisent le coefficient de variation des RDB/hab et des PIB/hab. Mais contrairement à ce dernier, ils ne sont pas indifférents entre le coefficient de variation du PIB/hab et celui du RNB/hab. Au lieu d’une courbe, ils en tracent deux distinguant les disparités interrégionales de PIB/hab et celles de RNB/hab. Pour prolonger cette courbe de Williamson « revisitée », ils utilisent les données de l’INSEE sur la France depuis les années 1960. D’une part ils calculent les coefficients de variation du PIB/hab sur la période 1975-2011 et du RDB/hab sur la période 1962-2011. Ils obtiennent le graphique suivant :
Ces données leur permettent de tracer une courbe détaillant l’évolution des disparités interrégionales de 1960 à 2013.
Leur résultat ?
Ils observent un « retournement de la courbe de Williamson » avec depuis les années 1980 une divergence forte entre les dynamiques de croissance (PIB/hab) et de développement territorial (RDB/hab).
Depuis 1980 environ, les inégalités territoriales en termes de PIB/hab qui se réduisaient depuis les années 1950 augmentent de nouveau. Mais les inégalités de revenu suivent leur trend décroissant de 1950 à 2013. Selon eux, le coefficient de variation des PIB par habitant régionaux progresse de 28 % de 1975 à 2011. Alors que le coefficient de variation des revenus (RDB) régionaux par habitant, se réduit de 54 % entre 1965 et 2011. Cependant, ils observent une forte accélération des inégalités du point de vue du PIB/hab depuis 2007 et ralentissement de la réduction des inégalités de RNB/hab entre 2006 et 2011.
Depuis le milieu des années 2000, on assiste à la fois à une forte accélération des inégalités de PIB par habitant et à un ralentissement de la réduction des inégalités interrégionales de RDB par habitantL. Davezies, T. Pech
Leurs explications ?
Pourquoi observons-nous une augmentation des inégalités en termes de production (PIB/hab) depuis les années 1980 ?
Depuis les années 1980 nous serions entré dans une nouvelle révolution productive de la même importance que la révolution industrielle à la fin du 19ème siècle. On assisterait à un déclin de la production matérielle s’appuyant sur une main d’œuvre et une énergie bon marché, à une production principalement immatérielle, où la concurrence mondiale est accrue nécessitant de plus en plus d’innovations. Ce nouveau modèle de croissance impulse de nouvelles dynamiques territoriales telles que l’émergence de pôles de croissance dans les régions métropolitaines. Ceci expliquerait l’augmentation des inégalités régionales en terme de valeur ajoutée par habitant (PIB/hab).
Pourquoi observons-nous une baisse des inégalités de RDB depuis les années 1980 ?
Les auteurs expliquent cette baisse des inégalités de revenus entre les régions par plusieurs phénomènes :
– Tout d’abord ils mobilisent la thèse de F. Perroux, économiste français (1903-1987) , en stipulant qu’il existe des effets d’entraînement qui permettent de rééquilibrer le développement des territoires en « diffusant » la croissance. Le secteur moteur dont le taux de croissance est largement supérieur à celui des autres secteurs diffuse sa croissance par deux effets : « amonts » et « avals » ce qui réduit les inégalités entre les secteurs, et donc entre les régions.
L’effet « amont » résulte du fait que le secteur moteur réalise des commandes à des sous-traitants pour réaliser sa production, par exemple pour produire une voiture il faut réaliser des commandes aux industries du caoutchouc, de la métallurgie, etc. Il s’agit d’un mécanisme très puissant car quasi-automatique.
L’effet « aval » résulte quant à lui des ventes du secteur moteurs aux autres secteurs. Par exemple la vente de nouvelles énergies moins onéreuses à d’autres secteurs peut aider les autres secteurs à se développer en réduisant leurs coûts. Cet effet est plus incertain et difficilement quantifiable.
Aujourd’hui ce seraient essentiellement les effets « avals » qui joueraient. En effet, les sous-traitants sont aujourd’hui surtout dans des pays à bas coûts de production, ce qui réduit non pas les inégalités interrégionales au sein d’une nation, mais bien les inégalités internationales.
– D’autres facteurs tels que la redistribution, le développement de tourisme, ou bien les flux de retraités des métropoles vers des régions moins productives sont mobilisés pour expliquer cette baisse des inégalités interrégionales de revenu. En effet, ce sont trois facteurs qui stimulent la demande dans les territoires qui ne sont pas métropolitains, leur assurant une autre forme de dynamisme économique.
Une réaugmentation des inégalités de revenu depuis 2007 ?
Les auteurs émettent l’hypothèse d’une réaugmentation des inégalités de RDB depuis 2007 environ. Pour expliquer ce phénomène ils démontrent que les effets qui contribuaient à réduire ces inégalités ne jouent plus comme avant.
– Tout d’abord, les effets « avals » qui peuvent diffuser la croissance sont très largement incertains, et de moins en moins possibles dans une économie dématérialisée. Par exemple, si en Californie le secteur moteur est l’audiovisuel, ce secteur ne réalise pas d’échanges intersectoriels, mais réalise surtout intrasectoriels, ceci favorisant les territoires où l’audiovisuel est déjà bien ancré, mais pas les autres.
– De plus les contractions du budget de l’Etat rendraient les effets de redistribution de moins en moins probants. De même, le développement du tourisme n’est plus un facteur d’égalisation territoriale, mais plutôt un facteur d’inégalités puisque le tourisme s’implante dans des zones très spécifiques tels que les littoraux en France
Vous pouvez en savoir plus sur les explications de L. Davezies et T. Pech en lisant la partie consacrée à la Nouvelle économie géographique
La critique de O. Bouba-Olga et de M.Grossetti
O. Bouba-Olga et M. Grosseti publient en octobre 2014 un article qui se veut être une réponse directe à l’article de L.Davezies et T. Pech. Ils contestent explicitement la méthode statistique utilisée par ces derniers mettant à mal le mode de preuve principal de la thèse des deux auteurs.
L’inversion de la courbe de Williamson, qu’ils croient lire dans l’évolution de disparités régionales de PIB par habitant et de RDB par habitant, résulte d’un traitement non satisfaisant des statistiques qu’ils mobilisent.O. Bouba-Olga, M. Grossetti
Leur méthode ?
Ils reprennent les mêmes données que L.Davezies et T. Pech, c’est-à-dire celles de l’INSEE, mais ils considèrent uniquement les données régionales de PIB par habitant de 1990 à 2011, ainsi que celle de RDB par habitant de 1994 à 2011. Ils n’utilisent pas le coefficient de variation pour quantifier les inégalités de PIB et de RNB pour la raison suivante :
Cet indicateur de dispersion pose cependant problème : il est très sensible à l’existence de valeurs extrêmes. De ce fait, on préfère souvent utiliser un autre indicateur de dispersion, basé sur le calcul des quantiles.O. Bouba-Olga, M. Grossetti
Ils utilisent le rapport interquartile (Q3/Q1) car pour un échantillon faible (ici les 22 régions françaises), la présence de valeurs extrêmes peut fausser les résultats : c’est le cas des données qui proviennent de l’Ile-de-France par exemple, dont l’écart à la moyenne nationale est très élevé. Cela rehausse fortement le coefficient de variation mesuré à l’échelle des 22 régions françaises, pour seulement une région en particulier…
Que représente le rapport interquartile ? Il s’agit d’un indice qui s’intéresse à la dispersion des valeurs (de PIB/hab ou de RDB/hab dans notre cas) entre une région du premier quartile (« la moins pauvre des pauvres » : un quart des régions de France ont des RDB/hab ou PIB/hab moins élevés qu’elle), et celle qui se situe au troisièmes quartile (« la moins riche des riches » : un quart des régions ont des RDB/hab ou PIB/hab plus élevés qu’elle).
Pour montrer que le coefficient de variation est erroné selon eux du fait de valeurs extrêmes, ils recalculent les coefficients de variation hors IDF, et réalisent des tests économétriques sur les coefficients de variation qu’ils obtiennent.
Leurs résultats ?
Concernant l’évolution du rapport interquartile du PIB/hab et du RDB/hab depuis les années 1990 ils obtiennent le graphique suivant :
De ce graphique ils concluent :
il y a bien moins d’inégalités en termes de RDB/hab entre les régions qu’en terme de PIB/hab.
Mais il n’y a pas une hausse brutale de inégalités du PIB/hab depuis 2007.
Et en confirmation de ce propos, ils observent que si l’on calcule les coefficients de variation des deux indicateurs à partir des années 90 en excluant l’IDF, on ne remarque pas d’augmentation significative des inégalités de PIB/hab depuis 2007. Donc ils rejettent l’hypothèse d’une inversion de la Courbe de Williamson. Si les quatre auteurs s’accordent sur le fait que les inégalités de revenu par habitant suivent un trend décroissant, pour O. Bouba-Olga et M. Grossetti, on ne peut affirmer en revanche qu’il y a une augmentation générale des disparités interrégionales puisque l’augmentation des disparités observées par L.Davezies et T. Pech est très largement provoquée par l’évolution du PIB/hab de l’IDF.
Leurs explications ?
O.Bouba-Olga et Grossetti pensent que pour avoir une analyse pertinente des inégalités interrégionales, il faut considérer le cas francilien à part (alors que L. Davezies et T. Pech prennent le cas francilien comme la preuve la plus significative de leur raisonnement). Pour eux, les résultats en termes de PIB/hab en IDF sont des « anomalies » d’où la nécessité de se pencher sur la mesure de la productivité de l’IDF. Ceci conduit les deux auteurs à s’interroger sur la pertinence des indicateurs tels que le PIB/hab régionalisé comme indicateur de la compétitivité d’un territoire.
Vers d’autres indicateurs des inégalités régionales ?
L’usage du rapport interquartile pour mesurer les inégalités territoriales a été critiqué par des économistes et statisticiens comme Alain Gély (statisticien et économiste statisticien à l’Insee) qui souligne que celui-ci ne permet pas de rendre compte de l’augmentation de revenu/valeur ajoutée des régions les plus riches ou les plus pauvre, qui se situent au-dessus du Q3 ou en dessous du Q1.
Ce dernier prône l’usage d’indicateurs synthétiques qui permettent d’étudier plusieurs variables à la fois, c’est le cas des indicateurs de développement qui prennent non seulement en compte la variation du PIB, mais également des variables relatives à la qualité de vie (éducation, santé, …).
Pour continuer la balade urbaine, et prendre connaissance du second nœud de cette controverse autour de la métropolisation, nous vous invitons à lire la page consacrée aux débats autour de la mesure de la productivité des métropoles.