Le statut de la langue française

Quelles sont les visions qui s’opposent ici ?

Le débat politique actuel sur la question du rôle que l’État doit jouer dans la promotion des langues régionales, s’il doit en jouer un, ainsi que dans la ratification Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, oppose des visions différentes du statut de la langue française dans la République. Il y a donc dans ce débat un aspect théorique touchant à la relation entre les langues de la France et sa République, au sens du fonctionnement de l’État mais aussi d’un certain idéal républicain lui aussi source de débats…

Les acteurs s’exprimant sur cette question sont avant tout les parlementaires se saisissant de la question des langues régionales, ainsi que de nombreux universitaires, notamment linguistes, sociologues et historiens. Les parlementaires et universitaires qui s’engagent en faveur des langues régionales ont souvent un attachement personnel aux langues régionales, et sont souvent originaires de régions possédant des langues régionales. Nous pouvons ici citer l’exemple  de Paul Molac, député breton, très engagé en faveur d’une meilleure reconnaissance des langues régionales, qui a proposé en décembre 2015 une loi visant à améliorer la visibilité des langues régionales dans les média et à développer leur enseignement.

Les responsables politiques réticents vis-à-vis du développement des langues régionales s’appuient souvent sur l’idée que le français est un fondement de la République française. Pour eux, cette langue partagée par tous les citoyens leur permet de dépasser leurs origines culturelles diverses afin de former une nation unie malgré sa diversité. La République se place donc au dessus de toutes les identités locales, et n’en favorise ou n’en défavorise aucune, puisqu’elle utilise une langue commune et ne considère pas ses citoyens comme appartenant à une communauté ou à une autre. Pour les défenseurs de cette doctrine, elle garantit l’égalité des citoyens et est un outil d’émancipation, puisqu’un citoyen d’une région peut dépasser le cadre de ses origines, par exemple en allant habiter à l’autre bout du pays, où la langue officielle et le fonctionnement de l’État est le même. Selon cette doctrine, cette forme d’uniformisation permet l’exercice des libertés individuelles de chacun. Et sans elle, comme l’écrit Jean-Luc Mélenchon sur son blog en 2015 dans un article contre la ratification de la Charte européenne :

«Elle menace l’égalité entre les citoyens et l’unité et l’indivisibilité de la République.» [1]

Ces arguments sont souvent décrits par les défenseurs des langues régionales comme l’héritage de la doctrine jacobine, c’est-à-dire celle du mouvement politique des Jacobins lors de la Révolution française. À l’époque, le français est très loin d’être parlé par tous, mais les Jacobins souhaitent son universalisation, afin d’en faire une langue commune à tous les citoyens. C’est aujourd’hui le cas, et il est important de constater que la doctrine présentée ici s’est imposée dans notre Constitution, qui interdit d’accorder des droits spécifiques à des communautés, et établit dans son article 2 que « la langue de la République est le français ».

L’argumentaire présenté ici est extrêmement récurrent au sein de l’opposition aux propositions de lois en faveur des langues régionales. Par exemple, le député Jean-Luc Laurent s’est exprimé fin 2016 lors de la discussion de la loi le Houérou pour la promotion des langues régionales, et son opposition s’appuie sur cette vision de la République :

«Ils nous proposent de construire pour demain une France balkanisée et fragmentée, en commençant par ses marges géographiques et linguistiques, une France dans laquelle les étudiants, les écoliers, les fonctionnaires ne circuleront plus facilement au cours de leur vie, parce qu’ils se poseront la question de leur identité, de leur appartenance. Non, mes chers collègues, je ne rêve pas de cette France régionalisée et enracinée, car un Français est partout chez lui sur le territoire national.» [2]

 «La nation est aussi une langue, une langue commune, une langue vivante.» [3]

Les hommes politiques et universitaires souhaitant une politique de développement des langues régionales répondent à cet argumentaire en contestant notamment l’idée que l’uniformité linguistique qu’apporte le français est une source d’égalité. Par exemple, le sociolinguiste Philippe Blanchet (qui est aussi écrivain en provençal), dans un article intitulé « La politisation des langues régionales en France », affirme que c’est au contraire une source d’inégalités :

«La politique linguistique actuellement en vigueur en France, au service à peu près exclusif de la langue française, a instauré de facto deux catégories de citoyens, quoi qu’en disent ceux qui clament que l’égalité n’existe que dans l’uniformité.» [4]

«Du coup, ceux dont c’est la langue unique jouissent automatiquement de tous leurs droits de citoyens-locuteurs; ceux qui en ont une autre […] ne sont que des «citoyens de deuxième catégorie», qui ne peuvent jouir de leurs droits qu’en français et, le cas échéant, pas dans leur première langue mais dans la langue des autres; et ceux qui ne parlaient ou ne parlent pas français […] n’ont aucun droit, puisqu’ils n’ont théoriquement et légalement aucun accès aux textes juridiques, aux administrations, à la justice, à la vie politique, etc.» [5]

«L’imposition exclusive du français n’est pas égalitaire et en tout cas pas équitable (certains enfants sont plus à l’aise dans d’autres langues en arrivant à l’école, ce qui favorise les petits francophones unilingues).» [6]

Mais le statut de la langue ne fait pas tout : toujours selon Philippe Blanchet, toujours selon ce même article, il est très important pour soutenir une langue d’agir autant sur sa pratique que sur son statut :

«C’est la baisse du statut qui provoque en général la baisse de la pratique. C’est ce qui s’est passé en France : c’est bien parce qu’on a convaincu nos ancêtres, il n’y a pas très longtemps, que leur langue avait un statut très bas et que le français avait un statut très haut qu’ils ont opté pour la langue à statut haut et partiellement abandonné la langue à statut bas.» [7]

On remarque ici, dans cet affrontement d’idées, une différence majeure dans la perception de la langue française. Les défenseurs des langues régionales, dans leur majorité, ne la considèrent pas comme une langue neutre, que tous les citoyens pourraient s’approprier avec la même facilité. Pour le député du Morbihan Paul Molac, il s’agit d’un «marqueur ethnique» [8]. Pour lui, il n’est par conséquent pas normal de l’accoler à la République, d’autant plus que personne n’accepterait que l’on associe à la République une religion, car ce serait contre le principe de laïcité. On voit donc que la langue française est vue par certains comme un dénominateur commun facteur d’unité nationale, alors qu’elle est vue par d’autres comme une langue culturellement clivante.

Les défenseurs des langues régionales refusent donc en majorité de lui conférer une supériorité ou de considérer que la République a une seule langue, puisqu’elle a pour eux toutes les langues qui sont parlées par les citoyens, dont les langues régionales. Ceci ne veut pas dire que le statut de langue officielle du français est remis en cause par les défenseurs des langues régionales comme Paul Molac :

«Le français est une des langues de France, on l’a choisie comme langue officielle car c’est la plus répandue mais il n’y a pas de raison de lui conférer une supériorité ou d’accoler via l’article 2 une langue et donc un marqueur ethnique à la République, qui est l’ensemble des citoyens pris dans leur diversité.» [9]

On voit que la langue française en tant que langue officielle est considérée ici comme un outil nécessaire, mais pas quelque chose d’intrinsèquement lié à la République de la France, un fondement de la République.

 

Une langue différente peut également créer des groupes, des entités propres et laisser place au communautarisme. C’est une des raisons pour lesquelles les langues régionales sont parfois réprimées. Mais représentent-elles une réelle menace de communautarisme ? 


[1] Charte des langues régionales et minoritaires : une nouvelle agression contre l’unité et l’indivisibilité de la République, 04/06/2015

[2], [3] Discours lors de la discussion générale de la proposition de loi “promotion des langues régionales”, 13/12/2016

[4], [5], [6], [7] Blanchet P., La politisation des langues régionales en France, 2002

[8], [9] Entretien avec Paul Molac, 11/04/2017