11 – Lobbying

Les lobbys sont par définition des groupes de pression. Dans le cadre des perturbateurs endocriniens, ces groupes vont tenter d’influencer les décisions prises dans la régulation des perturbateurs endocriniens et ce, notamment à l’échelle européenne. Nombre de personnes considère qu’ils agissent dans l’ombre. Cependant, force est de constater qu’ils ne se cachent pas. Bien au contraire, comme l’a affirmé S. (journaliste au Monde) au cours d’un entretien qu’elle nous a accordé, ils publient même sur des réseaux sociaux comme Twitter. Ainsi, la vision que nous pouvons avoir des lobbys semble être erronée et cette page a pour but de vous renseigner sur ce sujet.

 

Un précédent dans le monde de l’industrie : l’industrie du tabac

Le travail de lobbying a déjà fait ses preuves dans l’industrie du tabac comme l’explique le site TobaccoTactics de l’université de Bath. C’est ainsi que des mémos explicites de l’industrie du tabac disent « Si nous semons le doute dans l’esprit du public et des décideurs, nous pourrons protéger notre produit, la cigarette, pendant deux ou trois décennies ” (Unknown, 1969). Or, David Gee, ancien conseiller à l’Agence européenne pour l’Environnement, établit un parallèle entre le travail des lobbyistes concernant les perturbateurs endocriniens et celui effectué par l’industrie du tabac dans les années 1950. Ce parallèle est des plus utiles puisqu’il permet de mettre en lumière la démarche utilisée par les lobbyistes et de la généraliser au cas des perturbateurs endocriniens.

 

Quelle est leur démarche ?

Leur démarche, expliquée par l’ONG Corporate Europe Observatory ainsi que par le livre Bending Science de Thomas O. McGarity et Wendy Wagner peut finalement se répartir en 2 catégories :

  • Manufacture du doute et Science washing : Les lobbyistes financeraient des études scientifiques, les publieraient ; tout en attaquant et en décrédibilisant les études concurrents, en remettant en cause soit leur contenu, soit le(s) scientifique(s) à l’origine de l’étude menée. Ils organisent aussi des événements et des campagnes pour diffuser leurs idées, créent des sites Internet, publient sur des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ou encore écrivent des tribunes dans la presse. L’idée ici serait de créer des « pseudo-controverses » en minimisant certaines preuves scientifiques et en proposant des avis contraires sur le sujet. L’instauration du doute chez les décideurs en serait donc l’objectif.
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  • Lobbying auprès des décideurs : Les lobbyistes tenteraient ensuite de convaincre les décideurs, que ce soit en participant à des réunions auxquelles prennent part des groupes d’experts, ou en contactant directement ces-derniers (par mail ou au téléphone). Ils n’hésitent pas à aller aussi à la Commission européenne pour donner des dossiers à certains membres de la DG Santé ou Environnement. Ils répèteraient alors le même message, en utilisant plusieurs canaux. Le doute s’installerait d’autant plus dans la tête des décideurs qu’un grand nombre de documents aurait été donné aux décideurs de la Commission européenne. Tous les coups seraient permis : manipulation, persuasion, flatteries, cela pouvant même aller jusqu’à des menaces, au chantage.

 

Quelques exemples concrets de lobbying

Pour mieux comprendre cette démarche, prenons deux exemples.

Intéressons-nous tout d’abord à l’article évoqué par S. (Dietrich and al, 2013) dans son film Endoc(t)rinement. Il s’agit d’une lettre, publiée en juin 2013, critiquant de manière extrêmement virulente le travail de la Commission européenne et sa volonté de réguler l’utilisation des perturbateurs endocriniens.
Cette lettre souligne en effet le fait que la Commission prévoit un certain nombre de régulations sur des agents qui semblent, a priori, avoir un impact sur le système endocrinien.
Cependant, l’ensemble des scientifiques ayant participé à l’écriture de cette lettre s’oppose à cette régulation car, selon eux, un seuil pour les perturbateurs endocriniens a été scientifiquement prouvé et doit être pris en compte. Ils réprouvent alors avec véhémence le manque de robustesse scientifique des quelques publications utilisées par la Commission européenne pour établir ses textes de loi.
S. explique alors que cette lettre a été signée par des scientifiques dont la majorité aurait des liens avérés avec des industries chimiques comme BASF. De plus, elle remarque que cette lettre a été envoyée au bon moment (juin 2013) pour influencer les décisions européennes. Quant aux propos tenus par ces scientifiques, le parti pris est clair puisque l’existence d’un seuil n’a aucune réalité scientifique, comme l’affirme R., scientifique à l’Inserm.

Cette lettre serait ainsi significative du mode d’action des lobbyistes, qui souhaiteraient instaurer le doute dans l’esprit des décideurs et donc au sein des membres de la DG Environnement. Leurs propos s’appuiraient alors sur un certain nombre de rapports comme celui-ci, qui se voudraient scientifiques. Ces rapports fourmilleraient de chiffres accompagnés d’interprétations qui tendraient vers l’exagération. Dans le cas des lobbyistes contre la législation européenne, le but est d’inciter à mener une étude d’impact et d’ainsi repousser la mise en place de régulation sur les perturbateurs endocriniens.

Prenons un second exemple, montrant cette fois-ci le lobbying exercé par les partisans de la régulation des perturbateurs endocriniens. Nombre de sociologues et de chercheurs s’accordent en effet sur le fait que les mêmes techniques sont utilisées par les détracteurs des perturbateurs endocriniens. Ainsi, le 19 juin 2013, 27 ONG publient un manifeste et une pétition publique afin d’encourager le gouvernement français à réguler les perturbateurs endocriniens. Ce document est publié le jour même de la réunion qui doit sceller le sort de la Stratégie Nationale sur les Perturbateurs Endocriniens (SNPE) en France.
En l’analysant précisément, J., ingénieur chercheur, se serait rendu compte du fait que ce communiqué choisit précisément chacun de ses mots : un vocabulaire particulièrement alarmant est utilisé et des tournures anaphoriques permettraient d’insister sur le caractère destructeur des perturbateurs endocriniens. De plus, ce manifeste insisterait sur l’impact des perturbateurs endocriniens sur les générations futures. Il interpellerait alors les décideurs en leur demandant de faire preuve de bon sens, tout en jouant avec leurs sentiments et leur empathie. Il mentionnerait dès lors des études scientifiques pour justifier et appuyer ses propos : Il s’agirait une nouvelle fois de la technique qui vise à instaurer le doute chez les décideurs.

 

Quels groupes agissent activement ?

En ce qui concerne les perturbateurs endocriniens, plusieurs groupes de lobbying agissent activement, que ce soit pour ou contre la législation européenne. Pour en citer quelques-uns, Client Earth est un lobby utilisé pour des questions juridiques tandis que End Society, Gradient et Exponent sont des lobbys qui emploient des scientifiques pour publier des rapports. Ces groupes de lobby sont employés aussi bien par des ONG comme Health Environement que par les industries chimiques comme Bayer.

Comme nous avons pu le voir, chaque lobby va essayer d’avoir un impact sur l’avis des décideurs. Cependant, S. affirme que ce travail de lobbying est asymétrique puisque les industries ont beaucoup plus les moyens. P., chercheur et militant à Corporate Europe Observatory (CEO), une association spécialisée dans l’influence des lobbys, décrypte ainsi ce phénomène : « L’industrie chimique a cette chance d’avoir suffisamment de moyens pour pouvoir démarcher absolument tout le monde : leurs ennemis, leurs alliés, et les indécis. Alors que les ONG, elles, n’ont les moyens que de se focaliser sur les indécis ».


 

Sources :

  • Horel, S. (France, 2014) Endoc(t)rinement. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=6ks5OSVDl00
  • Dietrich, DR., Aulock, Sv., Marquardt, H., Blaauboer, B., Debank, W., Kehrer, J. … Hengstler, J. (2013) Scientifically unfounded precaution drives European Commission’s recommendations on EDC regulation, while defying common sense, well-established science and risk assessment principles.Toxicology Research,2, 297-298. Doi : 1039/C3TX90013D
  • Horel, S. (2014) Petits arrangements bruxellois entre amis du bisphénol A. Repéré à http://www.terraeco.net/Petits-arrangements-bruxellois,56628.html
  • Smocking and health proposal (1969). Brown & Williamson Records ; Minnesota Documents. Repéré à https://www.industrydocumentslibrary.ucsf.edu/tobacco/docs/#id=psdw0147
  • Francis Chateauraynaud, Josquin Debaz (2013) Turbulences épistémiques et perturbateurs endocriniens #1 L’avènement d’un autre paradigme. Repéré à http://socioargu.hypotheses.org/4577/comment-page-1?lang=pt_PT
  • Tom McGarity, Wendy Wagner(2008)Bending Science: How Special Interests Corrupt Public Health Research Repéré à http://www.phil.vt.edu/dmayo/personal_website/PhilEvRelReg/Wendy%20Wagner%20Bending%20Science.nyu%201.pdf