« Raccrocher l’économie au réel »
Il a été fait état précédemment de la promotion active du caractère objectif des RCT par le J-PAL. Il s’agit en effet d’un caractère essentiel de cette méthode, à savoir qu’elle est productrice de données qui rendent compte de faits. Ce n’est pas étonnant si l’on se rappelle que le recours aux RCT dans l’évaluation des politiques économiques part du constat que les grandes théories développées jusqu’alors ne permettaient pas de juger efficacement l’impact d’un programme. En abandonnant les incantations et les artifices mathématiques poussés à l’extrême, l’idée est de s’ancrer à nouveau dans la réalité. Il apparaît alors une revendication scientifique forte, confinant à une véritable démarche empirique. Le chercheur que nous avons interrogé et qui a souhaité rester anonyme[ref] dresse un constat de cet ordre et fait remarquer que ces dernières années, « des modèles très théoriques, extrêmement formalisés, mathématisés, au fond sans véritable accroche avec le réel, étaient devenus la norme ; en posant des questions particulièrement concrètes, les expérimentations aléatoires raccrochent l’économie au réel ». Esther Duflo met régulièrement en avant ce retour à la confrontation à la réalité par le biais de l’expérimentation. « Comme disait Richard Feynman : it doesn’t matter how beautiful your theory is, it doesn’t matter how smart you are. If it doesn’t agree with experiment, it’s wrong. » Dans l’optique de défendre les expérimentations sociales, le fait de citer ce grand physicien, qui appelle la communauté scientifique à adopter une démarche plus empirique, renforce l’idée d’une réelle aspiration à faire de l’économie expérimentale une science.
On voit donc que la démarche se veut pleinement expérimentale et en position de rejet de tout ce qui relèverait de la théorie. François Bourguignon[ref] évoque une certaine « défiance vis-à-vis de toute théorie qui n’aurait pas été confirmée par l’expérience » et propose de nommer cette façon de faire de la science de « l’empiricisme ». Plus que le simple cas des RCT, c’est une vision de la démarche scientifique qui est ici en jeu. Esther Duflo et ses collaborateurs prônent un cadre a-théorique débarrassé des prétendus vices et préjugés de modèles dont le simple référentiel serait celui de la pensée et la réflexion, sans ancrage avec le réel ; en prenant le contre-pied de cette théorisation considérée comme excessive, ils ont mis l’expérience sur un piédestal qui deviendrait le maître étalon d’une production valide de savoir. François Bourguignon[ref] ne nie pas les bienfaits de l’expérimentation mais pose une limite : la démarche d’Esther Duflo et alter serait a priori tout à fait valable et utile mais rendue de facto non exhaustive et incomplète car il est impossible de tester toutes les théories de façon expérimentale. En effet, il faudrait selon lui « expérimenter dans tellement de dimensions que les choses en deviendraient ingérables et beaucoup trop chères ». Il est passionnant de voir que les chercheurs du J-PAL sont bien vite confrontés au principe de réalité alors même qu’ils aspirent à s’y raccrocher. Le problème apparaît dès lors que le refus d’accepter une part de théorie irréductible se fait trop important et la foi exclusive en l’expérience trop vive. Pour la plupart des acteurs, la forte validité interne des RCT mise en avant par les tenants de cette méthode ne peut exister qu’au prix de lourdes hypothèses afin de prendre en compte les différentes faiblesses du protocole expérimental. La méthode ne serait donc a-théorique qu’en apparence. Selon James Heckman[ref] [1992], l’existence des biais de randomisation remet en question l’argument souvent mis en avant par les tenants des expérimentations aléatoires qui consiste à dire que la méthode est libre de toute hypothèse : « Advocates of randomization have overstated their case for having arbitrary assumptions. Evaluation by randomization makes implicit behavioral assumptions that in certain contexts are quite strong. Bias induced by randomization is a serious possibility ».
La critique de la redécouverte
Il est fréquent de rencontrer ce qu’on appellera la critique de redécouverte. Ceux qui la formulent estiment qu’Esther Duflo en tête semblent s’étonner et considérer comme une découverte inédite des faits bien renseignés, parfois depuis longtemps. Esther Duflo cite ainsi une étude conduite par Rob Jensen en Chine qui observe que la baisse du prix du riz n’entraîne pas automatiquement une consommation plus importante de celui-là. Au contraire, les individus en consomment moins, au profit de porc et de crevettes. Kako Nubukpo[ref], ministre togolais de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques, rappelle alors que le riz dans ce cas constitue ce qu’on nomme un bien inférieur et que « cela fait deux siècles que les économistes ont renseigné cette question ». De façon similaire, des travaux ont été menés en Bolivie pendant près de dix ans et « on a l’impression qu’on découvre aujourd’hui la garantie solidaire », nous dit Florent Bédécarrats[ref] . Il s’agit là de deux exemples symptomatiques de l’agacement de certains acteurs quant à l’apparente naïveté des expérimentateurs qui ne feraient en réalité que redécouvrir la roue sous couvert d’innovations majeures. Parmi les détracteurs se trouvent principalement des acteurs directement confrontés au problème de la pauvreté, telles que les ONG ou Kako Nubukpo. Au-delà des critiques de fond, il y a de la part des acteurs présents sur le terrain l’impression de déconsidération des savoirs dits opérationnels. Florent Bédécarrats parle de « vraie négation des savoirs et de l’expérience pratiques » de la part des chercheurs tenants des RCT. Pourtant, il devrait exister une convergence de vues et une alliance locale puisque les deux groupes ont recours à des micro-dispositifs quantitatifs. Dans les faits, il n’en est rien. Il existe même « une impression forte de négation de ce que font les ingénieurs des ONG sur place, qui ont une vraie culture dans leur domaine, qui accumulent de l’expertise et du savoir technique depuis des décennies et à qui on vient dire que ce n’est pas de la science », toujours d’après Florent Bédécarrats. Ce rapport aux autres acteurs locaux et à leurs productions révèlerait une certaine volonté hégémonique pour certains.
Parallèlement, nombre de sociologues et d’anthropologues s’élèvent à l’occasion contre de prétendues avancées qui ne sont en fait que des redites de travaux antérieurs. Le chercheur anonyme prône une plus grande interaction entre économie, sociologie et anthropologie et s’inscrit donc logiquement dans la continuité de ce type de critiques. Non seulement il estime qu’Esther Duflo redécouvre parfois des résultats connus, mais surtout qu’elle « ne les redécouvre pas assez ». La raison qu’il en donne est une absence de culture sociologique et anthropologique due à un manque d’intérêt voire un dénigrement.
« Il y a une ignorance des sciences sociales chez Esther Duflo et ses collaborateurs, c’est extrêmement clair. Il n’y a dans leurs articles quasiment jamais de références à la sociologie ou à l’anthropologie pour la simple raison que ce n’est pas de la science à leurs yeux : les sciences sociales, c’est de la littérature mais ce n’est pas de la science. Certains sociologues du développement, certains anthropologues ont donc parfois l’impression qu’ils réinventent l’eau tiède. Je ne dirais pas qu’ils redécouvrent la sociologie et l’anthropologie car ils n’en font malheureusement pas. C’est là pour moi une critique majeure : ils peuvent redécouvrir des résultats qui sont acquis depuis des années. »
Une fois encore – et ce chercheur le rappelle lui-même –, il ne faut pas être caricatural. Il n’en demeure pas moins que cette déconsidération pour les sciences sociales revient fréquemment au sein des critiques. Même si on peut y trouver çà et là des réactions d’orgueil corporatistes, dans certains réseaux de niches, une objection de cette ampleur ne saurait être soulevée sans fondement. François Bourguignon[ref] explique ce phénomène par l’impression convoyée par certains économistes que les autres sciences sociales seraient inférieures car elles n’auraient pas recours aux mathématiques.
« L’économie est une science sociale, le nier serait complètement ridicule. Parmi les sciences sociales, elle possède un statut un peu particulier parce que les économistes font des mathématiques et utilisent des statistiques, ce qui fait que les sociologues ou les politologues nous regardent avec de grands yeux. Certains économistes font alors le raccourci malheureux : « l’économie est une vraie science parce qu’elle utilise les mathématiques ». C’est contestable : l’économie utilise les mathématiques car elles permettent de représenter des choses plus facilement, c’est tout. »
Esther Duflo répond indirectement à ces critiques en rééditant des propos volontaristes en affirmant que sa démarche rejoint pleinement le domaine des sciences humaines. Selon ses propres mots, elle « souhaite pratiquer l’économie comme une science rigoureuse, impartiale, sérieuse, mais une science de l’homme, avec la reconnaissance de toute son imperfection et sa complexité : une science qui soit humaine, humble et condamnée à l’erreur mais aussi généreuse et engagée ». Cette déclaration de principes n’est pourtant pas une réponse totalement satisfaisante car elle reste précisément de principes. Le J-PAL semble quant à lui considérer ces objections comme des critiques « non constructives », en tout cas lorsqu’elles sont formulées avec véhémence et mépris pour les travaux conduits.Le réseau réitère sa proposition d’ouverture aux autres disciplines. Ilf Bencheikh[ref] s’exprime à ce propos :
« Tous les canaux pour toucher d’autres disciplines sont les bienvenus. D’ailleurs, quand on organise des formations, des gens parfois même réticents au début s’intéressent à la méthode, dont des anthropologues. Cela se passe généralement bien. Je suis sûr qu’il y a des potentiels de complémentarité qui sont importants. »
On voit ici une conception unilatérale de la pluridisciplinarité du J-PAL. En effet, il est fait état d’une volonté d’ouverture dans le sens où sociologues et anthropologues sont bien entendu invités à s’intéresser et à se former à la méthode. En revanche, rien n’est dit sur les possibilités d’inspiration de la part du J-PAL qui pourrait puiser dans ces disciplines pour mettre à jour une complémentarité et réinvestir des résultats déjà établis auparavant. L’explication donnée à cette forme de compartimentation disciplinaire est en fait pragmatique. Elle serait due à ce qu’on appelle le biais de publication, à savoir que la perspective de la publication a un impact direct sur la conduite de la recherche. « On ne peut pas écrire le même article dans les deux disciplines or les chercheurs sont de plus en plus jugés sur leurs publications » nous dit Ilf Bencheikh, révélant par là même un aspect nouveau du problème, à savoir une possible confrontation au principe de réalités.