Esther Duflo met particulièrement en avant l’ambition scientifique de ses recherches. Son application à diffuser cette méthode semble provenir de la conviction que ce n’est pas seulement une branche de l’économie qui permettra de résoudre les problèmes des pays en voie de développement mais bien la science au sens large : le curseur se déplace d’une discipline, l’économie du développement, à une démarche, la méthode scientifique. Plus encore, lors de sa leçon inaugurale de la chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France, elle affirme que « la science et la lutte contre la pauvreté se renforcent mutuellement », de telle sorte que non seulement la méthode apporte beaucoup au domaine, mais aussi que le domaine enrichit la méthode. C’est une vision évolutive de la science au sens de méthode, nourrie par les apports de la lutte contre la pauvreté, que théorise ici Esther Duflo.
Plus encore, elle est peut-être l’incarnation d’un vieux rêve de l’économie que certains poursuivent depuis longtemps, à savoir élever l’économie au rang de science expérimentale dite « dure » au même titre que la physique. François Bourguignon[ref] reconnaît qu’une « telle ambition a existé et qu’elle existe certainement toujours un peu ». Il voit dans des travaux de Léon Walras, ou de façon plus contemporaine Gérard Debreu et Kenneth Arrow, la tentation et la conviction que si l’économie se comporte comme un système physique et que l’on est capable de connaître les mécanismes d’un tel système, alors au même titre que l’on peut prévoir le mouvement des planètes, il devient possible de prédire les comportements du marché et des agents économiques. Le chercheur interrogé (qui a souhaité rester anonyme) [ref] y voit « le fantasme originel, le complexe fondateur de l’économie », l’accomplissement d’un parcours chimérique car ce n’est pas l’objet de l’économie que de prédire de façon univoque des comportements. Frédéric Lordon parle lui de « désir de faire science » qu’aurait rencontré Esther Duflo et ses collaborateurs avec l’idée selon laquelle l’économie aurait finalement atteint un stade qui lui était jusqu’à alors interdit, celui de la validité scientifique. Le chercheur avec qui l’on s’est entretenu rapporte une anecdote symptomatique de cette impression : une grande revue scientifique américaine publie un dossier sur le recours de la Banque mondiale aux RCT et affirme alors que « enfin elle rencontre la science ».
François Bourguignon[ref] voit dans cette aspiration à « s’élever » au rang des sciences expérimentales une impossibilité pratique, encore une fois en raison de la confrontation au principe de réalité. D’une part, décrire les systèmes économiques de la même façon que l’on décrit un système physique est illusoire car le monde est différent de ce qu’imaginent des chercheurs comme Debreu ou Arrow. Ce n’est pas foncièrement différent de ce à quoi est confrontée la physique qui a recours à des modèles simplificateurs pour décrire le réel ; là où les deux disciplines divergent, c’est que certaines hypothèses sont simplement fausses pour l’économie. François Bourguignon[ref] montre bien que Gérard Debreu et Kenneth Arrow supposent que tous les marchés sont concurrentiels pour pouvoir déployer leur modèle « physique », ce qui n’est pas le cas. D’autre part, alors que la physique s’attache à décrire la nature dont les lois sont invariantes dans le temps, l’économie s’attache à décrire des systèmes humains qui eux sont fortement dépendants au contexte dans lequel ils évoluent, notamment d’un point de vue technologique. La façon dont fonctionne l’économie a considérablement changé lors des deux derniers siècles, encore davantage lors des dernières décennies. Or les économistes savent correctement décrire les systèmes lorsqu’ils sont stationnaires ; leur forte volatilité, avec une accélération de plus en plus importante, fausse une description complète et valable dans la durée d’un système économique. Généralement, l’étude d’un tel système rend correctement compte de la réalité pendant une période de temps limité car localement le système apparaît comme stationnaire. Mais à plus long terme, son évolution rend inexploitable le modèle et c’est pour cette raison précise qu’il est impossible de tirer des lois universelles. Il s’agit là d’une différence irréductible avec les sciences physiques : cela ne rend pas l’économie moins pertinente, rigoureuse ou valable, cela la rend différente.
Par ailleurs, une autre raison contredirait un rapprochement entre science économique et sciences physiques. François Bourguignon[ref] est clair sur ce point : « l’économie est une science sociale, le nier serait absolument ridicule ». Partant, elle étudie des comportements humains. À la différence de la physique, et cela rend parfois les études bien plus compliquées car un paramètre crucial supplémentaire apparaît, de tels comportements sont dépendants de « la façon dont ils conçoivent que le système fonctionne ». Le mouvement d’une planète dans le système solaire obéit à des lois et la trajectoire ne va pas être modifiée suivant la façon dont la planète perçoit l’organisation de système solaire ou le fonctionnement des lois physiques. L’évolution de l’économie en revanche peut amener à changer le regard que les agents individuels et collectifs posent sur la façon dont elle se comporte et les règles qui l’organisent, modifiant de fait le fonctionnement même de l’économie. C’est un cercle d’influence que met en lumière François Bourguignon[ref], une boucle de rétro-action analogue à ce qui peut exister en dynamique des systèmes physiques ou en contrôle biologique, mais avec le point fondamental que ce sont des ressorts psychologiques qui sous-tendent une évolution de ce type en économie : la perception du système le modifie.
Enfin, il est remarquable de noter l’interdisciplinarité dont nous sommes aujourd’hui témoins. Les frontières artificielles tracées entre les différentes sciences tendent à s’atténuer, chacune trouvant des inspirations de méthodes ou de savoirs chez d’autres. Si l’économie, avec le recours aux RCT, emprunte la voie des sciences expérimentales telles que la physique ou la biologie, les sciences expérimentales sont également influencées de leur côté par l’économie. Une nouvelle branche à la croisée de la physique et de l’économie, baptisée l’éconophysique, qui s’attache à résoudre des problèmes économiques en appliquant des méthodes de physique statistique, notamment des modèles stochastiques. L’avènement des RCT en matière d’évaluation des politiques sociales serait donc le signe d’une multidisciplinarité croissante d’une science bouillonnante en permanente évolution. Certains y verront un atout à même de produire des résultats inédits utiles à tous, d’autres accuseront les sciences expérimentales de faire rentrer l’humain et l’imprévisible au sein d’une structure déterministe ou l’économie de s’abandonner à une objectivisation destructrice et aliénante des comportements sociaux.