Les tenants du recours plus ou moins systématique aux RCT, dont les figures de proue sont Esther Duflo et ses collaborateurs, défendent bien souvent leur démarche par l’appel à l’objectivité. Les RCT ne feraient pas débat en ce sens qu’ils produisent des données factuelles permettant d’évaluer précisément l’effet de tel ou tel programme. La revendication d’une telle objectivité pose alors la question de la pertinence de la décision politique. Le risque serait en effet de dépolitiser totalement l’économie en ayant recours aux RCT avant toute orientation décisionnelle, sous couvert de production scientifique et empirique non contestable. Pourtant, beaucoup rappellent l’importance de la politique dans la gestion et la résolution de problèmes de pauvreté, notamment François Bourguignon[ref] qui pose la question de savoir « comment agir de l’intérieur ou de l’extérieur sur un système politique qui enfonce une région dans un cercle vicieux de pauvreté », avant de conclure qu’on « aboutit à reconnaître que l’économie politique joue un rôle central considérable ». Il semblerait que les promoteurs des RCT, Esther Duflo en tête, s’intéressent davantage à la façon de mettre en place un certain nombre de politiques qui feraient consensus, notamment l’application des objectifs du millénaire[ref] donnés pour l’horizon 2015, plutôt qu’aux politiques elles-mêmes. Le chercheur que l’on a interrogé et qui a souhaité rester anonyme[ref] se montre critique à l’égard de cette approbation peut-être précipitée du type de politiques à déployer.
« « Tout le monde est d’accord sur les objectifs. Le problème, nous dit Esther Duflo, est technique : comment faire ? » Les choix politiques sont là a priori, la question devient déjà celle des moyens de leur réalisation. Selon moi, il y a un problème initial politique, voire philosophique : non, nous ne sommes pas tous d’accord. La question de la santé en Afrique, la question de la faim dans le monde pourraient être résolues s’il y avait une volonté politique suffisante de s’attaquer à des problèmes d’ordre économique liés aux dérives d’un certain capitalisme par exemple. Seulement, il y a un refus d’entrer dans cette sphère-là en pensant que la science à elle seule pourra apporter les meilleures réponses. »
On peut interpréter cette intervention comme la volonté de faire remarquer que les RCT s’inscrivent dans un cadre de politique économique défini par des règles internationales, des institutions, des filières, des législations qui ne peuvent être contestées, et qu’au sein même de ce cadre il est possible d’évaluer des programmes ; ce chercheur semble soulever le problème de la véritable utilité des RCT qui ne semble qu’entériner ce que nous pourrions appeler « le capitalisme mondial ». Le souci de procéder à des évaluations d’impact pour déterminer quel est le meilleur programme à mettre en œuvre relèverait alors davantage d’un artifice cosmétique évacuant les véritables questions de fond de fonctionnement de l’économie mondiale. Un autre aspect mis en avant par ce même chercheur est la prise de pouvoir de la science aux dépens du politique, puisque les RCT seraient normatives de ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Aussi revient-il sur le fantasme scientiste en ces termes :
« Il nous est suggéré que c’est encore la science qui gouvernerait le mieux, à travers l’espérance d’une science désincarnée et dépolitisée, qui relève à mon avis d’une vision fantasmée de la nature de la médecine ou de la physique. Les études sociologiques conduites à propos des sciences expérimentales montrent en effet qu’il n’existe pas de science désincarnée. Il y a chez les randomistas une manière de faire de la recherche, un certain nombre d’orientations ; il y a l’idée qu’on peut soustraire les politiques publiques de développement aux considérations politiques, avec l’idée derrière de la science comme guide. Ils auraient montré que telle politique publique était la meilleure donc il faut nécessairement l’appliquer. C’est de la science, ce n’est plus de la politique. Cela ne signifie pas en soi que ce qu’ils font n’est pas valable, mais penser qu’on peut s’abstraire du politique me semble chimérique. »
La crainte révélée ici est celle de la disparition du politique au profit d’une technocratie scientifique fondée sur une prétendue production de données factuelles non contestable, rendant de fait caduque tout appel à la décision politique. Le chercheur interrogé précise qu’il ne faut jamais être caricatural : cela ne signifie pas que c’est la pensée de tous les randomistas, encore moins un projet de leur part ; il y voit plutôt une dérive potentielle d’une méthode objectiviste qui nierait l’importance du choix d’orientations.
Le J-PAL s’inscrit bien entendu en faux de ce type d’analyse. Ilf Bencheikh[ref] tient ainsi à préciser que les chercheurs et les collaborateurs du J-PAL ne sont pas “les éminences grises qui tirent les marionnettes des décideurs politiques ». Plus encore, dans l’hypothèse où des gouvernements démocratiques décideraient d’aller à l’encontre de résultats donnés par des évaluations randomisées, le J-PAL ne conteste alors en rien la légitimité de la décision. Ilf Bencheikh[ref] toujours précise en effet que « c’est le jeu des démocraties » et qu’il est hors de question de « se plaindre qu’il y ait des élections ». Pourtant, on trouve ici davantage une contestation d’une supposée influence directe des chercheurs affiliés sur les décideurs politiques qu’un rôle passif et implicite de diffusion d’une certaine conception de la politique économique. Enfin, une citation d’Esther Duflo est intéressante à étudier. À l’occasion d’une conférence, elle cite Franklin D. Roosevelt : « The country needs and –unless I mistake its temper– the country demands bold persistent experimentation. It is common sense to take a method and try it if it fails admit it frankly and try another. But above all try something. » En reprenant à son compte la louange des expérimentations par Roosevelt qui apparaît ici comme la figure tutélaire du décideur politique, elle replace la politique sur le devant la scène. Il ne faut pas perdre de vue que les RCT sont conçus pour évaluer la pertinence et l’efficacité d’un programme ; l’objectif initial implicite est donc bien de déterminer quelles sont les bonnes politiques publiques à mettre en œuvre.
On voit toute la complexité qu’il y a de réduire la pensée d’un courant à des positions tranchées. Ce que semble révéler cette analyse, c’est la possible schizophrénie d’un mouvement dont la méthode produit hypothétiquement des effets non prévus et non voulus (en l’occurrence, une dépolitisation supposée à rebours de la volonté d’Esther Duflo et du J-PAL). Au bilan, pour Bernard Gomel et Évelyne Serverin[ref], « la raison expérimentale ne s’est pas substituée à la décision politique, et elle ne le pouvait pas ». C’est le constat d’une double caractéristique : l’incapacité intrinsèque de la méthode expérimentale à prendre le pas sur le processus politique d’un côté, de l’autre l’échec à y parvenir dans l’hypothèse où serait fait état d’un tel désir.