Une controverse peu médiatisée
La controverse autour de l’utilisation des RCT en économie du développement reste assez fermée et contenue dans le milieu de la recherche en économie du développement. Le principal vecteur de communication et d’échange reste la littérature scientifique qui semble devenir une véritable arène. Pourtant la sphère publique est directement concernée par ces travaux : d’abord parce qu’ils se veulent représentatifs d’une économie pourvoyeuse de vérité et propre à guider les politiques publiques, ensuite parce que les financements publics (au travers des agences pour le développement) sont bien souvent les bailleurs de fonds de ces expériences, au moins en partie lors de financements multilatéraux. Mais la technicité de l’économie du développement et la distance vis-à-vis des pays directement concernés n’en font pas un sujet majeur pour le public. Aussi, lorsqu’il s’agit de promouvoir les RCT auprès d’une audience non spécialiste, l’essentiel de la communication des RCT passe par une vulgarisation pour toucher les décideurs politiques et les éventuelles organisations intéressées par les RCT. Ilf Bencheikh[ref], directeur adjoint du J-PAL Europe, exprime bien ce souci d’ouverture :
« Nous mettons [les résultats des expériences] dans le domaine public, ils sont publiés dans les revues académiques qui sont souvent des revues économiques. Le fait d’utiliser un site web permet de viser un plus large public, qui reste quand même principalement les décideurs politiques, les organisations internationales. »
Une communication centrée sur quelques visages
Le J-PAL, porté par une nouvelle génération de chercheurs, a recours à une communication extérieure importante de vulgarisation pour répondre aux besoins de financements administratifs d’appui auprès de nouveaux acteurs, comme les fondations privées ou les fonds multilatéraux. Dans cette optique, viser un public large et médiatiser les chercheurs est une stratégie possible. Pour Florent Bédécarrats[ref] , les racines américaines des RCT (MIT, J-PAL) ont certainement contribué au choix de cette stratégie de communication qui s’intègre totalement dans le business model du J-PAL .
« Ce n’est pas vraiment nouveau, ça a toujours été un peu le cas. Les prix Nobel sont un peu dans cette logique, et les universités américaines aussi avec par exemple les petites vidéos en ligne du MIT, de Stanford. Il y a une véritable mise en scène de la recherche. Les différents business model viennent aussi de la diversité des modèles culturels : la manière de construire les icônes n’est pas la même selon les bases culturelles. En France il y a une notion de noblesse d’une recherche un peu éthérée. Les RCT sont à cheval entre les deux côtés de l’Atlantique et jouent là-dessus pour construire une iconographie. Ce modèle n’est donc, pour moi, pas propre aux RCT ni à la science : il participe d’une dynamique institutionnelle et culturelle occidentale du XXe siècle. »
Pour créer une dynamique autour de ces recherches en économie du développement, on assiste également à une focalisation autour de quelques visages académiquement reconnus et co-auteurs de très nombreux papiers dont les meneurs sont Esther Duflo et Abhijit Banerjee, reprenant ainsi le modèle qui a fait le succès de la micro-finance avec une communication très focalisée sur la personne d’Amartya Sen. Pour Florent Bédécarrats, la mise en exergue des RCT repose dangereusement sur ces personnalités et leur communication.
« La personnification a joué un rôle important et est utilisée comme un argument de vente. C’est un énorme risque de réputation : un secteur entier, un courant de recherche extrêmement composite, met sur un piédestal une personnalité, et lie ainsi son destin à la crédibilité de cette personne-là. Je pense que Mme Duflo est quelqu’un de très compétent mais regardez le nombre d’évaluations qu’elle suit. C’est vertigineux. Quand on connait l’ampleur des activités que ça requiert ! Personnellement, je m’interroge un peu sur l’emballement de la machine et sur les difficultés que ça va inévitablement susciter. Par ailleurs, concernant le côté médiatique, les médias sont extrêmement versatiles, ils adorent avoir une personnalité à mettre en exergue et ils adorent la vouer aux gémonies un peu plus tard. »
Au J-PAL pourtant, on réfute ce choix de stratégie : la médiatisation apparaît comme un emballement non désiré de la machine, la popularité et le succès des méthodes quantitatives dans la capacité à attirer des financements aujourd’hui seraient à dissocier de la personnification autour des figures des RCT, notamment Esther Duflo, comme l’affirme Ilf Bencheikh :
« Il est difficile de pondérer l’importance d’un individu dans un réseau de 90 personnes. L’importance accordée à la personne d’Esther Duflo peut être excessive et elle est la première à le dire. Au sein de l’essor du J-PAL, un certain nombre d’éléments ont fait qu’Esther Duflo est devenue la figure emblématique. Les médias l’ont adorée et ça a eu une répercussion énorme. [...] Cela étant, d’autres économistes ont fait des travaux remarquables dans le réseau et l’ultra personnalisation est quelque chose qui ne nous plaît pas. »
Une des retombées de cette médiatisation est la problématique des sources de financements. On peut penser que la personnification d’Esther Duflo, mise en scène ou non selon les points de vue, permet dans une large mesure de populariser la méthode, de faire connaître le J-PAL et, partant, de permettre une levée de fonds plus conséquente. Là encore, le J-PAL, s’il ne se plaint pas du fait qu’Esther Duflo permet de médiatiser le réseau tout en niant une orchestration de la publicité, considère davantage les financements comme le résultat d’une approbation de fond de la méthode que comme des retombées collatérales superficielles. Pour Ilf Bencheikh toujours :
« [L'impact de la médiatisation sur les financements] n’est pas très clair car les financements ont précédé la médiatisation, en particulier pour le financement de Jamil. Par contre cela a engendré une augmentation d’audience assez forte, y compris dans le milieu institutionnel de l’aide au développement, sur la méthode et ses résultats. La Banque mondiale a embrayé, DFID aussi. Il y a eu un phénomène d’essor de la méthode d’évaluation d’impact qui a permis à des gens de financer des projets : c’est un cercle vertueux qui ne tient pas qu’à la personne d’Esther Duflo. »
Une communication fondée sur les résultats et sur leur efficacité
La stratégie de communication des RCT met en avant le réalisme des projets menés et l’impact direct de ceux-ci pour faire reculer la pauvreté. Cela traduit une nouvelle conception de la pauvreté et de la lutte contre la pauvreté, pas à pas, ainsi que le montre cet exemple cité par Esther Duflo lors d’une conférence TED :
« Donc, on ne peut pas encore supprimer complètement la pauvreté mais nous pouvons commencer. Peut-être qu’on commence avec des petites choses que nous savons être efficaces. Voilà un exemple de comment cela peut être fort. Vermifuger. Les vers ne font pas la une des journaux. Ils ne sont pas beaux et ils ne tuent personne. Pourtant quand les jeunes dirigeants du monde ont vu à Davos les chiffres que je viens de vous montrer, ils ont lancé une initiative intitulée “Deworm The World” (Vermifuger le monde). Grâce à cette campagne et aux efforts de nombreux gouvernements et fondations, 20 millions d’enfants en âge scolaire ont été vermifugés en 2009. Cette preuve est forte. Elle peut pousser à l’action. »
Ainsi, la communication s’oriente sur la forte validité des résultats des expériences, sur les connaissances créées, mais surtout sur l’impact produit par l’évaluation d’un processus. Cela s’inscrit directement dans la dynamique majoritairement anglo-saxonne qui veut maximiser l’efficacité de chaque dollar donné selon le concept « d’altruisme efficace » porté par des organisations telles que le Consensus de Copenhague, GiveWell, Giving What We Can, Evidence Action. Cette orientation résolument pragmatique de la recherche permet d’augmenter l’attrait des fondations privées (Gates, Citi, Hewlett) qui s’inscrivent dans ce mouvement. Une communication à double sens s’établit alors entre les chercheurs qui encouragent, suite aux expériences, les différentes associations et initiatives efficaces, ces dernières mettant ensuite en avant les résultats positifs des expériences et la méthode des RCT comme une référence pour juger de l’efficacité d’un dispositif d’aide au développement et augmenter ainsi leur crédibilité.
Une communication amplificatrice
Communiquer à l’extérieur de la littérature scientifique force aussi à la vulgarisation des thématiques et des enjeux liés aux RCT, et ainsi à une plus grande polarisation des positions des acteurs au cœur du débat. De plus, l’importante domination des RCT dans les publications scientifiques majeures peut forcer les courants plus minoritaires s’opposant aux RCT à durcir leur critique pour être entendu dans des sphères plus larges et échapper aux effets d’éviction dans les publications scientifiques notamment. La polarisation et la caricature qui ressortent des discours vulgarisés amplifient le débat et limitent les possibilités de rapprochement et de conciliation des différentes théories comme l’explique Ilf Bencheikh en prenant l’exemple de la publication des résultats des expériences sur les CV anonymes.
« Ces résultats sont intéressants mais subtils. [...] Si vous avez une page dans Le Monde pour l’expliquer, vous y arrivez à peu près. Si vous avez dix secondes à la radio, c’est déjà beaucoup plus dur. Ceci témoigne de la difficulté des chercheurs qui essaient de se confronter au monde réel, et de ne pas rester dans la publication académique. Il est beaucoup plus facile de rester entre pairs, de faire un très bel article sur le CV anonyme qui est lu par cinquante personnes dans le monde qui trouvent cela absolument génial. Mais vous ne vous confrontez pas à la difficulté du débat public qui est forcément simplificateur, et souvent malhonnête sur des questions sensibles. »
Pourtant, Florent Bédécarrats souligne la volonté pour les tenants des RCT de continuer à vulgariser et à mettre en avant la simplicité de la méthode des RCT, malgré les polarisations et les excès qui en découlent. Alors que les études par assignation aléatoire durent plusieurs années et demandent des validations et des traitements statistiques importants pour en extraire toute la scientificité, c’est un sentiment de simplicité qui apparaît dans la communication des chercheurs, leurs papiers ou leurs apparitions publics étant l’occasion de faire part de cautionnary tales, c’est-à-dire d’anecdotes et de discussions venant du terrain pour schématiser les résultats.
« Par rapport à ces modes, il y a de gros enjeux sur la simplification du discours, sur la création de comptes moraux ou encore de cautionary tales. Ces anecdotes ou formules qui ressortent partout afin d’expliquer les choses simplement en deux ou trois termes favorisent aussi la polarisation. Lorsque vous êtes spécialiste de la question vous comprenez que c’est plus complexe. Cependant, dès lors qu’on vous fait intervenir en tant que spécialiste face à des gens qui ne le sont pas, vous reprenez les arguments schématiques pour marquer les esprits et faire passer votre point de vue. Cette démarche de simplification est inhérente à l’augmentation de visibilité de la controverse, bien qu’on ne parle pas non plus ici de l’espace public. Elle a tendance à favoriser le côté caricatural. »