Si l’on s’en tient aux thèses développées par l’économiste Frédéric Bastiat, ou encore Vance Packard, il semblerait que le consommateur n’ait rationnellement pas intérêt à ce que les producteurs pratiquent l’obsolescence.
Toutefois, un raisonnement en terme de coût d’opportunité et taux d’actualisation peut aussi inciter le consommateur à préférer changer son appareil alors que celui-ci est encore en état de marche, ou décider un rachat à neuf plutôt qu’une réparation lorsque celui-ci tombe en panne.
La position du consommateur est ambivalente et semble suivre sur le plan technique, un processus nettement moins mécanique et bien plus subjectif que l’arbitrage effectué par le producteur.
Si l’on s’en réfère à la thèse de l’économiste français Frédéric Bastiat et sa théorie du sophisme de la vitre cassée, le remplacement intempestif d’un produit encore en état de fonctionner ne maximiserait pas l’utilité du consommateur qui au lieu de pouvoir jouir de son ancien bien ‘A’ et de plusieurs autres achetés grâce à l’argent qui lui aurait permis de le remplacer, se contente d’allouer ses revenus à l’achat d’un seul et unique bien ‘A-bis’. De plus, selon lui, cette destruction, au lieu de profiter à plusieurs producteurs, ne profite qu’à l’unique industriel qui remplacera le bien ‘A’.
Toutefois, à ce dernier point, on pourrait opposer une vision circuitiste de l’économie faisant référence à la théorie du multiplicateur keynésien où l’idée que les dépenses des uns font les revenus des autres. Dans cette vision, on ne considère que la somme dépensée indépendamment de l’allocation. Autrement dit que j’achète une vitre à 30euros ou un jean à 20euros et un vase à 10euros, je dépense toujours la même somme de 30euros qui représentera un revenu de 30euros pour un vendeur dans le premier cas, de 10 et 20euros pour deux agents différents dans le second cas. À leur tour, ces agents dépenseront une partie de leur revenu dans une proportion fixe (appelée propension à consommer), et épargneront l’autre. On comprend que dans la mesure où les dépenses -et donc indirectement l’épargne- dépendent du revenu, plus le revenu de l’individu sera important, plus ses dépenses seront conséquentes et représenteront un revenu important pour d’autres producteurs. En ce sens, l’économie bénéficierait davantage de dépenses massives et groupées vers un agent, qu’une multitude de petits achats.
Mais en termes de maximisation de ses préférences -et c’est bien là que se situe la thèse de J.Bastiat-, le consommateur se retrouvera immanquablement avec une quantité de biens inférieure à celle qu’il aurait eu dans le cas d’une allocation de ses ressources différentes, aspect qui peut agir dans le sens inverse de son utilité, si sa préférence est plus marquée sur les autres biens que sur le bien ‘A’.
Frédéric Bastiat présente son argumentaire de la manière suivante : posant le personnage de Jacques Bonhomme, il imagine que le fils de ce dernier casse une vitre de la maison. Les 6 francs utilisés pour remplacer la vitre profitent alors directement au vitrier dépêché pour réparer les dégâts, mais pas à l’ensemble de l’économie nous dit Bastiat. Dans une logique statique, on aurait pu allouer cette somme à d’autres biens.
Il ajoute de plus – et c’est le point qui ici nous intéresse- que cette option n’œuvre pas à la maximisation de l’utilité du consommateur, puisque au lieu de jouir d’une vitre et d’une paire de chaussure, le fils n’a qu’une vitre. Ainsi, l’argent utilisé pour le remplacement d’objets en état de fonctionner ou qui auraient pu avoir une vie plus longue n’est, par définition, pas utilisé ailleurs. Pour reprendre l’expression de Bastiat dans le chapitre I de Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas :
« la société perd la valeur des objets inutilement détruits »
Cette histoire illustrant la théorie de Bastiat, bien que présentant certaines limites mises en lumière par la théorie keynésienne sur le plan macro-économique, souligne pourtant un point intéressant pour le consommateur. Car si effectivement, l’impossibilité d’acheter avec les 6 francs de la vitre autre chose qu’une vitre peut ne poser aucun problème à l’individu qui place le fait d’avoir une nouvelle vitre au sommet de ses préférences, elle constitue pour tous les autres individus une nouvelle contrainte qui les empêche d’accéder au bien qu’ils considèrent comme préférable.
Autrement dit, dans le cadre de l’obsolescence programmée, la réduction artificielle de la durée de vie d’un objet contraint le consommateur à revoir ses préférences de court terme, et ce d’autant plus que son bien se trouve être un bien de première nécessité. En ce sens, le consommateur ne trouverait pas d’intérêt à une telle pratique, puisque cette dernière lui ôterait la possibilité de consommer un autre produit que le produit qui doit remplacer sa machine à laver, son lave-vaisselle, etc.
Mais en prenant le contre-pieds de cette vision, il est possible de mentionner la baisse des coûts permise structurellement par la pratique de l’obsolescence due à une diminution de la qualité qui se répercute sur les prix, les salaires ou les investissements. Ainsi, sur tous les autres biens non nécessaires, la pratique de l’obsolescence peut être un moyen pour les consommateurs de consommer plus, plus souvent, en ayant accès à de nouvelles choses et ainsi de créer de nouvelles habitudes certainement moins exigeantes du fait de leur institution récente et peu durable, et donc plus faciles à combler. Avec l’obsolescence et la baisse des prix, c’est tout un ensemble de nouveaux arbitrages qui s’offrent au consommateur.
D’autre part, dans un arbitrage coût/avantage, il peut être plus intéressant pour un consommateur de remplacer un produit plutôt que de le faire réparer si le coût de réparation excède, ou n’est pas suffisamment inférieur au prix d’un produit neuf.
La description précédente est précisément la description épurée de notre société de consommation si fortement critiquée aujourd’hui. C’est notamment l’économiste américain Vance Packard qui nous présente des aspects critiquables de cette société d’opulence qu’il cherche à dénoncer. Il imagine une ville du futur caractérisée par l’abondance : Cornucopiacity, où tout serait éphémère, où l’on jetterait à foison des produits encore utilisables, mais où cela ne poserait pas de problème car il y aurait encore d’énormes réserves. Des valeurs nouvelles accompagneraient le développement de cette société d’abondance :
- l’hédonisme
- la satisfaction de soi
- la passivité
- la généralisation de comportements voraces, impulsifs et gaspilleurs.
Mais Vance Packard souligne aussi le coût social d’un tel système :
- désagrégation de la structure familiale
- l’égoïsme et le cynisme comme maitre mot des hommes d’affaire
- désagrégation de bons nombres de liens sociaux qui pousserait la société dans une forme d’anomie durkheimienne
Ainsi, derrière les aspects économiquement attrayants d’une consommation généralisée, se cacheraient aussi des coûts socialement très élevés pour chaque individu ce qui prouverait par là même le désintérêt qu’aurait le consommateur à voir se généraliser la pratique de l’obsolescence.
Si sans doute, cette vision est quelque peu extrême, ne serait-ce que parce que le producteur est lui aussi un consommateur et un père de famille, elle a néanmoins le mérite de souligner que tout n’est pas qu’une question de coûts financiers et que derrière l’arbitrage revenu/plaisir, se cache aussi tout un ensemble complexe de relations et de rapports sociaux.
Selon ces écrits, il apparaitrait donc que le coût d’une pratique généralisée de l’obsolescence soit pour le consommateur bien supérieur à celui de son gain.