Avec son rapport de 2006, le FAO a donc tiré sur le signal d’alarme. Les différents acteurs et notamment les médias ont, dès le début, proposé différentes solutions afin de remédier au problème des émissions de gaz à effet de serre dans l’élevage. Mais un premier problème déclenche alors la controverse, celui des méthodes de mesure. En effet, les acteurs n’utilisent pas tous les mêmes méthodes afin de mesurer les coûts économiques et environnementaux de l’élevage, ce qui conditionne la diversité des solutions proposées.
Les problèmes de mesure de l’impact de l’élevage sur les émissions de gaz à effet de serre
En effet, comment proposer des solutions d’aménagement de l’agriculture et de l’élevage sans s’appuyer sur des chiffres précis ? Afin de mesurer l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre des différentes solutions, les scientifiques et les agriculteurs ont eu besoin de chiffres fiables sur lesquels s’appuyer.
« D’un point de vue général, la controverse, en tout cas pour ce qui concerne mon secteur, nait et s’entretient à travers deux grands courants : le premier étant l’évaluation »
Or, la mesure des chiffres concernant l’environnement et l’aspect économique de l’élevage pose justement problème. À la page 29 de son rapport “Livestock long shadow”, la FAO elle-même précise que “La variété des systèmes de production et des interactions rendent l’analyse de l’interface élevage-environnement complexe et parfois controversée”.
La question qui se pose est donc la suivante : Comment la FAO et les autres institutions scientifiques mesurent-elles les émissions de gaz à effet de serre au sein de l’élevage ?
La mesure de l’impact réel de l’élevage sur les émissions de gaz à effet de serre
Mesurer les émissions de gaz à effet de serre dans le cadre de l’élevage pose un premier problème: à partir de quand les émissions sont-elles dépendantes de l’élevage? Autrement dit, il existe une limite entre les émissions directes, qui sont celles dues à l’activité même d’élevage de bétail; et les émissions indirectes, qui entourent l’activité de l’élevage sans pour autant lui être inhérente (transport, consommation d’énergie de l’atelier par exemple). Ces dernières sont plus difficiles à comptabiliser car elles peuvent être liées à d’autres activités que celle de l’élevage.
La mesure des émissions indirectes
Les calculs de la FAO concernant l’élevage et son impact environnemental ont fait l’objet de nombreuses critiques, notamment dans le choix des variables étudiées, et de l’échelle à laquelle cette étude a été faite. Elle comptabilisait ainsi dans son rapport de 2006 la déforestation qui serait liée à l’élevage, bien que cette dernière ne soit pas une donnée sûre, et également le transport de la viande. Ces deux dernières données correspondent à des émissions indirectes et relativement incertaines, et influent fortement sur le chiffre de 18% d’émissions de GES par l’élevage.
En particulier, le poids de la déforestation sus-cité pour extension du pâturage et des cultures fourragères contribue à 34% des émissions de GES liées à l’alimentation animale (“L’ombre portée à l’élevage”, p126).
Ce chiffre est lié notamment à la forte augmentation de la production de soja, nécessaire pour nourrir le bétail (voir Capture d’écran de la figure 2.8 du rapport “L’ombre portée à l’élevage”, p47).
Cependant, il est difficile de généraliser cet impact: tous les types d’élevage n’ont pas la même demande d’intrants en soja, de même qu’ils n’exigent pas tous une déforestation accrue.
« le soja est moins irremplaçable en bovins viande car on a réussi à créer des cocktails luzerne et lin ou même herbe de printemps : il y a différentes coupes dans l’herbe et ce qu’on appelle l’herbe jeune de printemps apporte la même nutrition que du lin ou de la luzerne. Donc en résumé il y a des éleveurs de bovins viande qui sont complètement autonomes c’est à dire qu’ils cultivent eux même la luzerne et le lin et il n’y a donc pas d’imports. »
Source: Entretien avec un chargé de communication sur la viande
Ces chiffres homogénéisés sont ainsi remis en cause dans le cadre du système d’élevage français. Dans la fiche de synthèse “Elevage, viande et développement durable : chiffres clefs” produit par le Centre d’Information des Viandes (CIV) en novembre 2011, la base de données de l’Institut faisait valoir que 90% en moyenne de l’alimentation des bovins était produite sur l’exploitation, et que l’herbe représentait en moyenne 60% de la ration alimentaire des bovins. Par ailleurs, certaines de leurs conclusions semblaient même aller à l’encontre de celles mises en avant par le rapport de la FAO: ainsi, en France, d’après les statistiques agricoles de l’Agreste, l’agriculture perdrait en moyenne l’équivalent d’un département au profit de l’urbanisation et de la forêt.
La confrontation de ces deux ensembles de données montre bien le caractère controversé de la mesure des émissions de GES. En effet, la fiche technique du CIV est une réponse quasi-directe aux différentes accusations portées à l’élevage, qui d’ailleurs montre bien une des problématiques associée à la mesure de son impact environnemental: la définition du cadre de mesure, et l’homogénéisation de données qui ne sont pas forcément représentatives sur l’ensemble des systèmes d’élevage.
La FAO, qui avait déjà fait une différentiation des systèmes d’élevage dans son rapport de 2006, a d’ailleurs mis ce point en exergue dans un second rapport publié en 2013, “Tackling Climate change througt livestock”. Dans ce dernier, elle est revenue sur le chiffre d’émission de GES liés à l’élevage, qui passe de 18 à 14,5%. Cette évolution est significative du tâtonnement qui existe, même dans les instances les plus reconnues, pour émettre une mesure qui soit réaliste, et aussi multidimensionnelle, de l’élevage. En effet, les auteurs du dernier rapport ont plus insisté sur le fait que les initiatives à prendre en matière de réduction des émissions de GES dans l’élevage doivent être contingentes au système déjà en place, et aux contraintes locales.
La mesure des émissions directes
Les émissions directes sont celles qui sont directement liées à la pratique de l’élevage. A ce propos, il semble y avoir un consensus concernant les variables qui entraînent des émissions de GES. Le débat se situe plutôt sur la prise en compte totale des activités de l’élevage, dont certaines ont des capacités de stockage du carbone.
Dans “Clearing the air: Livestock’s contribution to climate change”, M. Pitesky, K, Stackhouse et F.Mitloehner mettent en évidence les principaux déterminants des émissions de GES de l’élevage:
- La fermentation entérique des vaches: elle serait due à 73% des émissions de méthane par l’élevage.
- L’utilisation d’intrants en complément alimentaire: dans des élevages où le bétail est nourri avec des céréales, le système est déséquilibré car le blé est riche en apports énergétiques, mais faiblement concentré en azote. Les compléments azotés viennent rééquilibrer le système, d’après l’analyse de Michel Journet.
- Les déjections animales: elles produisent du méthane (CH4) via une décomposition anaérobique, et de l’azote via la nitrification.
- La consommation électrique de la ferme: elle est d’autant plus forte que l’élevage est mécanisé.
Cependant, au delà de ces variables, la question se pose de savoir si ce sont les seules, et notamment s’il n’y en a pas d’autres qui pourraient, au contraire, diminuer l’impact de l’élevage dans les émissions de GES. Cela explique l’émergence de méthodes de mesures alternatives, qui sont multi-critères ou durables.
Caractéristiques des méthodes de calcul alternatives
Le pôle environnement d’INTERBEV, ouvert suite à la polémique déclenchée par le rapport de la FAO en 2006, défend ainsi un système de mesure multi-varié. Cette revendication a émané de la critique du calcul du bilan carbone, considéré comme grossier, tandis que la méthode AVC, si elle est bien adaptée au monde industriel, ne prend pas en compte les cycles de vie biologiques.
INTERBEV a cherché à adapter cette méthodologie au monde agricole et à prendre en compte le stockage de carbone, particulièrement développé dans les systèmes d’élevage herbagés français. En effet, dans certaines prairies, les émissions dues à l’élevage pourraient être compensées de 30 à 50% par le stockage du CO2.
Cette méthode s’accompagne de la défense d’une analyse multi-critère. La question des émissions de GES de l’élevage ne se pose pas de façon isolée, comme cela a pu être le cas aux Etats-Unis, où le système ultra-spécialisé permet de les réduire, mais sans prendre en compte les autres conséquences écologiques des feed-lots jusqu’à présent. L’analyse multi-critère présente l’intérêt pour les éleveurs français de faire valoir des territoires bien intégrés dans le paysage national, qui, sans égaler les faibles taux d’émissions des Etats-Unis peuvent mobiliser d’autres facteurs (qualité de l’eau, agro-écologie, biodiversité, cercle vertueux de l’élevage).
« La dernière publication en date, sur le CIRAD, casse le dogme de la FAO qui disait qu’un élevage intensif sera forcément plus efficient au niveau de l’environnement qu’un élevage extensif. Ils ont appliqué une méthode multicritère qui prend en compte les gaz, l’impact sur la biodiversité, les facteurs sociaux, et il montre que l’élevage extensif du Mali est plus efficient qu’un élevage intensif de la Réunion ou semi-intensif en Bretagne «
Source: Entretien avec un chargé de communication sur la viande
On retrouve à travers cet exemple la difficulté que présente la mesure dans le contexte très hétérogène qu’est le monde de l’élevage. La définition des critères saillants de durabilité d’un système n’est pas indépendante du contexte dans lequel on le construit: si les États-Unis ont intérêt à faire valoir leurs bons “scores” en matière de réduction des émissions de méthane, la France aurait plutôt intérêt à multiplier les critères d’influence en mettant en valeur l’intégration des systèmes d’élevage dans le paysage français, ainsi que la taille modeste des cheptels (des exploitations de taille modeste, comprenant en moyenne 50 animaux).
La question de la durabilité cristallise donc la définition des méthodes de calcul des émissions de GES.
« Il n’y a rien qui ne caractérise de façon globale la durabilité de l’exploitation: on dit qu’il ne faut pas d’effet négatif, il ne faut pas polluer, il ne faut pas d’effet de serre, il faut maintenir la biodiversité, donc actuellement on sait qu’il ne faut pas faire ça. Mais ce qui est important c’est de dire quel est le meilleur système de fonctionnement agronomique qui permette de fonctionner »
Source: Entretien avec Michel Journet
Michel Journet (chercheur retraité de l’INRA) et André Pochon (fondateur du CEDAPA) ont ainsi développé dans ce cadre un indicateur, nommé PAEP, pour Production Végétale, Autonomie, Efficacité et Pérennité. Cet indicateur repose sur une vision de l’élevage en circuit, qui pour être durable doit être équilibré. Un système durable est un système qui n’a pas besoin de ressources extérieures, qui se contente au maximum des ressources atmosphériques, et dont les déchets sont recyclés par le sol. Dans ce cadre, il s’agit aussi, plutôt que de préciser toujours plus les variables, de les regrouper autour de grandes catégories pour voir quels sont les postes les plus importants. En l’occurrence, cet indicateur met en lumière que c’est la consommation des énergies fossiles qui font fonctionner l’élevage qui sont les plus coûteuses en terme d’émissions de GES dans l’élevage.
Ces outils de mesure défendus par différents acteurs n’ont pas du tout les mêmes conclusions, que ce soit en terme d’impact d’élevage dans les émissions de GES, mais également concernant les variables déterminantes dans ce système. Ces conclusions divergentes n’impliquent pas les mêmes solutions proposées pour diminuer les émissions de GES de l’élevage, mais également dans leur évaluation.