Quelles limites des études menées sont mises en avant par les experts auprès des gouvernements ?
En réalité, les objections soulevées ne consistent pas en une simple remise en cause de la dangerosité de l’utilisation des farines animales de catégorie 3 pour nourrir les poissons d’élevage. En effet, il a été montré dans de nombreuses études sur lesquelles s’est appuyée la décision de la Commission Européenne que le fait de les utiliser dans l’alimentation des poissons était sans risque pour leur santé comme pour celle des hommes les consommant ensuite. (Comment les PAT sont-elles produites ?)
Néanmoins, ces études ne prenaient que peu voire pas en compte les problèmes liés à la logistique et au conditionnement des farines animales. C’est d’ailleurs ce qui conduit l’ANSES à publier en octobre 2011 son rapport d’expertise sur l’utilisation des farines animales dans l’alimentation des poissons, volailles et porcs. Il s’agit d’une réponse à la feuille de route publiée par la Commission Européenne en 2010 donnant l’orientation de leur politique pendant les cinq prochaines années. Le projet de réintroduction des farines animales y figurait donc explicitement.
Ce rapport a été rédigé par un comité d’experts sur les questions sanitaires et logistiques rassemblé par l’ANSES spécialement pour sa rédaction. Les conclusions de ce rapport mentionnent clairement qu’il existe des conditions préalables à la réintroduction des farines animales à savoir notamment l’étanchéité des filières produisant et utilisant les PAT et celles s’occupant de l’identification de ces produits selon les espèces d’animaux d’origine, cela afin de minimiser les risques de fraude ou d’abus et de faciliter les contrôles et la transparence. De plus, à la date de la rédaction de ce rapport, la spécialisation des filières par espèce (nécessaire au bon cloisonnement des farines animales selon les espèces) demeurait incomplète et les méthodes analytiques de contrôle des espèces d’origine des PAT n’étaient pas encore réellement disponibles, même si techniquement réalisables.
Ainsi, ce rapport soulève un problème de garantie de la sécurité et de la traçabilité des produits en pratique. Cela a d’ailleurs été clairement mis en évidence plus récemment, en 2012, lors du scandale de la viande de cheval ayant affecté l’Europe.
D’autres limites ont aussi été mentionnées par des experts sur la crise de la vache folle notamment Jean-Louis Thillier. Il a écrit à ce sujet deux livres, Le procès de la vache folle n’aura pas lieu et De la vache folle au mouton fou, Guide pratique, scientifique, juridique et agricole de l’E.S.B publiés en mars 2003 et juillet 2005, donnant, comme leur nom l’indique, une analyse de cette crise ainsi que des explications au sujet de l’Encéphalopathie Spongiforme Bovine. Sans se prononcer personnellement, il formule trois conditions nécessaires à la réintroduction des farines animales. Celles-ci sont justifiées par l’analyse qu’il a menée de l’ESB. Elles sont les suivantes :
- l’exclusion des PAT issues des moutons du fait de la faible connaissance de la diffusion de l’agent de l’Encéphalopathie Spongiforme Bovine dans cet animal et de la qualité des tests laissant encore à désirer;
- l’exclusion des PAT issues de poissons pêchés en mer afin d’éviter le phénomène de bioaccumulation;
- l’exclusion des PAT issus d’animaux morts accidentés ou malades.
Il s’agit là de lourdes hypothèses et c’est en cela que cet expert appelle à une grande prudence avant toute prise de décision à une échelle globale. De plus, leur vérification nécessite un contrôle efficace. Cependant, il faut noter que les qualités et les méthodes de tests ont changé depuis la publication de ces articles. Le graphique suivant montre l’évolution du nombre de publications contenant les mots clés « meat and bone meal » (équivalent anglais de farines animales). On y voit clairement que les études menées se sont multipliées depuis les dernières années. Les connaissances à ce sujet vont donc en grandissant.
Nombre de publications publiées par an avec le mot-clé : « meat and bone meal »
Par ailleurs, dans le cas français, le problème ne vient pas tout à fait directement des méthodes de contrôle en elles-mêmes. L’enjeu est plutôt de vérifier la transparence de ces contrôles aux yeux du gouvernement afin qu’il puisse avoir la vision nécessaire au contrôle de l’étanchéité des filières entre espèces.
Cette position et cette prudence de la France et de l’Allemagne sont largement expliquées par la nécessité de la sécurité des consommateurs assurée par l’Etat. Puisque la fraude existe, il faut minimiser les risques par la présence de contrôles fréquents et ayant une bonne réactivité.
Néanmoins, ceci est vrai pour l’intégralité des pays membres de l’Union Européenne et ne peut donc suffire à justifier cette position. Nous n’avons pu trouver aucun texte le formulant explicitement mais cette décision pourrait aussi être expliquée par le fait que des pays comme la France et l’Allemagne, plus forts économiquement, sont plus aptes à affronter une hausse temporaire des prix de leurs poissons et une baisse de la compétitivité de leurs filières si cela leur permet d’assurer une plus grande sécurité aux consommateurs dans leur prise de décision.
Finalement, les objections soulevées portent sur des questions logistiques et de performance des systèmes de contrôle et non pas sur les PAT en elles-mêmes. Cependant, la finalité de telles questions touche bien des problèmes de sécurité sanitaire.
Quelle portée supplémentaire a la mise en avant de telles limites ?
Ces objections affectent en outre la confiance des consommateurs envers la prise de décision du gouvernement et soulèvent ainsi un aspect économique : si les consommateurs manquent de confiance envers un produit, ils arrêteront simplement de l’acheter.
Ce dernier point a d’ailleurs été clairement mis en avant par Keith Burrow, pisciculteur français que nous avons interviewé. Il nous explique dans celle-ci qu’un manque de confiance des consommateurs envers la qualité des poissons nourris aux farines animales se traduirait par un refus d’achat. C’est pour cela que les distributeurs se prononcent contre la réintroduction des farines animales : ils ne veulent pas diminuer leur vente.
« Les grandes surfaces veulent plaire au public, et ça fait bien de dire qu’on ne fait pas de farines animales. Le grand public a un avis négatif sur les farines animales, et les grandes surfaces doivent s’y faire. »
Ainsi, ils imposent leur décision aux pisciculteurs en refusant d’acheter tout poisson nourri aux farines animales. Pour ne pas perdre en crédibilité auprès de leurs acheteurs directs, les pisciculteurs font donc le choix de s’afficher publiquement contre les farines animales. Leur position est donc délicate : s’ils sont pour du fait des économies que cela leur permettrait d’effectuer, ils ne peuvent l’affirmer du fait de l’influence des distributeurs.
Ce schéma d’influence est présent dès lors que le consommateur manque de confiance envers les produits. Ce manque de confiance peut aussi être amplifié par l’image donnée des farines animales par les médias. En effet, la manière dont est posée la question de la réintroduction des PAT en Europe dans de nombreux articles incite clairement le lecteur à faire preuve de la plus grande prudence à l’égard de ces nouveaux produits.
A ce titre, la crise de la vache folle constitue un exemple clé de l’impact d’un manque de contrôle sur l’alimentation des bovins et de la mauvaise gestion de crise par les Etats : c’est la confiance des consommateurs qui est directement affectée.
L’approfondissement de cette crise permet donc de mieux comprendre le moratoire adopté par la France et l’Allemagne et l’importance de l’état d’esprit des consommateurs sur la question. Elle permet en outre de mettre en évidence que, si les produits carnés et leurs méthodes de fabrication ont changé, il y a encore une continuité sur la situation entre les années 1990 et aujourd’hui.
Synthèse :
Les études scientifiques ont beau être quasi-unanimement en faveur de la réintroduction des farines animales, elles omettent dans la plupart des cas les problèmes de contrôle et de transparence de l’usage des PAT, nécessaires à la mise en vigueur de la réintroduction dans de bonnes conditons. C’est ce que soulève le rapport de l’ANSES en 2011 et Jean-Louis Thillier dans son analyse sur la mesure prise par l’Europe. Ces limites, couplées au traumatisme de la vache folle, créent un mouvement anti-PAT touchant les consommateurs et même certains pisciculteurs ont ainsi peur de perdre des clients.
Suite : L’importance de l’image
Ou si vous voulez savoir : Quels risques la fabrication de PAT peut-elle comporter ?