Une efficacité limitée par l’éthique et l’économie

Critiques éthiques

L’une des principales critiques éthiques du neuromarketing est la question de la manipulation. Avoir recours au neuromarketing, n’est-ce pas complètement manipuler le cerveau humain ? Jusqu’où peut aller cette ingérence dans le cerveau des consommateurs ? Cette peur de la manipulation explique que les entreprises spécialisées dans le neuromarketing soit le plus souvent tenues au secret quant à leurs clients et les entreprises refusent la plupart du temps de reconnaître avoir recours à cette méthode. Par exemple, la marque McDonalds nie explicitement sur sa page internet faire appel à des services de neuromarketing. Or, il a été prouvé qu’elle a déjà fait testé l’odeur de son magasin, et les jouets pour enfants qu’elle distribue. Cela n’est-il pas une preuve que les entreprises cherchent à cacher quelque chose ? Est-ce que le neuromarketing peut être utilisée pour jauger les préférences de la personne au-delà de la tache spécifique testée ? La transparence de l’objectif d’une expérience est théoriquement imposée, mais la législation reste floue dessus. Néanmoins, la critique de la manipulation est à nuancer. En effet, comme le soulignait Jérôme Sackur lors de notre entretien, le marketing traditionnel est déjà de la manipulation car le langage est finalement toujours de la manipulation. Le neuromarketing est-il un paroxysme de la manipulation aujourd’hui, ou simplement une autre manière de manipuler à des fins commerciales ? De même, la manipulation par le neuromarketing est à mettre en relation avec les résultats des expériences, si celles-ci ne sont pas concluantes, peut-on parler de manipulation ? Didier Courbet propose de vérifier l’objectif idéologique avant d’autoriser les expériences. Selon lui, il faut distinguer les expériences qui visent à mieux comprendre le consommateur et celles qui visent à le manipuler et lui faire acheter ce qu’il ne veut pas. Si les sociétés se veulent démocratiques, les citoyens doivent être informés des tentatives de manipulation, notamment via les médias de masse, dont ils font l’objet. Si le citoyen a une prise de conscience, cela diminue l’effet des publicités sur lui. L’usage même du neuromarketing devrait donc être soumis à un large débat public et démocratique, plutôt que d’être utilisé en secret par de grands groupes industriels et commerciaux dans le but d’accroître leurs profits en réduisant la liberté de choix des consommateurs. Dans un même sens, des chercheurs et universitaires appellent, depuis plusieurs années, à des débats sur l’éthique de ces pratiques.

Didier Courbet [1] énonce d’autres problèmes que celui de la manipulation. Pour lui, il y a un problème d’ordre éthique, dans la mesure où ce sont les fonds publiques qui financent les instruments utilisés notamment les IRM. Ces méthodes ne devraient être utilisées qu’à des fins de prévention et non pas pour de la publicité commerciale. Parce qu’on manque d’IRM pour les personnes malades, ce serait une aberration de les donner aux publicitaires. D’ailleurs Étienne Bressoud soulignait un problème supplémentaire que soulève l’utilisation de l’IRM par des entreprises: Que faire si le consommateur présente une tumeur? On aperçoit donc des problèmes de déontologie liés au neuromarketing.

Les critiques sont le plus souvent relayées par les associations de consommateurs. Ainsi, une critique a été soulevée par Commercial Alert : la crise de 2008 ayant contribué à vider les portefeuilles des consommateurs, les entreprises ont refusé de voir leur chiffre d’affaire baisser. Elles auraient donc accéléré l’utilisation des méthodes de neuromarketing afin de s’assurer que les consommateurs ne revoient pas à la baisse leurs achats. Cependant, nous n’avons pas trouvé beaucoup de leurs actions durant nos recherches.

Le philosophe Bernard Stiegler a participé à l’introduction de la dénonciation du neuromarketing dans le débat public français. Son intervention dans l’émission de Frédéric Taddei, « Ce soir ou jamais », le 20 mars 2012, en a fait un des acteurs s’opposant au neuromarketing les plus connus en France.

«  Le système financier spéculatif repose sur un système réflexe automatisé qui détruit le désir, délie les pulsions, qui remplace aujourd’hui dans les transformations des pulsions par l’éducation par un système d’exploitation systématique de tout ce qui a d’automatique en nous ». Il dénonce ainsi ce « business des neurosciences au service de la captation de l’attention des individus pour piloter leur comportement par les mécanismes les plus primaires (…) Aujourd’hui le neuromarketing se développe pour court-circuiter ce qui, dans notre néocortex, nous fait réfléchir avant d’agir. »

Bernard Stiegler plaide pour une rupture avec le système d’exploitation des comportements automatiques afin de rendre la liberté entière à l’individu.  Face à la domination du marketing et à l’hégémonie du capitalisme financier, qui font régresser nos sociétés, il est urgent, pour Stiegler, de changer de modèle : passer d’une société de consommation à une économie de la contribution, qui aurait pour pilier la révolution numérique.

Pour dépasser ces multiples critiques éthiques, certains affirment que l’on peut utiliser le neuromarketing pour des objectifs de santé publique, pour améliorer les campagnes de prévention contre l’obésité ou le tabagisme par exemple. Selon Martin Lindström [2], le neuromarketing a permis de montrer que les messages du type: « fumer tue » sont inefficaces; ils auraient même l’effet inverse : l’individu s’habitue à voir de telles images sur son paquet de cigarette, or la zone du cerveau qui s’active en premier est celle du plaisir, donc on finit par associer les messages préventifs à la sensation de plaisir. Pour éviter cela il faut changer le format, la couleur, le texte etc., pour enlever le lien avec le réflexe pavlovien. Le réflexe pavlovien est une réaction non réfléchie qui découle d’une habitude, d’un conditionnement.

Le cas français

La France est un cas particulier pour le neuromarketing car la loi de de bioéthique de juillet 2011 limite la création d’entreprises spécialisées en neuromarketing. En effet, elle interdit l’utilisation de l’imagerie cérébrale à des fins commerciales.

«Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires.» Art.16-14 du Code civil

Les grosses entreprises qui recherchent l’efficacité que l’IRM est supposée pouvoir offrir se dirigent vers des cabinets spécialisés notamment installés dans d’autres pays européens comme Brain Impact en Belgique. Celle-ci a ainsi acquis une place stratégique sur le marché européen en captant la demande de toutes les entreprises contraintes par la législation de leurs pays. C’est le cas par exemple de la SNCF, qui est allée faire tester son site d’agence de voyages (voyagesncf.fr) par cette entreprise. Quel est donc le véritable impact de la loi si elle n’empêche pas les entreprises françaises d’avoir recours au neuromarketing ? La loi et les critiques éthiques soulevées par les associations de consommateurs ont un certain impact dans la mesure où le neuromarketing est plus un tabou en France qu’il ne l’est aux Etats-Unis par exemple. En effet, les firmes françaises ont tendance à nier l’utilisation de techniques de neuromarketing dans leurs stratégies marketing. Par exemple, Cécile Guerel, qui travaille dans le neuromarketing en France en tant que dirigeante de l’agence de conseil En Tête, déclare [3] qu’elle travaille en toute discrétion. Il y a en France une mauvaise presse sur le risque de manipulation, elle cherche donc à protéger ses clients. Elle affirme même recevoir des menaces. Les reporters de Cash Investigation n’ont pas réussi à contacter des entreprises qui admettent avoir recours au neuromarketing.

« En France c’est en quelque sorte tabou ».

Cependant certaines entreprises, comme BVA, revendiquent le fait de ne pas utiliser la neuroimagerie. Étienne Bressoud nous a dit, lors de l’entretien qu’il nous a accordé, que BVA avait avant même la loi bioéthique décidé de ne pas travailler avec des IRM, mais plutôt des mesures périphériques, comme l’électromiographie faciale.

« Je comprends que ce soit séduisant mais il y a des techniques moins lourdes et tout aussi efficaces. »

Les interdictions légales en France restreignent l’influence que pourrait avoir la France au niveau mondial dans le champ du neuromarketing commercial. Le seul français à avoir été invité au Forum Economique mondial à Davos est l’universitaireOliver Oullier qui est impliqué dans le neuromarketing aux niveaux scientifiques et politiques.

Limites économiques

On peut soulever quelques problèmes économiques que l’expansion du neuromarketing peut poser. Si l’on veut parler d’un marché du neuromarketing, cela suppose un équilibre entre l’offre et la demande et l’hypothèse selon laquelle les agents sont preneurs de prix et non faiseurs de prix. Or les méthodes de neuromarketing étant très chères, cela pourrait accroître la concurrence entre les entreprises et permettre aux entreprises de production, demandeuses sur le marché du neuromarketing, ayant déjà un pouvoir de marché, de se développer au détriment de petites entreprises qui se créent. Ces dernières n’auraient donc pas les moyens de faire appel à des agences de neuromarketing. Cela pourrait créer un oligopsone, qui est pourtant interdit par les autorités de la concurrence. Cependant il ne s’agit pas encore d’un problème flagrant du neuromarketing, mais de simples suppositions.


[1] COURBET D. ; BENOIT D., « Neurosciences au service de la communication commerciale : manipulation et éthique. Une critique du neuromarketing », Études de communication, 2013

 [2] LINDSTROM Martin, Buyology : Truth and Lies about why we buy, Broché, 2010

[3] Cash Investigation : Neuromarketing : votre cerveau les intéresse, France 2, 2012