Dans le cadre de l’évaluation des coûts du Brexit, l’argument statistique demeure omniprésent. En offrant la possibilité de situer l’objet de l’étude, de mettre en évidence des régularités statistiques, il s’affirme être une étape fondamentale dans l’appréhension du phénomène et gagne davantage en légitimité.  Cette  «raison statistique» offre alors une banque de données, directement utilisable et maniable à la façon d’une « cartouche de science indiscutable » [1]

Du point de vue de sa conception et de son exploitation également, elle n’est absolument pas réduite à une simple opération métrologique.

Comment les chiffres permettent-ils de restructurer les données qu’ils expriment ? Quelle pourrait être leur portée argumentative ?

La quantification est en effet une approche très courante dans les sciences sociales et humaines. Elle permet, dans une certaine mesure, de construire un objet d’étude, de le situer, de dégager à travers ses régularités statistiques certaines caractéristiques intrinsèques, et finalement de mettre en place un langage commun pour discuter avec les autres sciences sociales. Les chiffres fournissent alors des repères aux différents acteurs impliqués dans la question des coûts du Brexit.

À première vue, il s’agirait d’une part d’introduire dans le débat de simples repères, utiles aussi bien pour les politiciens et les économistes que pour ceux qui les écoutent : les citoyens .

D’une autre part, et comme pour donner de la légitimité et de la puissance à leurs idées, à leurs interventions, certains politiciens ont choisi de perfectionner leurs capacités de marteler les chiffres.

Les chiffres contribuent d’abord à donner « bonne figure » à ceux qui ont recours à eux. L’ethos prend ici toute sa place. Le prestige accordé aux chiffres donne du locuteur l’image de la rigueur, du sérieux, de la maîtrise de soi et du monde. Les utilisateurs s’approprient en quelque sorte par procuration la puissance de l’objet-chiffre et la science des experts, tout en feignant de s’effacer modestement derrière des formules universalisantes telles que « Tous les experts s’accordent à dire que… », voire derrière les chiffres eux-mêmes, divinement personnifiés comme une sorte de Pythie : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes et ceux que je cite, parce qu’ils émanent de l’OCDE, ne sont pas contestables. » (Martine Aubry, citée par F. Bessis et D. Remillon) [2]

Les chiffres pourraient donc aussi être une façon de rythmer un discours en ne sélectionnant qu’un nombre réduit d’arguments, d’éléments à défendre ou à réfuter. Les chiffres qui devaient alors constituer des points de repère se transforment en buts politiques, ils introduisent une fausse objectivité qui disqualifie le débat théorique, lui enlève toute valeur philosophique. [3]

Un comité parlementaire britannique comportant des membres des deux camps a en effet comparé les différentes estimations produites par des Think tank, des organisations internationales et gouvernementales ou encore par des instituts indépendants sur la question de l’impact du Brexit sur l’évolution du PIB Britannique à long terme.

Source: « 1st Report – The economic and financial costs and benefits of the UK’s EU membership », House of Commons, Traesury Committee, 27/05/2016

 

La quantification « ne fournit pas seulement un reflet du monde (point de vue usuel), mais elle le transforme, en le reconfigurant autrement » (Desrosières, 2008, p. 11) [4]

 

Lord Rose, président de la campagne Stronger IN,  affirme que les ménages bénéficient de 3,000 £ grâce à l’UE sans pourtant spécifier sous quelles conditions et arrangements, en cas de sortie de l’UE, les ménages perdraient ces privilèges. De même, Boris Johnson, l’un des porte-parole les plus importants de la campagne Vote Leave, affirme que l’appartenance à l’UE augmente la facture alimentaire de 400£ par an à cause de la politique agricole commune, sans expliquer outre mesure comment le secteur agricole britannique se comporterait après le Brexit. [5]

Faut-il chiffrer?                                                         Les chiffres: une     construction socio-politique⇒

 

[1] Alain Desrosières, « Discuter l’indiscutable: Raison statistique et espace publique », Pouvoir et légitimité: Figures de l’espace publique, Edition de l’Ecole des Hautes Etudes en science sociale 1992

[2] Benjamin Lemoine, « Alain Desrosières, L’Argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification (tome I) et Gouverner par les nombres (tome II). Paris, Presses de l’école des Mines, 2008 », Revue d’anthropologie des connaissances 2009/2 (Vol. 3, n° 2), p. 359-365. DOI 10.3917/rac.007.0359 

[3] Marc Leplongeon,«Ces politiques qui font parler les chiffres» , Le Point, 28/12/2012

[4] Alain Desrosières, «Pour une sociologie historique de la quantification : L’Argument statistique I», Presses de l’Ecole des mines, 2008

[5] Treasury Committee : James Rhys (Committee Clerk), Chloe Challender (Second Clerk), Gavin Thompson (Senior Economist), Marcus Wilton (Senior Economist), Dan Lee (Senior Economist ), James Mirza Davies (Committee Specialist), Shane Pathmanathan (Senior Committee Assistant), Amy Vistuer (Committee Assistant), Elektra Garvie-Adams (Committee Support Assistant), Toby Coaker (Media Officer/Committee Specialist on secondment from the NAO), David Hook (on secondment from HMRC), George Barnes (on secondment from the Bank of England) and Victoria Sena (on secondment from the Bank of England),« 1st Report – The economic and financial costs and benefits of the UK’s EU membership », House of commons, 26/05/2017