Toutefois, la controverse politique autour du Franc CFA ne s’arrête pas à la seule critique du droit de veto de la France sur les institutions de la Zone Franc. L’implication de la France ou en tout cas d’institutions françaises dans le processus de gestion de la monnaie suscite de multiples contestations. A lui seul, le fait que la monnaie soit imprimée en France provoque une lourde incompréhension, notamment au sein des mouvements panafricanistes :
“La France est ce pays qui garde les devises de 15 pays africains et leur renvoie du papier imprimé, la fausse monnaie FCFA.”
Mouvement panafricain de rejet du franc CFA, Post Facebook, 11/06/18 [1]
Les liens physiques que le FCFA conserve avec la France sont donc, paradoxalement, la principale source d’inquiétude pour les anti-FCFA. Ils sont même, pour ces individus ou ces groupes, la preuve d’une perte de légitimité extrême : dans le passage cité précédemment, il est question d’une véritable monnaie de singe. Pour ses détracteurs, le FCFA n’est qu’un vulgaire “papier imprimé”, une “fausse monnaie”. S’il est clair qu’un procédé rhétorique participe de la force du message, il demeure qu’un sentiment d’aliénation est présent.
Olivier Vallée rappelle que le fait que les billets ne soient pas imprimés en Afrique n’est pas une spécificité du Franc CFA et retrace la cause de ce état de fait dans la loi du marché.
“N’oubliez pas, à l’époque de Sarkozy, les passeports [français] devaient être imprimés par une société suisse, c’est principalement une question de sécurité et de coûts. C’est un appel d’offres des deux banques centrales régionales et l’Etat Français n’a rien à dire.”
Olivier Vallée, entretien du 4/05/18 [E]
Cependant, ce sentiment d’aliénation se retrouve même chez des économistes, ce qui prouve que cette crainte n’est pas un phénomène marginal. Demba Moussa Dembele, économiste et directeur du Forum africain des alternatives, interpelle ainsi Emmanuel Macron dans une lettre ouverte publiée dans l’Humanité début 2018:
“Tous ces faits montrent bien, Monsieur le président, que le franc CFA n’est pas une monnaie africaine. C’est bel et bien une monnaie coloniale, quoi que vous en pensiez !”
Demba Moussa Dembele, L’Humanité, 5/03/18 [2]
Se creuse donc une distance entre la monnaie et ceux qui l’utilisent. Pour une frange de la population africaine, comme pour des mouvements de la diaspora africaine, le franc CFA ne représente rien d’autre qu’une monnaie étrangère, et la zone franc, rien de plus qu’une chimère fictive, à en croire l’analyse sociologique d’Olivier Vallée :
“Parler de Zone Franc aujourd’hui, c’est devenu presque une imposture parce qu’on ne peut pas utiliser les billets de l’une des unions dans l’autre. D’autre part, les relations entre les deux ensembles – qui devraient être complémentaires – n’existent pas.”
Olivier Vallée, entretien du 4/05/18 [E]
Le sentiment de dépossession de la monnaie va même plus loin. Kako Nubukpo explique que dans certaines franges populaires de la population (notamment les paysans), le Franc CFA n’est pas utilisé couramment et semble suggérer que le troc est bien plus commun.
“Le Franc CFA, pour l’agriculteur africain de la zone Franc, c’est un objet institutionnel non identifié. […] Si vous faites un tour en Afrique, dès que vous sortez des capitales, vous avez l’impression d’être dans des économies sans monnaie parce que cette monnaie est tellement forte qu’il n’y a pas de transaction dans les villages à partir du Franc CFA et ça… c’est dramatique. Cela veut dire que les gens n’ont pas de compte bancaire, ils n’ont pas accès à la circulation monétaire formelle…”
Kako Nubukpo, « Franc CFA : une monnaie de plomb », 2016 [3]
Olivier Vallée ajoute que le support même de la monnaie, c’est à dire le billet de Franc CFA, ne trouve pas d’écho dans l’imaginaire collectif des Africains :
“Pour l’Africain qui utilise la monnaie, dans un pays [en Afrique Centrale] où il n’y a jamais eu de locomotive électrique (française qui date des années 60) avec un système de caténaires […], ce billet ne signifie rien pour eux de la même façon que, en France, pour un certain nombre de gens, les euros avec un pont dessus, ça a certainement moins d’importance que Voltaire ou Pascal !”
Olivier Vallée, entretien du 4/05/18 [E]
Ci dessous, le verso du billet de dix mille francs CFA émis par la BEAC, qui met en avant une locomotive électrique :
Le parallèle, ou en tout cas le rapprochement avec l’Union Européenne n’est pas rare au sein de la controverse. D’aucuns critiquent le fait que la France soit le seul état européen à participer à la gestion de la monnaie alors même que celle-ci n’est plus indexée sur le franc mais sur l’euro, qui relève de la compétence de Francfort. Kako Nubukpo souligne cette contradiction congénitale dans la conception de la zone Franc.
“Pour les états anglophones d’Afrique, on respecte le parallélisme des formes : la banque centrale du Nigéria traite avec la banque centrale d’Angleterre. Ce sont deux banques centrales indépendantes, un point c’est tout. Dans le système français, vous avez ce troisième acteur qui est le Trésor. A mon avis, une grande partie des fantasmes liés au protestations contre le Franc CFA tient son origine de la présence du Trésor dans ce dispositif. Parce qu’après tout pourquoi les banques centrales [B.C.E.A.O. et B.E.A.C.] ne traiteraient pas à Francfort ? Je veux dire, l’euro, c’est la B.C.E. qui le fabrique. Elle pourrait traiter directement avec les banques centrales de la zone Franc. Et pourtant les autres pays de la zone euro, comme l’Allemagne, pourraient, de bon droit, remettre en question cet arrangement institutionnel et se demander quelles en sont les conséquences pour leurs économies. Même si en volume c’est peanuts, en principe, ce n’est pas rien. La France a utilisé le principe de subsidiarité inscrit dans le traité de Maastricht de manière à empêcher toute interférence de l’Europe”
Kako Nubukpo, entretien du 16/04/18 [E]
En définitive, c’est l’implication même de la France dans la zone Franc qui fait perdre à la monnaie sa crédibilité auprès des sceptiques. L’inadéquation entre la monnaie d’arrimage (l’euro) et l’institution garante (le Trésor Français) participe d’une certaine défiance anti-occidentaliste vis à vis d’une monnaie dont la symbolique traîne le boulet bruyant de la colonisation derrière elle. L’imaginaire de progrès véhiculé par le visuel des billets reste lettre morte pour toute une frange de la population qui ne se reconnaît pas dans cette monnaie. Le sentiment d’être étranger à cette monnaie se mue alors en soupçons et confine à une seule interrogation : Quel est l’intérêt de la France à conserver une représentation et un rôle au sein des institutions du Franc CFA ?
Vous souhaitez revenir à l’accueil de la controverse ou visiter la page suivante ?
Bibliographie :
[1] Mouvement Panafricain de Rejet du Franc CFA, 11 juin 2018, https://www.facebook.com/MPRFCFA/posts/1399514916815972
[2] « Afrique et politiques monétaires, à qui profite le CFA ? Lettre ouverte à Emmanuel Macron | L’Humanité », 5 mars 2018. https://www.humanite.fr/afrique-et-politiques-monetaires-qui-profite-le-cfa-lettre-ouverte-emmanuel-macron-651472.
[3] Data Gueule. Franc CFA : une monnaie de plomb #DATAGUEULE 64, 2016. https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=OHg4YgccmPg.
[E] Entretien réalisé en 2018 par les élèves de l’Ecole des Mines de Paris. http://controverses-minesparistech.fr/groupe7/wordpress/entretiens/