Une autre école, la modernité thérapeutique, fait son apparition à partir des années 90, et va jouer un rôle majeur dans le cas du SIDA. Ce que l’on appelle « modernité thérapeutique » est une pratique de la médecine très différente de la tradition clinique. La modernité thérapeutique s’est lancée dans la bataille de l’objectivité contre les cliniciens.
La modernité thérapeutique concentre avant tout des chercheurs qui
s’imposent de rester à distance du patient, de façon radicale parfois.
Ils souhaitent l’empêcher de jouer un rôle dans son traitement. Les
médecins de la modernité refusent les incursions du débat public dans
les questions scientifiques. Ils se sentent détenteurs de la vérité
scientifique. Il ne s’agit pas que de s’assurer jalousement de la
paternité d’un éventuel traitement efficace mais plutôt de lutter
contre le charlatanisme, et surtout les amalgames et les
stigmatisations.
L’élaboration de traitements suit une procédure stricte : leur
mise en place est soumise à l’acceptation par des commissions ou
agences qui ne sont pas en relation directe avec les patients. Les
nouvelles molécules sont testées au cours de campagne d’essais
contrôlés.
C’est avec l’émergence de la modernité thérapeutique que naissent les institutions qui contrôlent les essais, et notamment l’Agence Nationale de Recherche contre le SIDA. En France, elle gère de nombreux programmes, et coordonne les collaborations entre services hospitaliers.
C’est cette école qui a, en premier, émis l’idée des essais thérapeutiques contrôlés. L’idée est de faire preuve de la plus grande rigueur possible. Cette génération de médecins fait appel aux essais randomisés dits « rigides » qui prévoient les procédures les plus draconiennes pour extirper toute forme d’initiative de la part des médecins traitants. Il s’agit de tests comparatifs, c’est-à-dire que l’on administre à un groupe de patients une nouvelle molécule alors que d’autres reçoivent un placebo ou un traitement de référence, que l’on connaît déjà bien. L’appartenance à l’un des deux groupes se fait dans le cas des essais rigides, par randomisation : cela signifie que l’on tire au hasard le rôle que chaque patient jouera dans la campagne de tests. Le but étant de tester l’efficacité de la molécule en dressant des bilans statistiques. Bien entendu, on ne prévient pas le malade de ce qu’on lui administrera. Très souvent, on réalise aussi des tests à l’aveugle, c’est à dire qu’on attend la fin du protocoles chez tous les patients avant de les informer des substances qu’ils ont prises.
Cette pratique rapproche la modernité thérapeutique de la notion d’EBM (Evidence Based Medecine), ou encore médecine des preuves : une molécule n’est validée que si elle a montré son efficacité chez un grand nombre de patient. L’idée est d’éviter toute coïncidence entre l’administration d’une molécule et d’éventuelles améliorations chez le patient, qui pourraient être le fruit du hasard. On se bat ici contre les méthodes qui ont contribué au scandale de la ciclosporine. En effet, ces protocoles très stricts permettent d’obtenir des résultats convaincants. En effet, si une molécule a fait ses preuves, au vu des protocoles, on peut dorénavant l’utiliser en étant certain qu’elle sera efficace. La modernité thérapeutique apporte des résultats sûrs, ce qui n’était pas toujours le cas avec les cliniciens. Ici fait rage la bataille qui oppose l’autonomie du clinicien et l’objectivité de la modernité. Les médecins de la modernité cherchent à tout prix à neutraliser la subjectivité du clinicien en proposant une vision originale des essais.
Il est à noter que la modernité thérapeutique ne cède pas aux demandes des patients souffrants, ce qui est facilité par le fait que les chercheurs ne sont pas à leur contact. Dans certains pays, notamment ceux où les médicaments ne sont pas remboursés (Etats-Unis entre autres), un vif débat a éclaté au sujet de ces essais. Les populations très affectées par la maladie ne peuvent s’offrir les traitements (parmi les cinq H notamment), faute de moyens, et participent donc aux campagnes d’essais. Il paraît difficilement supportable de voir ses attentes et ses espoirs récompensés par l’administration d’un placebo.
En définitive, on recherche à tout prix la rationalité. La rigueur est le maître mot de tout protocole de recherche. La médecine est plutôt vue comme une science dure, exacte, et non une science humaine dont le patient est le centre. La recherche du résultat dans l’expérimentation passe devant la souffrance du patient. C’est certainement sur ce point que la différence est la plus flagrante entre cliniciens et partisans de la modernité.