Le mythe du gratuit
« La gratuité pour le lecteur est-elle cette panacée que certains appellent actuellement de leurs vœux ? », interroge Thomas Parisot, agent éditorial chez Cairn. C’est de fait la question délicate que pose l’Open Access. Le prix de la publication scientifique est ici en jeu. Or ce n’est pas un hasard si l’appellation originale du Libre Accès était Free Access et qu’elle a évolué depuis. La mise à disposition gratuite et totale du savoir scientifique suppose de fait que soient supprimées, du moins partiellement, non seulement la rémunération de l’auteur mais aussi celle de l’éditeur. Elle fait également courir le risque de la dépréciation de la valeur de l’article en question… Autant de menaces qui nous amènent à interroger la légitimité du mythe de la gratuité.
La nécessité d’une rémunération
L’Open Access pose avec acuité le problème de la rémunération, dans la mesure où c’est une consultation gratuite. Si les auteurs sont payés pour leurs ouvrages, en plus de la rémunération reçue dans l’exercice de leur fonction publique, c’est parce que l’on peut être professeur et faire des ouvrages qui ne concernent pas notre enseignement soutient Paul Garapon, conseilleur éditorial aux PUF :
Pourquoi les auteurs devraient-ils être payés, c’est scandaleux, d’être rémunérés sur des ouvrages [sous-entendu, en plus de leurs salaires de fonctionnaire] ? Ah, fausse bonne question. Je peux très bien être professeur et faire des ouvrages qui n’ont rien à voir avec mon enseignement.
Il enchaîne en disant que ce système de rémunération est destiné à une mise en concurrence du marché pour que les meilleurs livres sortent ; il doit y avoir une mise en émulation des idées.
En creux, l’accès gratuit que suppose l’Open Access est une sorte d’absence de relief. On est dans un système où il n’y a plus d’émulation intellectuelle, plus de rémunération ni de protection des auteurs », nous dit-il,
Une revue savante est l’association de quelques grands Universitaires, qui ont un projet intellectuel commun. Il s’agit de la liberté de réunion et de mise en commun d’un certain nombre d’idées au service d’un projet. S’il y a Open Access total, et en l’occurrence free access, c’est chacun « chez soi », c’est le refus du marché.
Cette gratuité pose à son tour le problème de l’accompagnement des objets de la connaissance, dans la mesure où le service rendu à l’auteur est nul. « Il n’y a pas d’intérêt pour un auteur à se trouver affiché sur la place publique, à voir ses propos déformés, à être piraté, sans protection, sans aucun support promotionnel et de surcroît sans aucun revenu », soutient de manière convaincue Paul Guarapon. L’éditeur a un rôle de médiation non négligeable. Ghislaine Chartron, professeure en Sciences de l’information et de la communication, témoigne de son expérience d’auteure, et parle du rôle indispensable et certain de l’éditeur :
Il réécrit certains passages qu’il ne trouve pas clair, il formule certaines critiques. Il y a un vrai travail de valeur ajoutée effectué par l’éditeur.
A la recherche d’un busines model adapté
Dans ces conditions, la gratuité et le Free Acess total semblent être quelque peu ambitieux et démesurés au regard des nombreux enjeux énoncés. L’Open Access part de valeurs humanistes, à savoir la démocratisation du savoir, principe contre lequel personne ne peut vraiment s’opposer, qu’il apparaît nécessaire d’instaurer, mais dans la mesure du faisable et en trouvant un business model adapté. Il ne faut pas détruire la valeur du contenu. La vraie question est de garder une production de qualité, diversifiée, et les conditions de la production ne sont pas toujours garanties avec l’Open Access. « C’est bien une question de marque ». Et « c’est la valeur entachée et attachée à la revue qui guide le comportement des chercheurs », affirme Ghislaine Chartron. Un monde plat où tout le monde est au même niveau n’est pas souhaitable pour l’univers de la publication scientifique. L’idée est donc de rendre en libre accès tout en faisant fonctionner le modèle économique. Ghislaine Chartron prévient toutefois de la nécessité de faire coexister des modèles économiques similaires entre les pays, afin que certains ne profitent pas sur le dos des autres : « Si on est un pays qui ouvre tout, gratuit, et qui se trouve obligé par contre d’acheter des revues étrangères, il y a une espèce de déséquilibre qui s’installe ». C’est ainsi qu’est considérée l’Asie aujourd’hui, c’est à dire comme la grande bénéficiaire de ce réseau Open Access en train de se créer, tandis qu’elle, continue de fermer les frontières de sa publication scientifique.
L’exemple d’un modèle de diffusion « hybride »
Suite à cet état de fait, un modèle de diffusion qualifié d’ « hybride » a été proposé : il s’agit de la voie Freemium, dont Ghislaine Chartron parle comme d’une solution alternative envisageable :
Le modèle freemium c’est bien l’idée de faire coexister deux versions, une gratuite, l’autre payante qui aurait une valeur ajoutée. Tout le pari du modèle c’est de se dire que ceux qui ont la version gratuite vont aller progressivement vers la version payante. Toutefois le Freemium de Deezer par exemple s’adresse directement au consommateur. Dans le cas de la publication scientifique, cela passe toujours par un intermédiaire qui est la bibliothèque. Ce n’est jamais le lecteur qui paye une plus-value directement. Les valeurs ajoutées données sont plus pour séduire les bibliothèques afin qu’elles s’abonnent.
La voie Freemium semble donc être un pari d’avenir intéressant. Une solution assez répandue de nos jours est celle des barrières mobiles, qui se situent à la frontière du gratuit et du payant, en proposant de mettre toutes les publications scientifiques à disposition du public une fois passé un certain délai de temps nécessaire à la rentabilité de l’article. Thomas Parisot, agent éditorial chez Cairn, parle de cette voie suivie par sa maison d’édition :
Cairn tente de prendre un peu de distance avec la seule question de la gratuité tout en la pratiquant très largement à travers le principe de « barrière mobile » que nous prônons. Cette barrière mobile est aujourd’hui de 3 ans en moyenne, durée au-delà de laquelle un éditeur ou un comité de rédaction permet donc la consultation gratuite.
Le mythe du gratuit semble finalement reposer sur une grande illusion et laisse apparaître la nécessité de la rémunération de la publication scientifique, qu’ils s’agissent du travail créatif de l’auteur ou de la diffusion permise de l’éditeur, c’est la valeur de la publication scientifique qui l’emporte. Le monde de l’édition actuelle a toutefois conscience qu’il assiste à une transformation de son marché dû à un changement sociétal dans les conduites et les pratiques des utilisateurs, auquel il convient de s’adapter. Paul Garapon le souligne :
Nous perdons des parts de marchés, qui sont dues à un mode de consommation de l’écrit par prélèvements de gratuit, plutôt que par un mode d’achats de manuels et d’imprimés. On est un peu à la croisée des chemins si vous voulez.
Un mix entre gratuité et modèle économique apparaît nécessaire et reste encore à trouver, ou du moins à étayer parmi les solutions déjà avancées.