Légitimité des réparations

Les débats qui entourent les réparations pour l’esclavage se cristallisent particulièrement autour de la légitimité des réparations. Qui a la compétence pour réparer des faits vieux de plusieurs siècles ?

La loi Taubira

La première loi donnant donnant une existence juridique aux réparations pour l’esclavage a été la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira. Cette loi mémorielle reconnaît la traite atlantique comme un crime contre l’humanité. D’autre part, elle insère la mémoire de ces évènements dans les programmes scolaires.

La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.

Article Premier

Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. […]

Article 2

Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, legifrance.gouv.fr, modifiée le 23/05/2001, disponible à: la loi

Les griefs des historiens

Dès son adoption, la loi Taubira a été fortement critiquée par des historiens. En effet, en tant que loi mémorielle, la loi Taubira instaure une vision « officielle » de l’histoire, chose qui n’est pas acceptée par les historiens contestataires.
André Larané a ainsi dénoncé le manque de débats avant l’adoption de la loi, parlant d’un texte voté « sans réflexion et sans débat ». Il faut souligner que le texte a été adopté en deuxième lecture, après quelques amendements de la part des sénateurs.

La loi Taubira a été votée sans réflexion et sans débat.

André Larané

Lois mémorielles: l’Histoire en délire, André Larané, herodote.net, publié en décembre 2005, mis à jour en novembre 2009, disponible à: lien

D’autres historiens ont déploré le côté incomplet de cette loi, qui ne condamne que la traite atlantique et passe sous silence les traites africaines et arabes. Le fait de ne pas traiter tous ces faits sur un même pied d’égalité est pour Guy Pervillé très dommageable, cela laissant entendre soit que « ces traites n’ont pas existé, soit qu’elles ne sont pas des crimes contre l’humanité contrairement à la traite européenne ».

Enfin, pour Pierre Vidal-Naquet, cette loi condamne des actes vieux de plusieurs siècles, dont les victimes comme les coupables sont morts depuis des lustres. Le fait que la loi rende la nation française responsable de ce crime alors qu’aucun français vivant n’y a participé lui fait dire que la loi Taubira est « sans fondement ».

L’affaire Pétré-Grenouilleau

Une affaire a particulièrement cristallisé les débats autour de la loi Taubira : il s’agit de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Le 12 juin 2005, Olivier Pétré-Grenouilleau, historien et professeur d’histoire à Sciences-Po Paris, déclare dans une interview au Journal du Dimanche en réponse à une question sur Dieudonné :

C’est aussi le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un « crime contre l’humanité », incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides.
La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances.

Olivier Pétré-Grenouilleau

Loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, wikipedia.org, disponible à: lien

Cette négation de la qualité de génocide des traites a déclenché la colère d’un collectif ultramarin, le CollectifDom, qui a attaqué Pétré-Grenouilleau en justice pour « révisionnisme ».
Interrogée sur la question, Christiane Taubira a déclaré : que le fait qu’un professeur payé par l’Education Nationale puisse « enseigner ses thèses » à ses élèves est « un vrai problème ». A l’inverse, Françoise Vergès, alors vice-présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, a déclaré qu’elle considérait cette action en justice comme « inacceptable ».

D’autres personnalités se sont opposées au livre de M. Pétré-Grenouilleau, notamment Marcel Dorigny, membre du Commité pour la mémoire de l’esclavage, cré suite à la loi Taubira de 2001. Il considère que l’auteur a largement sous estimé les différents effets qu’à eu la traite négrière sur l’Afrique actuelle.

« Sans oublier le fait majeur que les conséquences sur le peuplement actuel des continents sont sans comparaison possible »

Marcel Dorigny

Traite négrière et esclavage: les enjeux d’un livre récent, Marcel Dorigny, lmsi.net, publié le 24/09/2005, disponible à: lien

Il considère aussi que l’auteur, suite a des raisonnements corrects, ne tire pas les conclusions qu’il devrait.

« Dire, à juste titre, que « l’Afrique n’a pas été seulement une victime de la traite, elle en a été l’un de ses principaux acteurs » (p. 462) ne change rien à ce constat : les acteurs africains de la traite se sont enrichis, cela ne fait aucun doute, mais ils n’ont pas enrichi l’Afrique ; ils ont même créé les conditions d’un blocage économique majeur à long terme. »

Marcel Dorigny

Traite négrière et esclavage: les enjeux d’un livre récent, Marcel Dorigny, lmsi.net, publié le 24/09/2005, disponible à: lien

Lawoetey-Pierre AJAVON, un enseignant-chercheur Guyanais, a cherché a annuler la venu de M. Pétré-Grenouilleau, car selon lui les enseignements de ce dernier étaient une falsification de l’histoire.

Il appartient donc à l’instance administrative chargée de l’immense responsabilité de la formation des professeurs, d’être vigilante afin d’éviter que ce genre de pseudo scientifique ne vienne falsifier la vérité historique,  polluer l’esprit des confrères ayant la charge de retransmettre l’enseignement à nos jeunes et offenser gravement la mémoire des martyrs ayant fait les frais de ce qui restera probablement – espérons-le tout au moins – la plus grande tragédie de l’humanité, tant par sa durée que par son ampleur mondialiste et par le nombre des victimes.

Lawoetey-Pierre AJAVON

La falsification Pétré-Grenouilleau s’exporte en Guyane : Lawoetey-Pierre AJAVON enseignant-chercheur dit Non, Lawoetey-Pierre Ajavon, Afrikara.com, publié le 14/09/2005, disponible à: lien

Olivier Pétré-Grenouilleau a été soutenu dans le journal Libération par dix-neuf historiens renommés et près de 600 enseignants-chercheurs. Ils cherchaient à soutenir le libre processus de recherche scientifique, et critiquaient les lois mémorielles.
En réponse à cela, 31 personnalités du monde scientifique et culturel ont signé une lettre intitulée « Ne mélangeons pas tout » dans laquelle ils exposent leur vision de la loi Taubira, qui se borne selon eux à des aspects juridiques et n’empiète pas sur le domaine historique.

[La] loi Taubira se borne simplement à reconnaître que l’esclavage et la traite négrière constituent des crimes contre l’humanité que les programmes scolaires et universitaires devront traiter en conséquence. Le législateur ne s’est pas immiscé sur le territoire de l’historien. Il s’y est adossé pour limiter les dénis afférents à ces sujets historiques très spécifiques, qui comportent une dimension criminelle, et qui font en tant que tels l’objet de tentatives politiques de travestissements. Ces lois votées ne sanctionnent pas des opinions mais reconnaissent et nomment des délits qui, au même titre que le racisme, la diffamation ou la diffusion de fausses informations, menacent l’ordre public.

Extrait de la lettre « Ne mélangeons pas tout »

« Ne mélangeons pas tout », document collectif, nouvelobs.com, publié le 20/12/2005, disponible à: lien

Le collectif ultramarin a retiré sa plainte en 2006, considérant que sa mauvaise réception par les médias allait contre ses intérêts.

« Notre plainte n’est pas comprise par la société française. Et on ne veut pas se retrouver en confrontation avec elle. »

M. Karam, président du collectif DOM

Le collectif DOM retire sa plainte contre un historien de l’esclavage, Jean Baptiste de Montvalon, lemonde.fr, publié le 03/02/2006, disponible à: lien

La loi de 2005                                   

Une seconde loi mémorielle française a ravivé les débats autour de la légitimité des réparations pour l’esclavage, même si elle n’en traite pas directement : il s’agit de la loi du 23 février 2005. Cette loi mémorielle traite de l’histoire coloniale française, et demandait notamment que le rôle positif de la présence française outre-mer soit évoqué dans les programmes scolaires. Cette loi a été également critiquée par les historiens, mais aussi par des hommes politiques. Les termes « rôle positif » ont depuis été retirés du texte.

Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit.

Article 4, alinéa 2 (supprimé depuis)

Loi du 23 Février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des français rapatriés, legifrance.gouv.fr, publié le 24/02/2005, disponible à: lien

Les critiques des historiens

Comme pour la loi Taubira, une pétition d’historiens, qui a recueilli plus de 1000 signatures, a demandé l’abrogation des articles touchant à l’enseignement de l’histoire en France.  19 historiens ont même demandé l‘abrogation de toutes les lois historiques françaises (la loi Taubira, la loi portant sur le génocide arménien et la loi Gayssot condamnant la contestation des crimes contre l’humanité), sous la forme d’un appel intitulé Liberté pour l’Histoire. Malgré sa (relative) longueur, nous l’avons reproduit ici dans sa totalité.

Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :

L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique.

L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui.

L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas.

L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire.

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.

Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique.

Appel Liberté pour l’Histoire

L’appel du 12 Décembre 2005, Pierre Nora, lph-asso.fr, publié le 12/12/2005, disponible à: lien

Une association Liberté pour l’Histoire a été créée à la suite de cet appel. Elle est présidée par Pierre Nora.

Le débat politique

Le 5 mai 2006, un groupe de députés UMP, mené par Lionnel Luca, a demandé à ce que l’article de la loi Taubira portant sur l’enseignement de l’histoire de l’esclavage soit abrogé. Ils basaient leur revendication sur la symétrie avec la suppression de l’article de la loi de 2005 portant sur le rôle positif de la présence française outre-mer.

Monsieur le Président,

Le 15 février dernier […] l’alinéa 2 de l’article 4 de la Loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Patrie et contribution nationale en faveur des rapatriés a été abrogé.

Il est regrettable que la deuxième partie de cet alinéa qui accordait « à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit », ait été également supprimée.

Toutefois, au titre du parallélisme des formes, et par souci d’égalité de traitement, il conviendrait d’abroger l’article 2 de la Loi n°2001-434 du 21 mai 2001 dite « Loi Taubira » qui précise que « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent », ce qui, comme l’a très justement rappelé la décision n°2006-203 L du 31 janvier 2006 du Conseil Constitutionnel, ne relève pas du champ législatif.

Lettre à Jacques Chirac, signée par 40 députés UMP

Quarante députés UMP demandent l’abrogation d’un article de la loi Taubira, LDH-Toulon, ldh-toulon.net, publié le 08/05/2006, disponible à: lien

Le parti socialiste et le parti communiste ont exprimé leur désapprobation vis-à-vis de cette demande.

[Je] dénonce solennellement les nouvelles tentations de révisionnisme historique de l’UMP […] [qui] persiste dans la provocation en demandant aujourd’hui l’abrogation de la loi du 21 mai 2001

Victorin Lurel, secrétaire général du PS à l’Outre-mer

Au nom d’un parallélisme douteux, il s’agirait de faire disparaître la réintégration de la mémoire des descendants d’esclaves de la loi commune de notre peuple.

Extrait du communiqué du PCF

Quarante députés UMP demandent l’abrogation d’un article de la loi Taubira, LDH-Toulon, ldh-toulon.net, publié le 08/05/2006, disponible à: lien

L’association Liberté pour l’Histoire a également pris de la distance avec cette demande, bien que cette dernière rejoigne ses objectifs.

Les signataires de l’appel Liberté pour l’Histoire […] avaient demandé le toilettage d’articles des quatre lois mémorielles (la loi Gayssot contre le négationnisme, la loi sur le génocide arménien, la loi Taubira, la loi Mékachéra).

Encore faudrait-il que ce toilettage nécessaire se fasse dans un climat serein, exempt de précipitation, de règlements de comptes partisans et, a fortiori, de calculs électoralistes. Ce qui ne paraît nullement le cas.

Extrait du communiqué de l’association Liberté pour l’Histoire

L’appel des 19 historiens: « Liberté pour l’Histoire », ldh-toulon.net, publié le 09/01/2006, mis à jour le 29/01/2006, disponible à: lien

Le débat juridique

En novembre 2006, 56 juristes ont demandé l’abrogation des lois mémorielles, pour plusieurs raisons : le législateur n’a pas à écrire l’Histoire, s’inscrivent dans une logique communautariste, et violent la liberté d’expression et la liberté de la recherche. Ces juristes établissent une distinction de fond entre loi mémorielles et lois encadrant la liberté d’expression (comme celles sur le racisme ou la diffamation.
Un grand extrait de cet appel est inclus ci-dessous, reprenant l’intégralité des arguments des juristes.

La libre communication des pensées et des opinions est, selon la déclaration de 1789, l’un des droits les plus précieux de l’homme. Certes, ce droit n’est pas absolu et la protection de l’ordre public ou des droits d’autrui peuvent en justifier la limitation. En ce sens, des lois appropriées permettent de sanctionner les propos ou les comportements racistes causant, par nature, à celui qui en est victime un préjudice certain.

L’existence de lois dites « mémorielles » répond à une toute autre logique. Sous couvert du caractère incontestablement odieux du crime ainsi reconnu, le législateur se substitue à l’historien pour dire ce qu’est la réalité historique et assortir cette affirmation de sanctions pénales frappant tout propos ou toute étude qui viseraient, non seulement à sa négation, mais aussi à inscrire dans le débat scientifique, son étendue ou les conditions de sa réalisation.

Les historiens se sont légitimement insurgés contre de tels textes. Il est également du devoir des juristes de s’élever contre cet abus de pouvoir du législateur.

« La loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Or ces lois, que les autorités compétentes se gardent bien de soumettre au Conseil constitutionnel, violent à plus d’un titre la Constitution :

  • Elles conduisent le législateur à outrepasser la compétence que lui reconnaît la Constitution en écrivant l’histoire. Les lois non normatives sont ainsi sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas des lois dites « mémorielles ».
  • Elles s’inscrivent dans une logique communautariste. Or, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, la Constitution « s’oppose à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelques groupes que ce soit, définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ».
  • Ce faisant elles violent également le principe d’égalité en opérant une démarche spécifique à certains génocides et en ignorant d’autres, tout aussi incontestables, comme, par exemple, celui perpétré au Cambodge.
  • Par leur imprécision quant à la nature de l’infraction, ce dont témoignent les décisions de justice qui s’y rapportent, le législateur attente au principe constitutionnel de la légalité des peines et à la sécurité juridique en matière pénale.
  • Elles violent non seulement la liberté d’expression, de manière disproportionnée, mais aussi et surtout la liberté de la recherche. En effet, le législateur restreint drastiquement le champ de recherche des historiens, notamment dans des domaines complexes ou controversés comme la colonisation ou s’agissant d’un crime comme l’esclavage pour lequel la recherche des responsabilités appelle une analyse approfondie et sans a priori.

On peut aussi considérer, sur un plan plus politique, que de telles lois peuvent aller, en muselant la liberté d’opinion, à l’encontre des objectifs qui sont les leurs et dont la légitimité n’est pas en cause.

Extrait de l’appel de 56 juristes à abroger les lois mémorielles

Appel de juristes contre les lois mémorielles, tempsreel.nouvelobs.com, publié le 21/11/2006, disponible à: lien

Ce texte avance des arguments qui ont été largement repris par les détracteurs de la loi moins spécialisés dans les questions juridiques, comme les historiens, dans le but d’appuyer leurs arguments.