Les acteurs n’évoquent pas les mêmes choses, ne s’expriment pas de la même manière et ne s’adressent pas aux mêmes personnes. Pour saisir les nuances de la controverse, il est nécessaire de comprendre ces différences.
La cartographie proposée ci-dessous est commentée plus bas et illustre les manières dont les acteurs interagissent.
Dans la suite, on s'attache à étudier les relations entre acteurs. Pour une illustration de ces échanges, voir l'exemple (conversation Twitter commentée).
A travers quels média s’expriment les acteurs ?
Les publications scientifiques et les déclarations officielles des organisations de santé structurent le débat. Les différentes interprétations sont alors transmises au public non professionnel à travers des livres, blogs, sites internet, publicités télévisées (Anne Georget, 2016), articles dans la presse généraliste, pétitions (De Lorgeril, 2015b), émissions de radio (« Une troublante affaire : l’éviction du chroniqueur Martin Winckler - Les Echos », 2003), communiqués de presse, commentaires sur les réseaux sociaux.
Qui s’adresse à qui ? Dans quels objectifs ?
On distingue trois grandes catégories d’interlocuteurs : les patients, les médecins, et les médias. Les discours sont différents en fonction du public visé.
Lorsque les médecins s’adressent aux patients
Un fait important à relever : les médecins participant au débat public ont un avis très marqué qui ne rend pas forcément compte de la communication médecin-patient. Celle-ci se fait en effet majoritairement au cours des consultations médicales.
« Chaque lecteur de mon livre pourra [...] aider son médecin à prendre les bonnes décisions »
Michel de Lorgeril tient un site internet qu’il entretient régulièrement (six articles en mai 2018). Ce site lui permet d’échanger avec les patients, qui sont nombreux à laisser des commentaires. On voit ainsi que les patients ne sont pas passifs dans leur rôle. Il a de plus une stratégie assumée pour s’adresser aux médecins à travers leurs patients. Il écrit sur son site internet : « Chaque lecteur de mon livre pourra [...] aider son médecin à prendre les bonnes décisions ». (De Lorgeril, 2015a) Son objectif est de convaincre les patients et leurs médecins. Néanmoins, il tient à rappeler sur la page d'accueil de son site que « ce site n'est pas un lieu de consultation médicale ».
Dominique Dupagne entretient un site (atoute.org) similaire qui vise les patients.
Michel de Lorgeril, Philippe Even et Bernard Debré sont aussi les auteurs de nombreux livres dont les titres sont accrocheurs et qui attaquent violemment les statines et l'industrie pharmaceutique tels L'horrible vérité sur les médicaments anticholestérol ou encore Cholestérol, mensonges et propagande pour Michel de Lorgeril, La vérité sur le Cholestérol pour Philippe Even et Bernard Debré.
Du côté de la communauté scientifique et des associations de médecins
Les auteurs d’articles scientifiques s’adressent à d’autres chercheurs et dans une moindre mesure aux médecins.
L’AIMSIB et la Haute Autorité de Santé ainsi que d’autres organismes entretiennent des sites internet.
Les communiqués de presse sont utilisés par les institutions de santé dans le but de s’adresser aux médecins. En effet, dans le cas de la Haute Autorité de Santé, ils contiennent des recommandations quant aux prescriptions de statines (« Pour un bon usage des statines », 2013) (« Haute Autorité de Santé - Traiter l’hypercholestérolémie seule n’est pas suffisant dans la prise en charge du risque cardiovasculaire », 2017)
L’industrie pharmaceutique
Le public privilégié de l'industrie pharmaceutique est représenté par les médecins. En effet, les statines sont des médicaments délivrés sur ordonnance. Certains médecins ou chercheurs employés par des laboratoires communiquent dans les médias mais cela reste assez rare.
L’industrie pharmaceutique s’adresse aux patients à travers des publicités (Anne Georget, 2016).
On remarque une tendance générale : les acteurs s'adressent aux patients grâce à des blogs, des livres et des émissions télévisées.
Les institutions utilisent en revanche des moyens moins divers et plus académiques : communiqués de presse disponibles sur leur site internet par exemple.
« Charlatan », « conflits d’intérêt », comment argumente-t-on au sein de la controverse ?
La forme et les méthodes d’argumentation
Sur les blogs, il est souvent fait référence à d’autres articles de sites internet.
Les références à des études scientifiques et des articles scientifiques sont nombreuses à la fois dans les blogs et les sites internet mais aussi dans le documentaire « Cholestérol, le grand bluff ».
Parfois, la prise de parole consiste en un droit de réponse : Philippe Even sur le site de l’AIMSIB (« Droit de réponse du Pr Philippe Even », 2017), l’industrie pharmaceutique à la radio à la suite de l’émission de Martin Winckler (Roberts, 2003) ou encore l’AIMSIB qui répond à Martine Gilard (« L’AIMSIB répond au Pr Martine Gilard, Présidente de la Société Française de Cardiologie », 2018). Dans ce cas, tous ne s’adressent pas à leur interlocuteur de la même manière : il a différent types d’argumentation.
Les connaissances scientifiques, voire les capacités intellectuelles de l’adversaire sont parfois remises en cause. D’autres fois, ce sont des supposés conflits d’intérêts que l’on ironise.
« Chacun peut mesurer l’acuité intellectuelle des "confrères et scientifiques" regroupés dans le camp de ceux qui, avec vous, défendent les médicaments modernes »
La façon de s’exprimer n’est pas anodine. Sur le blog de Michel de Lorgeril, les textes sont vindicatifs, il y a des points d’exclamation, des mots en gras, en majuscules. Les titres sont régulièrement en majuscules. Les textes sont plus ou moins ironiques et prennent à partie le lecteur. Le registre est courant. Ainsi, il écrit au docteur Danchin, l’un des auteurs d’une étude sur l’impact de la polémique sur les statines en France, pour le féliciter, ironiquement, pour son travail sur le bénéfice des statines : « Encore merci, Docteur Danchin, et du fond du cœur : grâce à votre dernier travail, chacun peut mesurer l’acuité intellectuelle des « confrères et scientifiques » regroupés dans le camp de ceux qui, avec vous, défendent les médicaments modernes » (De Lorgeril, 2013).
Dans le communiqué de presse de la Société Française de Cardiologie à la suite de la rediffusion du documentaire sur Arte d’Anne Georget, le ton est cassant.
On peut relever des piques telles que « La chaine ARTE a cru bon de rediffuser… », ou encore « la rediffusion de cette émission ‘ à charge’ est choquante ». Ils font de plus explicitement référence à la controverse, en lui attribuant cependant une faible ampleur aujourd’hui « Par la suite, cette controverse n’a pas été confirmée par les nombreuses études » (« Cholestérol et maladies cardiovasculaires : le point de vue scientifique de la Société Française de Cardiologie », 2017).
Cependant, les organisations de médecins et les institutions de cardiologie, de médecine sont généralement dans la retenue. Ainsi des communiqués de presse de la Haute Autorité de Santé, qui donnent des conseils sans prendre à partie le lecteur ni faire référence à d’autres acteurs. Elle revient sur ces propos de manière sobre. A cela s’ajoute une communication très diffuse : deux communiqués de presse en quatre ans au sujet du cholestérol.
Ainsi l’AIMSIB, qui a une position proche de celle de Michel De Lorgeril, s’exprime de manière plus policée. Lorsqu’elle répond à Martine Gilard, Présidente de la Société Française de Cardiologie, elle ne l’attaque pas directement ; elle rappelle ses « responsabilité », sans pour autant user d’un langage outrancier. Il y a cependant une référence à des conflits d’intérêts. Le mot « courtoisie » apparait à la fois sur l’article en réponse à Martine Gilard (« L’AIMSIB répond au Pr Martine Gilard, Présidente de la Société Française de Cardiologie », 2018) et sur le droit de réponse de Philippe Even. Celui-ci répond « courtoisement et fermement » (« Droit de réponse du Pr Philippe Even », 2017).
S’allier pour avoir plus de poids
L’Institut pour la Protection de la Santé Naturelle (IPSN) a lancé une pétition visant à réclamer une réévaluation du risque posé par les statines. Pour convaincre les potentiels signataires, on retrouve les éléments figurants sur le site de Michel de Lorgeril : mots en gras, mots soulignés, accumulations d’effets secondaires inquiétants. La pétition en elle-même est un argument par le nombre de signatures et par la renommée des signataires. Ainsi, le fait que Michel De Lorgeril partage cette pétition sur son site est un atout (De Lorgeril, 2015c).
Ces observations mettent en valeur l’importance des relations patients-médecins dans les débats. Les patients actifs sur les sites internet en parlent ensuite à leurs médecins. Ils jouent un rôle dans la diffusion de pétitions.
Les médecins qui tiennent des blogs individuellement ont tendance à être virulents et à tenir un discours qui attaquent personnellement leurs adversaires. Aussi, ils s’éloignent des standards de communications qu’adoptent les associations et les institutions. Celles-ci font parfois preuves de prises de positions fortes. En général, elles présentent leurs opinions comme objectives.
De manière générale, les institutions de santé en faveur des statines ne s’adressent pas directement à leurs détracteurs lorsqu’elles communiquent, et restent discrètes, tout comme l’industrie pharmaceutique.
Quels regards sont portés sur la controverse ?
Le discours est parfois motivé par une prise de parole antérieure. C'est le cas avec le droit de réponse du Leem à Martin Winckler, à la radio (Roberts, 2003) Mais ce n’est pas tout : les internautes et les blogueurs ont réagi et critiqué ce droit de réponse : « Contrairement à la presse, où un journal est quasi systématiquement obligé de passer un droit de réponse, à la radio et à la télé les règles sont beaucoup plus strictes » (Roberts, 2003). Martin Winckler a lui aussi réagi sur son site.
Le documentaire d’Anne Georget s’appuie sur de multiples documents comme des études scientifiques ou une publicité pour les statines. Une étude scientifique a été menée dans le cadre de la controverse, pour montrer qu’une augmentation du nombre de décès avait suivi les arrêts de traitement qu’elle avait entraînés (Saib et al., 2013). Des internautes, dont de Lorgeril, avaient réagi pour montrer que ce n’était pas le cas (De Lorgeril, 2016).
Ainsi, les acteurs critiquent à la fois les documents (études, publicités), des incidents dans la controverse (par exemple ceux apparus suite à l’émission de Martin Winckler) et s’appuient sur ces incidents pour produire des documents qui seront à nouveau critiqués. Parfois, ils s’expriment sous forme de droit de réponse. La controverse est donc vivante, en évolution et les commentaires des uns entraînent les réactions des autres avec la production d’un support de communication qui peut être un billet à la radio, un article de site, un article scientifique…