Après-guerre, le débat public est étouffé…
La notion de race agite aujourd’hui aussi le monde des scientifiques. Pour comprendre les controverses actuelles, il est nécessaire de remonter à l’après Seconde Guerre Mondiale. Le traumatisme des crimes nazis conduit alors l’Unesco à récuser l’existence de races biologiques et anthropologiques humaines. Les hommes politiques français tuent le débat public sur la race immédiatement après la fermeture des camps de concentration. Jusque dans les années 1980, les généticiens et hommes politiques affirment que la race n’a aucun fondement biologique, l’argument principal, utilisé par des généticiens tels Richard C. Lewontin, étant que la diversité génétique au sein d’un groupe traditionnellement racialisé est plus importante qu’entre les groupes racialisés. Puis, le Human Genome Project, dont l’objectif est de séquencer l’entièreté du génome humain, est lancé dans les années 1990. En 2003, le projet s’achève avec succès. Bill Clinton annonce publiquement que le décodage du génome a établi qu’en terme génétiques, tous les êtres humains sont identiques à 99.9%. Les variations génétiques entre individus sont considérées négligeables. Il n’y a pas de races biologiques humaines.
… mais de nombreux scientifiques considèrent les variations génétiques entre individu non négligeables
Ce présupposé selon lequel la variation, si réduite fût-elle, est négligeable, est critiquée dès l’origine par certains généticiens des populations. Si les races humaines n’existent pas, cela ne signifie pas que l’on n’a rien à apprendre sur les variations génétiques qui existent entre les humains. Parmi ces généticiens, Lucas Cavalli-Sforza étudie la manière dont la réplication des polymorphismes génétiques fournit des informations sur l’histoire des groupes humains. En complément du Human Genome Project, il fonde le Human Genome Diversity Project, dont l’objectif est d’identifier et de préserver la biodiversité génétique intra-humaine. Son ambition est reprise par de nombreux projets dans la suite des années 2000, comme le HapMap Project , le 1001 Genome Project, ainsi que le Geographic Project.
Par ailleurs, Il est désormais connu que les 0.1% qui séparent génétiquement deux individus représentent 15 millions de loci différents. Les sciences biologiques investissent ainsi massivement dans les années 2000 sur ces 0.1%. C’est à cette période que les acteurs majeurs des controverses scientifiques actuelles émergent.
Les acteurs des champs biomédicaux et médicaux
Tout d’abord, l’intérêt pour la diversité génétique participe aux Etats-Unis à l’émergence d’un nouveau paradigme de politique de santé publique, dont la logique générale est de se focaliser sur les différences de genre, de races, d’âge, et sur la manière dont elles influent sur les inégalités de santé et les réactions aux traitements, et d’inclure systématiquement cette diversité dans les protocoles de recherche. Alors que les chercheurs étendaient traditionnellement leurs résultats obtenus sur des populations masculines et blanches à tous les autres individus, l’état américain ne les finance désormais que s’ils organisent leurs données notamment selon les catégories sociales d’éthnicité et de race. Ce paradigme est particulièrement soutenu par les membres des minorités, notamment par les Afro-Américains dont Alondra Nelson, pour qui les catégories de races et d’ethnies n’apparaissent plus comme des catégories négatives, mais des outils stratégiques positifs qui permettent de dénoncer et réparer les inégalités de santé dans une population historiquement défavorisée. Il s’agit pour eux d’un « racialisme antiraciste ».
L’industrie pharmaceutique tire vite profit de ce nouveau paradigme. Le 23 juin 2005, la Federal Drug Administration (FDA) approuve la mise sur le marché du BiDil, un médicament destiné à traiter l’insuffisance cardiaque chez les Afro-Américains, et produit par Nitromed. D’autres compagnies élaborent bientôt de nouveaux médicaments racialisés, notamment VaxGen qui conçoit un vaccin contre le SIDA spécialement recommandé aux afro-Américains. Même si le BiDil est un échec commercial, l’accord de commercialisation par la FDA ouvre la voie à la confirmation de la race comme catégorie biologique et génétique fonctionnelle.
Les acteurs du champ génétique
Parallèlement, l’amélioration des techniques d’analyse du génome permet à la grande majorité des généticiens des populations de réfuter l’existence biologique des races. Ainsi, Evelyne Heyer, généticienne des populations au Musée de l’Homme, rappelle qu’il n’existe qu’un pour-cent de différences génétiques entre deux individus issus de deux populations différentes. Cela n’est pas suffisant pour conclure à l’existence de races comme dans les cas des chiens pour lesquels les différences peuvent atteindre 25 %. Les races sont issues d’une catégorisation socio-politique et non pas biologique. Selon les époques et les lieux, les frontières raciales ont été dessinées de façon différente. Ainsi, une étude de 1923 du psychologue Carl Brigham classifie les personnes de différents pays européens en utilisant les termes « Nordiques », « Alpins », et « Méditerranéens ». Au cours du 20ème siècle, nous avons arrêté de conceptualiser les différences entre les anglais et les italiens en termes de race, et nous avons adopté de nouvelles catégorisations. C’est la preuve que nous élevons au statut de race les différences qui reflètent nos préoccupations politiques et culturelles, tout en en oubliant d’autres.
Pourtant, certains généticiens sont plus mesurés sur la question. En 2018, le généticien David Reich publie dans le New York Times un article intitulé « How Genetics is shaping our understanding of race ». David Reich est un expert mondial de l’ADN ancestral, qu’il étudie afin de mettre à jour les trajectoires migratoires et l’évolution de nos ancêtres. Dans son article, il reconnait que la race est le « produit d’une construction sociale », et qu’en termes génétiques, les populations humaines sont extrêmement similaires. Il annonce avoir une « grande sympathie pour les inquiétudes selon lesquelles les découvertes en génétique pourraient être mal utilisées pour justifier le racisme ». Mais il rejette la vision selon laquelle « les différences génétiques moyennes entre les humains groupés selon les termes raciaux traditionnels sont si triviales pour les traits biologiques significatifs qu’elles peuvent être ignorées ». Il reproche à la communauté scientifique d’avoir fait de cette vision sa nouvelle orthodoxie, laissant la voie libre aux communautés racistes de déployer leur théories pseudo-scientifiques sans craindre les contre-arguments de généticiens non préparés. Il est donc urgent d’engager une discussion objective et scientifique sur ces différences génétiques. Certains partisans de la théorie des races biologiques humaines notamment Charles Murray et Nicolas Wade, interprètent alors publiquement le texte de David Reich comme un démenti à toutes les critiques de cette théorie, ranimant le débat publique sur notion de race.
Les acteurs de la dimension marchande de la notion de race
Enfin, l’amélioration des techniques en généalogie ancestrale qui permettent de déterminer la généalogie génétique d’un individu, conduit à l’émergence d’une généalogie récréative, dans un modèle « direct to consumer ». Il est désormais possible de fournir son ADN à des entreprises telles iGenea, MyHeritage et 23andMe, et celles-ci fournissent la répartition géographique de ses origines génétiques. Ces entreprises s’inscrivent dans le mouvement général visant à trouver ses racines, son soi authentique à travers une généalogie. Les Afro-Américains en sont particulièrement sensibles : il s’agit pour eux d’identifier les tribus africaines dont leurs ancêtres sont originaires. L’ADN apparaît comme le seul matériel généalogique permettant de remonter au-delà du Middle Passage. Un « tourisme de retour » est même depuis peu organisé qui permet aux clients de rencontrer des membres de la tribu qui leur a été affectée. Le mouvement revigore ainsi les anciennes identités, les « clans », les « races », les « ethnies ».
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Sources des images
[a] TheDigitalArtist (2019) ADN Matrice Génétique. Libre pour usage commercial, Pas d’attribution requise, Disponible sur
https://pixabay.com/fr/illustrations/adn-matrice-génétique-de-contr%C3%B4le-3888228/ [Consulté le 18/06/2019]
[b] logo de 23andMe, Disponible sur https://www.23andme.com/en-int/ [Consulté le 17/06/2019]